« Je ne suis pas le Premier Ministre et vous n’êtes pas le Président de la République, nous sommes deux candidats, à égalité, et qui se soumettent au jugement des Français. » (Jacques Chirac à François Mitterrand le 28 avril 1988). Première partie.
Il y a exactement trente ans se tenaient en France les élections législatives du 16 mars 1986. Premières et uniques élections législatives au scrutin proportionnel intégral, voulu par François Mitterrand pour empêcher la coalition de centre droit UDF-RPR à obtenir la majorité absolue, elles ont conclu la première période d’alternance sous la Ve République. Je dis "période" et pas "expérience" comme on avait parlé de l’expérience du Front populaire avec Léon Blum en 1936, parce que les institutions avaient donné à celui qui les avait tant critiquées en 1964 ("Le Coup d’État permanent") un trésor très précieux : la durée.
Mais ces élections ont donné lieu à deux autres innovations politiques. La première, l’arrivée massive de députés du FN à l’Assemblée Nationale ; la seconde, la cohabitation.
Grâce à l’effet proportionnel, avec 9,6% des voix, le Front national de Jean-Marie Le Pen est entré effectivement en nombre au Palais-Bourbon avec 35 sièges, de quoi faire un groupe (de même importance que le groupe communiste). On notera d’ailleurs que ces députés n’ont jamais montré aucune volonté constructive dans leurs travaux parlementaires (pendant la durée de cette législature).
François Mitterrand, allié tacite du FN, ce n’est plus un secret d’État, c’est la confirmation d’une stratégie politicienne qui n’a pas pour horizon l’intérêt du peuple français mais la préservation des intérêts de son clan face à la concurrence UDF-RPR.
(Schéma Wikipédia)
Avec 31,0%, le PS a pu ainsi se maintenir à un niveau assez élevé malgré la grande impopularité des gouvernements de Pierre Mauroy et du gouvernement de Laurent Fabius (ce score donne quelques espoirs à François Hollande). Le parti mitterrandiste a ainsi pu sauver les meubles en faisant élire 212 députés socialistes soit 73 seulement de moins qu’aux précédentes élections législatives du 21 juin 1981 (mais avec un total de siège augmenté de 86).
L’opération n’a cependant pas fonctionné puisque la coalition UDF-RPR a obtenu de justesse la majorité absolue des sièges, avec 286 députés (155 RPR et 131 UDF) complétés par quelques députés parmi les 9 non-inscrits. Jacques Chirac avait fait campagne sur le thème "Libres et responsables".
Cela a abouti à une configuration institutionnelle totalement inédite, un Président de la République d’une tendance politique et une majorité parlementaire d’une tendance opposée.
C’est en effet le point critique des institutions, avec la double légitimité populaire du Premier Ministre et de son gouvernement : nommés par le Président de la République élu par tous les Français et soutenus par l’Assemblée Nationale élue, elle aussi, par tous les Français.
Depuis 1983, beaucoup de responsables politiques avaient déjà évoqué ce cas de cohabitation avec trois possibilités : la première, c’est la démission de Président de la République, considérant qu’il a été désavoué par les électeurs ; la deuxième, c’est la nomination d’un gouvernement minoritaire de la tendance du Président de la République mais en confrontation directe avec une majorité parlementaire prête à le censurer ; enfin la troisième possibilité, c’était la cohabitation véritablement, à savoir, la coexistence d’un gouvernement issu de la majorité parlementaire avec un Président d’une tendance opposée.
Dans tous les cas, la décision revient au Président de la République qui garde l’initiative sur le choix à faire. Mais la majorité parlementaire (ici menée par Jacques Chirac) aurait pu aussi imposer ses propres choix, comme lors de la crise du 16 mai 1877 (Léon Gambetta contre le Maréchal de Mac-Mahon : « Il faut se soumettre ou se démettre ! ») ou encore en 1924 contre le Président Alexandre Millerand, en faisant une grève des Premiers Ministres par exemple et en censurant tout gouvernement émanant du Président de la République désavoué.
