« Il faut que l’on comprenne que la survie du français n’est pas seulement un sujet de colloque où se côtoient quelques linguistes et quelques acharnés. Il faut l’élever au rang de cause nationale. Parce que l’image de la France est en jeu et, au-delà de son rayonnement, son prestige, sa place dans le monde. » (Alain Decaux, le 16 octobre 2001).
L’historien Alain Decaux s’est "éteint" (comme on dit) à 90 ans ce dimanche de Pâques, le 27 mars 2016 à Paris. L’homme qui plaçait ses auditeurs au cœur même de son histoire, par la description scrupuleuse de son environnement immédiat, vient d’aller poursuivre son œuvre auprès de ses personnages historiques.
Qui n’a jamais écouté un jour Alain Decaux raconter avec son ton passionné un épisode de l’histoire de France ? Peut-être les plus jeunes, mais les autres ? À la radio (créateur en 1951 de "La Tribune de l’Histoire" sur ce qui est devenu France Inter avec André Castelot et Jean-Claude Colin-Simard puis Jean-François Chiappe) et à la télévision (dès 1957 avec "La caméra explore le temps" puis en 1969 "Alain Decaux raconte"), il a instruit de nombreux auditeurs et téléspectateurs au travers de sa propre passion, l’histoire.
L’autodidacte cathodique
Né le 23 juillet 1925 à Lille, il a suivi des études de droit à Paris et d’histoire à la Sorbonne mais n’a jamais été diplômé, il n’a jamais été universitaire et pourtant, il peut être considéré comme parmi les meilleurs vulgarisateurs. À sa "décharge", il a publié son premier ouvrage historique à l’âge de 22 ans (sur Louis XVII, le fils de Louis XVI) et fut couronné dès ses 25 ans par l’Académie française pour le deuxième ouvrage, celui sur Letizia.
En quelques sortes, il a pris l’histoire par la petite porte, celui de l’amateurisme et du grand public. Jean Lebrun l’a décrit ainsi lors de son hommage diffusé sur France Inter le 28 mars 2016 dans son émission "La Marche de l’Histoire" : « Comme il ne disposait ni de parchemin universitaire ni de poste d’enseignement, il lui fallait, pour vivre de l’histoire, rencontrer les goûts d’un public assez vaste. Aussi parcourut-il longtemps l’affriolant maquis des énigmes et de l’aimable jardin des anecdotes. D’ailleurs, longtemps, il se présenta comme un simple homme de lettres. Mais il fut toujours soucieux d’exactitude. ».
Cela ne l’a pas empêché d’être reconnu par les plus grands et récompensé ou honoré de nombreuses fois (grand-croix de la Légion d’honneur, grand-croix de l’ordre national du Mérite, commandeur des Arts et des Lettres, président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, etc.). Pour honorer sa cinquantaine d’ouvrages historiques (mais aussi des pièces de théâtre), en plus de ses très nombreuses prestations audiovisuelles, qui ont apporté une production très féconde à sa passion.
L’académicien
Jean Lebrun a poursuivi son hommage de cette façon : « Son succès lui avait donné une stature de notable qui lui permit de chercher l’alliance avec des universitaires qui l’avaient jusque-là regardé de surplomb. (…) Alain Decaux se réserva alors le plaisir d’inviter le maître de la nouvelle histoire, Fernand Braudel, à un colloque qu’il anima (…). Et ensuite, il vit avec le même plaisir le même Braudel rejoindre l’Académie française, mais après lui ! ».
Son élection à l’Académie française ? Le couronnement de sa carrière, sans doute, à 53 ans, le 15 février 1979 au 9e fauteuil (celui de Stanislas de Boufflers, poète lorrain, et de Victorien Sardou) : « Je dois bien me convaincre que ce que vous avez élu en ma personne, vous, Immortels, c’est l’éphémère ! (…) Vous voyez bien que l’homme de radio et de télévision correspond admirablement à la définition. » (13 mars 1980). Son élection lui a d’ailleurs été expliquée très clairement par André Roussin : « Vous êtes actuellement le représentant le plus considéré des auteurs télévisuels et en prise direct avec un vaste auditoire qui ne vous ménage pas sa faveur. Il était juste et bon que la Radio-Télévision entrât avec vous dans notre Compagnie où le Cinématographe, en la personne de notre confrère, M. René Clair, a pris depuis longtemps la place. ».
Élu aussi bien avant un autre maître des histories, Georges Duby dont il a fait l’éloge funèbre le 12 décembre 1996 : « Le plus grand [historien français vivant], oui, mais lorsque je porte mes regards vers la place qu’il occupait, ce qui me frappe, c’est l’extrême discrétion d’un homme dont l’œuvre avait porté le renom partout dans le monde. (…) L’art de Georges Duby est né d’une méthode scientifique sans laquelle la "nouvelle histoire" n’aurait pas existé. La chance de celle-ci est d’avoir rencontré en lui un grand écrivain. ».
