« Et je t’apprendrai à jouer à des guerres très compliquées, où la vérité ne se trouve jamais d’un seul côté, où l’on doit signer à l’occasion, des armistices. Tu te défouleras, dans tes jeunes années ; tes idées s’embrouilleront un peu, mais des convictions naîtront lentement en toi. Puis, une fois adulte, tu croiras que tout cela n’aura été qu’un conte (…). Mais si d’aventure, quand tu seras grand, il y a encore les monstrueuses figures de tes rêves d’enfant (…), peut-être que tu auras acquis une conscience critique à l’égard des fables, et que tu apprendras à te mouvoir de façon critique dans le monde réel. » ("Lettre à mon fils", dans "Pastiches et Postiches", 1988).
Le romancier et surtout sémiologue (ou sémioticien) italien Umberto Eco est mort ce vendredi 19 février 2016 à l’âge de 84 ans. Monument de la littérature, parce qu’il fut connu du grand public par ses deux grands romans, "Le Nom de la Rose" (1980) et "Le Pendule de Foucault" (1988), en tout près d’une dizaine de romans dont le dernier fut publié l’année dernière "Numéro Zéro" (2015), Umberto Eco fut avant tout un philosophe et un grand chercheur reconnu internationalement sur la sémiologie.
Par ses travaux philosophiques, Umberto Eco fut en effet l’un des intellectuels les plus marquants du XX° siècle. Né le 5 janvier 1932, ami de Raymond Queneau et doté d’une très large culture, cet érudit qui fut membre du conseil d’administration de la bibliothèque d’Alexandrie avait dispensé un cours au Collège de France en 1992 intitulé : "La quête d’une langue parfaite dans l’historie de la culture européenne".
Je me souviens de l’avoir rencontré il y a tout juste dix-neuf ans, le lundi 17 février 1997 à l’Université Stendhal – Grenoble 3 dans un amphi du campus universitaire de Saint-Martin-d’Hères. Umberto Eco se voyait remettre son doctorat honoris causa de cette université sous le haut patronage du Ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de l’époque, François Bayrou. J’avais été impressionné par le personnage, une grande carrure, une voix qui portait, qui avait du coffre, de l’énergie, une humeur très souriante et sympathique, et aussi, c’était frappant même si ce n’était pas étonnant pour une telle sommité intellectuelle, Umberto Eco parlait un français parfait.
Difficile d’évoquer dans leur globalité les nombreux travaux d’Umberto Eco tant leur masse est imposante. De "La Guerre du faux" (1973) à "Comment voyager avec un saumon" (1992) [« La Cacopédie (…), perfectionnement ultime de la pataphysique, qui, de science des solutions imaginaires, devra se transformer en science des solutions inimaginables »], en passant par les incontournables "La Structure absente" (1968) et "La Théorie de sémiotique générale" (1975), les œuvres d’Umberto Eco seront puisées et exploitées pour longtemps encore par beaucoup de chercheurs et d‘amateurs.
Alors, je me propose ici de faire modestement état d’une interview qu’il avait donnée à Catherine Portevin, journaliste à "Télérama", publiée le 10 octobre 2009 à l’occasion d’une exposition proposée par Umberto Eco au Louvre à Paris du 2 novembre 2009 au 13 décembre 2009 sur le thème : "Vertige de la liste". L’occasion de montrer que la réflexion d’Umberto Eco est très pertinente et toujours aidée par un style très percutant et imagé.
Pour Umberto Eco, la liste est un « moyen très primitif de la connaissance ». C’est la perception du monde par l’expérience. Il cite par exemple la manière dont un enfant explique ce qu’est une girafe. Il va donner une liste de descriptions, de ce qu’il voit et qui lui donne à penser que c’est une girafe. Il ne donnera pas les éléments de classification zoologique.
Les listes, il les aime même s’il en voit les limites : « J’ai toujours été fasciné par les entassements, les énumérations, les inventaires. ». Mais le problème des listes, c’est qu’il faut les tenir à jour : « Vous remarquerez que tenir la liste est un travail de valet tandis que collectionner est un privilège d’aristocrate ! ».
C’est par la liste qu’Umberto Eco en vient à analyser l’irruption d’Internet dans nos vies. Parce que justement, sur le Web, l’information se propage désormais au moyen de listes qui n’ont aucune pertinence en terme de connaissance ou de fiabilité, liste des articles les plus lus, ou les plus commentés, ou les mieux notés, etc. : « Cela correspond bien à ce refus de statuer, de théoriser, de hiérarchiser les informations, qui est le propre du Web. ».