1. La démission du Président de la République
C’était la position très gaullienne de l’ancien Premier Ministre Raymond Barre. Comment un Président de la République pourrait-il rester en place alors qu’il aurait été largement désavoué par les électeurs ? C’est par cette position gaullienne que j’ai tout de suite voulu soutenir la candidature de Raymond Barre à l’élection présidentielle et je reste convaincu qu’élu, il aurait su préparer la France aux enjeux économiques et sociaux d’aujourd’hui, alors que la France est enlisée dans un immobilisme inquiétant précisément depuis une trentaine d’années.
Raymond Barre n’hésitait pas à se référer au comportement même du Général De Gaulle qui, désavoué par les électeurs lors du référendum du 27 avril 1969, avait quitté de lui-même le pouvoir, n’imaginant pas une seule seconde que le contrat du 19 décembre 1965 (mandat de sept ans) était encore valable.
Cet esprit des institutions avait été confirmé par quelques gaullistes, historiques ou pas, comme Michel Debré, ou encore Charles Pasqua. Mais cette position gênait la marche au pouvoir de Jacques Chirac qui avait clairement misé sur Matignon en 1986 comme tremplin pour l’Élysée en 1988 (en ce sens, Charles Pasqua était pour le maintien du septennat mais n'a jamais été officiellement contre la cohabitation, seule période où fut ministre).
Paradoxalement, Raymond Barre était essentiellement soutenu par les centristes du CDS (Centre des démocrates sociaux) qui auraient été les plus susceptibles de proposer des majorités plus arrangeantes avec un François Mitterrand à l’Élysée.
Concrètement, sauf par un coup d’État, personne ne pouvait imposer à François Mitterrand de démissionner, et ce dernier, bien trop amoureux du pouvoir, avait laissé entendre qu’il n’entendrait en aucun cas quitter l’Élysée.
Position qu’avait prise également le Président Valéry Giscard d’Estaing le 27 janvier 1978, alors que dans les sondages, la gauche était sur le point de remporter les élections législatives de mars 1978. À Verdun-sur-le-Doubs, il avait annoncé qu’il resterait Président de la République, qu’il nommerait François Mitterrand à Matignon et qu’il se retirerait à Rambouillet pour s’éloigner des affaires politiques : « Nul n’est en droit de me dicter ma conduite. J’agis en tant que chef de l’État et selon ma conscience, et ma conscience me dit ceci : Le Président de la République n’est pas un partisan, il n’est pas un chef de parti mais il ne peut pas rester non plus indifférent au sort de la France. (…) Vous pouvez choisir l’application du programme commun. C’est votre droit. Mais si vous le choisissez, il sera appliqué. Ne croyez pas que le Président de la République ait, dans la Constitution, les moyens de s’y opposer. J’aurais manqué à mon devoir si je ne vous avais pas mis en garde. ».
Et il avait ajouté ceci qui reste encore d’actualité près de quarante ans plus tard : « Il m’a toujours semblé que le sort de la France hésitait entre deux directions. Tantôt, quand elle s’organise, c’est un pays courageux, volontaire, efficace, capable de faire face au pire, et capable d’aller loin. Tantôt, quand elle se laisse aller, un pays qui glisse vers la facilité, la confusion, l’égoïsme, le désordre. La force et la faiblesse de la France, c’est que son sort n’est jamais définitivement fixé entre la grandeur et le risque de médiocrité. (…) Si au fond de moi-même, je vous fais confiance, c’est parce que je suis sûr qu’au moment de choisir, oubliant tout à coup les rancunes, les tentations, les appétits, vous penserez qu’il s’agit d’autre chose, et que, qui que vous soyez, inconnu ou célèbre, faible ou puissant, vous détenez une part égale du destin de notre pays. Et alors, comme vous l’avez toujours fait, vous ferez le bon choix pour la France ! ». Cette hypothèse n’a finalement pas été confirmée en 1978 en raison de la victoire inattendue de la majorité sortante (oserais-je encore dire : cela donne là aussi quelques espoirs à François Hollande ?).