Le ministre
Autre consécration qui lui a valu de faire un saut de l’observateur vers l’acteur, François Mitterrand, dans sa toute puissance régalienne, a en effet nommé Alain Decaux Ministre délégué chargé de la Francophonie du 28 juin 1988 au 16 mai 1991, dans le second gouvernement de Michel Rocard, poste qui l’avait affecté auprès du Ministre des Affaires étrangères Roland Dumas : « Une parenthèse s’est ouverte dans ma vie d’écrivain. Je sais qu’elle se refermera. À aucun moment elle n’est venue mettre fin à ma nature profonde qui est d’être écrivain. » (11 décembre 1989).
Cela lui a même valu la création d’un Prix Alain-Decaux de la Francophonie créé en 1999 par la Fondation de Lille et quelques discours sur la défense de la langue française, ce qui l’aurait fait certainement intervenir dans la défense de l’orthographe.
Il a notamment exprimé son point de vue le 16 octobre 2001 : « Le français se trouvera-t-il un jour dans la situation de ces langues indiennes d’Amérique dont Chateaubriand disait que seuls les vieux perroquets de l’Orénoque en avaient gardé le souvenir ? (…) Voilà ce que nous demandons au XXIe siècle : réagir. Et d’abord par un retour à la pureté du français. Il s’est beaucoup abîmé au cours des dernières années du XXe siècle. (…) Débarrassons-le des scories accumulées et de ce charabia que nous devons malheureusement à certains pédagogues. Confirmons en même temps sa mobilité : une langue immobile est une langue qui agonise. Ce qui doit nous frapper, c’est que la nôtre s’enrichit dans des proportions jamais constatés jusqu’ici. » et de citer des nouveaux mots comme "ripou" (pluriel "ripoux" comme bijou, chou, genou etc.), "beur", "meuf", etc. : « Il sera vain de vouloir le combattre car le langage parlé est celui qui, depuis les origines, a précédé le langage écrit. ».
Il n’omettait pas non plus : « Il faudra aussi que l’on se mette dans la tête que nous disposons d’un atout que n’ont pas les autres et que l’on est en train, tranquillement, insidieusement, d’oublier. Comment a-t-on pu en arriver là ? Cet atout, c’est la francophonie. ». La francophonie date du 17 février 1986 : « Pendant trois ans, j’ai parcouru le monde francophone. Partout, l’accueil fut d’une chaleur que je ressens encore. Je ne pouvais en douter : on l’attendait, cette Francophonie ! J’ai regagné Paris persuadé que la bataille du français, à travers elle, était gagnée. Je constate aujourd’hui, non sans tristesse, que cette grande idée a été méconnue. Ce qui a fait défaut, durant toutes ces années, c’est la volonté politique. Pourquoi ? Parce que l’on n‘y a pas vraiment cru. ».
L’orateur
Peut-être parce qu’il a été l’un des moins académiques de nos académiciens, Alain Decaux s’est beaucoup impliqué dans les travaux de l’Académie française et alors que certains de ses collègues n’ont eu pour seul "bilan" que leur discours de réception et la réponse au discours de réception d’un ou de deux autres de leurs nouveaux confrères, Alain Decaux a prononcé pour l’Académie des dizaines de discours et pas seulement d’hommage ou de réception mais aussi sur des sujets très variés qui le passionnaient, en particulier sur Victor Hugo et sur le Général De Gaulle.
Pour lui rendre hommage, je me permets donc de reprendre quelques cours extraits de ses discours d’académicien qui ont agrémenté sa vie d’écrivain très prolifique et de raconteur d’histoire très apprécié par le grand public.
De Gaulle
Alain Decaux, pour nourrir son émission "La Tribune de l’Histoire", avait absolument voulu associer ses auditeurs à la parution en octobre 1954 du premier tome des mémoires de De Gaulle. Il obtint l’autorisation de l’enregistrer alors qu’il allait s’adresser à l’ensemble des personnes qui avaient contribué à la confection du livre chez son éditeur Plon (il avait refusé naturellement toute interview dans les médias sur le sujet), et il a eu « la merveilleuse certitude (…) d’avoir rencontré un grand homme » : « Alors Charles De Gaulle apparut (…). Il serra les mains, toutes les mains, et parvenant jusqu’à nous, continua dans la foulée. (…) J’ai eu pour la première fois l’honneur der recevoir une poignée de main du Général De Gaulle. » (18 octobre 1990).
Il raconta aussi l’écriture très laborieuse de De Gaulle : « C’est à Colombey que les "Mémoires" s’élaborent peu à peu. Chaque jour, il y travaille trois à quatre heures. (…) Il s’installe à son bureau Empire (…) et la plume se met à courir. Ses sources ? Sa mémoire, et elle est colossale. Mais aussi les archives qu’il a emportées. Elles se sont vite révélées insuffisantes. Alors, comme beaucoup d’historiens, le Général fait appel aux services d’un documentaliste (…). Sans cesse, il réclame des informations, des dates, des chiffres. Le Général n’a pas le travail facile. Pour lui, l’écriture est une souffrance. Il suffit de considérer les manuscrits des "Mémoires" zébrés de suppressions rageuses, raturés à la recherche d’une expression meilleure, d’un mot plus juste, d’une idée plus précise. (…) Pour déchiffrer ces hiéroglyphes, il fallait un Champollion. Ce fut Élisabeth de Boissieu. Le Général était sûr de l’acuité de jugement de sa fille. Il était rassuré quant à des indiscrétions toujours prévisibles. Il suffit de consulter les témoignages des fidèles de La Boisserie pour sentir que, dans l’inquiétude légitime de l’auteur, c’est la part de l’écrivain qui grandit. Auprès de ses amis, de ses fidèles, il teste ce qu’il vient d’écrire. Après Malraux, ce fut Raymond Aron, puis Edmond Michelet, puis d’autres. Sa famille elle-même est mise à contribution. ».