Et de là d’imaginer que chaque internaute est capable désormais de créer sa propre encyclopédie en utilisant ses propres filtres, ses propres sélections, quitte à ne garder que le faux sans prendre en compte le juste : « Le Web, c’est le coma éthylique assuré ! On l’appelle la Toile, et c’en est une. Toile d’araignée et labyrinthe. Une structure qui est le contraire de l’arbre, organisé en branches, sous-branches. La liste est en effet le contraire de l’ordre. ».
Et de pointer du doigt le grand malheur d’Internet : « Ce qui forme une culture n’est pas la conservation mais le filtrage. (…) Le filtrage est le grand problème de notre époque. (…) Et Internet est le scandale d’une mémoire sans filtrage, où l’on ne distingue plus l’erreur de la vérité. Au final, cela produit aussi un effacement de la mémoire. La culture est une chose qui se partage, qui se discute. (…) Une des grandes fonctions de la culture est d’imposer un savoir partagé par tous. (…) Nous courons le risque d’une incommunicabilité complète, l’impossibilité d’un savoir universel… Évidemment, les contrôles traditionnels continueront de s’exercer, notamment par l’école, mais ils entreront de plus en plus en conflit avec les revendications particulières. Revendiquer sa propre encyclopédie est typique de la bêtise ! La culture est là justement pour empêcher les Bouvard et Pécuchet de triompher. ».
Pour illustrer ces propos, on peut rappeler par exemple l’importance du créationnisme aux États-Unis qui va jusqu’à rayer d’un trait de plume la Théorie de l’Évolution, ou encore les connaissances qu’un certain islam radical refuse d’admettre.
Dans cette interview de 2009, Umberto Eco veut rassurer ceux qui craignent la disparition du livre au profit des fichiers numériques. Certes, il n’hésite pas à affirmer que, comme Internet ou la télévision, les livres sont bourrés d’erreurs : « Je suis fasciné par l’erreur, les sciences occultes et les idées fausses ; ma collection d’ouvrages rares est d’ailleurs construite autour de ce thème. Je vous garantis qu’il y a autant de bêtises dans les livres qu’ailleurs. » et de rajouter que la connaissance n’a jamais été que partielle : « Notre culture est ainsi le produit de ce qui a survécu à des filtres plus ou moins hasardeux, incendies volontaires ou non, censures, ratés, pertes… ».
Mais il donne aussi quelques avantages indiscutables du livre papier sur tout type de support numérique : « Le livre papier est autonome, alors que l’e-book est un outil dépendant, ne serait-ce que de l’électricité. Robinson Crusoé sur son île aurait eu de quoi lire pendant trente ans avec une bible de Gutenberg. Si elle avait été numérisée dans un e-book, il en aurait profité pendant les trois heures d’autonomie de sa batterie. Vous pouvez jeter un livre du cinquième étage, vous le retrouverez plus ou moins complet en bas. Si vous jetez un e-book, il sera à coup sûr détruit. Nous pouvons aujourd’hui lire des livres vieux de cinq cents ans. En revanche, nous n’avons aucune preuve scientifique qu’un livre électronique puisse durer au-delà de trois ou quatre ans. En tout cas, il est raisonnable de douter, compte tenu de la nature de ses matériaux, qu’il conserve la même intensité magnétique pendant cinq cents ans. Le livre, c’est une invention aussi indépassable que la roue, le marteau ou la cuiller. (…) Et je peux sans me tromper dire qu’il me survivra… et à vous aussi. ».
C’est en reprenant les autres innovations technologiques que l’assurance d’Umberto Eco se renforce : « Rien n’éliminera l’amour du livre en soi. La photographie a changé l’inspiration des peintres, mais elle n’a pas tué la peinture, ni la télévision le cinéma. Pourquoi voudriez-vous que le livre disparaisse face au texte numérique ? Les gens aiment bien se faire peur aujourd’hui en imaginant des catastrophes radicales. Ils ont envie d’un peu de scandales ! » (10 octobre 2009).
Ces petites remarques d’Umberto Eco respirent à la fois le bon sens et la profondeur qui incite à réfléchir. Tout ce qui est de plus en plus rare, justement, sur le Web et dans les médias en général. Si les livres ont effectivement vécu à Umberto Eco, ses propres livres et réflexions également, pour le plus grand bien des générations prochaines…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (20 février 2016)
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Pour aller plus loin :
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