2. Un gouvernement minoritaire contre la majorité parlementaire
Une telle situation créerait une véritable crise institutionnelle qui serait sévèrement condamnée par les électeurs. En effet, avec le droit de dissolution et la motion de censure, l’Élysée et le Palais-Bourbon pourraient s’envoyer des scuds nucléaires à un coup sans pour autant réussir à mettre en place un gouvernement stable. Ce serait la politique de la terre brûlé, chacun se paralysant avec ses armes de dissuasion.
Cette hypothèse avait pourtant été évoquée parmi les éléments de réflexion de François Mitterrand, avec par exemple un Premier Ministre Jean-Louis Bianco (qui était à l’époque Secrétaire Général de l’Élysée) mais elle n’était pas politiquement réaliste.
Du reste, l’histoire de France avait déjà donné une telle configuration lorsque le Cartel des gauches, qui avait gagné les élections législatives du 25 mai 1924, refusa de gouverner avec le Président Alexandre Millerand qui avait soutenu le Bloc national (sortant) pendant la campagne, lors de son discours d’Évreux le 14 octobre 1923. Ce dernier a alors nommé son fidèle Ministre des Finances Frédéric François-Marsal à la tête du gouvernement du 8 juin 1924 au …10 juin 1924. L’objectif était de permettre à Alexandre Millerand d’adresser un message aux parlementaires qui fut lu par Frédéric François-Marsal le 10 juin 1924 : « S’il était entendu désormais que l’arbitraire d’une majorité peut obliger le Président de la République à se retirer pour des motifs politiques, le Président de la République ne serait plus qu’un jouet aux mains des partis. ». Le gouvernement fut logiquement renversé le jour même et Alexandre Millerand démissionna finalement le 11 juin 1924. Gaston Doumergue lui succéda le 13 juin 1924 (le mathématicien Paul Painlevé, le candidat du Cartel des gauches, échoua) et Édouard Herriot, chef des radicaux et du Cartel des gauches, fut (enfin) nommé Président du Conseil le 14 juin 1924.
3. La cohabitation
S’il était particulièrement contesté par Raymond Barre à partir de 1984, à l’époque très populaire et favori de l’élection présidentielle de 1988, le principe de la cohabitation avait été théorisé dès 1983 par Édouard Balladur. Et la cohabitation était donc l’hypothèse la plus probable de l’après-mars 1986.
Le supposé machiavélisme de François Mitterrand laissait entrevoir des scénarios particulièrement savoureux. En particulier dans le choix du Premier Ministre, figure déterminante pour cette innovation de la pratique constitutionnelle.
Jacques Chirac, président du RPR, parti le plus fort de la majorité parlementaire, et donc chef de la majorité, était en principe l’homme incontournable pour Matignon mais François Mitterrand restait maître de ses prérogatives.
Parmi les noms qui circulaient, il y avait Jacques Chaban-Delmas dont l’amitié avec François Mitterrand aurait pu faire une "cohabitation douce", mais Jacques Chirac lui aurait alors annoncé qu’il le censurerait (la majorité était bien verrouillée). Les autres hypothèses étaient encore plus farfelues, comme Alain Peyrefitte qui avait publié le 25 septembre 1985 un livre programme destiné à cette hypothèse ("Encore un effort Monsieur le Président", éd. Jean-Claude Lattès), ou Valéry Giscard d’Estaing, ce qui aurait été cocasse dans la salle du conseil des ministres après deux duels présidentiels sans complaisance. René Monory et Simone Veil (très populaire) auraient pu être sur la ligne de départ si l’UDF avait obtenu plus de sièges que le RPR.
Dans un prochain article, j’évoquerai la formation du premier gouvernement de la cohabitation.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (16 mars 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
François Mitterrand.
Jacques Chirac.
Le scrutin proportionnel.
Valéry Giscard d’Estaing.
Raymond Barre.
Édouard Balladur.
Jacques Chaban-Delmas.
Alain Peyrefitte.
Jean Lecanuet.
René Monory.
Laurent Fabius.
Lionel Jospin.
Pierre Mauroy.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160316-cohabitation.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/cohabitation-dans-une-france-en-178787
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