Alain Decaux évoqua les premiers exemplaires édités : « Les quatre que signera d’abord De Gaulle sont destinés au pape, au comte de Paris, au Président de la République et à la reine d’Angleterre. (…) Sans doute, aucun livre de ce temps n’a bénéficié d’une presse comme celle qui accueillit l’ouvrage. Chacun rivalisait de dithyrambes. (…) L’empressement du public répondit à celui de la presse. ».
Alain Decaux précisa aussi le choix de fidélité à Plon pour ses "Mémoires d’espoir" et la lutte féroce avec son correcteur : « Pour le Général, Marcel Jullian [président-directeur général de Plon] avait choisi le meilleur correcteur de la maison, en tout cas, le plus sévère. Il s’appelait M. Petit. Je puis en témoigner, moi qui ai souffert sous le même M. Petit. Il n’était pas question de changer un mot du texte du Général, mais M. Petit ne manqua pas de réagir devant la ponctuation toute personnelle de l’auteur. Il se permit de supprimer des virgules là où elles ne lui paraissaient pas nécessaires. Le Général les rétablit toutes. À Marcel Jullian, il expliqua : "Si vous supprimez ces virgules, vous ne trouvez plus De Gaulle". ».
Victor Hugo
Alain Decaux fut chargé deux fois par ses pairs académiciens de prononcer un discours sur Victor Hugo. Une fois à l’occasion du centenaire de la mort du grand écrivain et une fois à l’occasion du deuxième centenaire de sa naissance.
Le 10 octobre 1985, il a ainsi rappelé que Victor Hugo, qui ne pouvait pas être élu député sous la Monarchie de Juillet car il n’était pas propriétaire, pouvait néanmoins être nommé pair de France par le roi Louis-Philippe à la condition qu’il fût élu à l’Académie française car le roi ne choisissait des écrivains qu’au sein de cette noble institution.
Pour se faire élire, il a dû se présenter …cinq fois : « Devant cette multiplicité de candidatures qui n’a d’égale que la multiplicité de nos propres incompréhensions, j’ai songé, messieurs, à interrompre ici mon discours et à réclamer une minute de silence au cours de laquelle nous nous serions levés, tous, et aurions baissé le front en signe de repentir. Et puis j’ai pensé qu’il valait mieux que ces regrets demeurassent au fond de nos cœurs, ce qui fait que nous resterons assis. ».
Sa première candidature (le 18 février 1836) fut donc un échec : « La première fois, j’ose à peine le dire, il n’a obtenu que deux voix ! Il est vrai qu’il s’agissait de celles de Chateaubriand et de Lamartine et que n’importe lequel d’entre nous se fût contenté, largement, de ces deux voix-là. Mais tout de même, deux voix ! ».
Finalement, Victor Hugo fut élu à l’Académie française le 7 janvier 1841 et Alain Decaux rappela que ce que lui a alors écrit Chateaubriand : « Vous ne devez rien à personne, monsieur, votre talent a tout fait. Vous avez mis vous-même votre couronne sur la tête. ».
Le 28 février 2002, Alain Decaux a terminé son second discours sur Victor Hugo sur ses méditations à Guernesey : « Il aimait aller vers les rocs que l’on voit au-delà de Plainmont et portait ses pas lourds vers cette maison visionnée dont les paysans parlaient à voix basse parce que l’on y voyait, la nuit, des fantômes. Le vieil homme ne s’en alarmait pas. Des esprits, il se savait depuis longtemps familier. À l’extrémité d’une falaise, il s’arrêtait. On le voyait alors remuer les lèvres et sourire. J’ai cherché ce qu’étaient ces paroles. J’ai cherché ce que signifiait ce sourire. En me portant sur la même falaise, en écoutant le fracas des mêmes vagues, enfin j’ai compris. Là, devant l’océan qui était son double, Victor Hugo parlait avec Dieu. ».
Humilité et humanisme
Pour finir, une anecdote illustrant son humilité, provenant d’Alain Decaux lui-même et racontée par André Roussin qui l’a reçu sous la Coupole : « Ayant considéré comme vert, un feu de circulation qui était bel et bien rouge (…), vous fûtes arrêté par un représentant de l’ordre. Il vous pria de vous ranger à l’écart et vous demanda vos papiers. (…) Votre pensée était évidente : "Lorsqu’on paraît une heure par mois en gros plan sur le petit écran, on est reconnaissable. (…) Il va me reconnaître et ça s’arrangera". En effet, ayant examiné votre permis de conduire et longuement comparé votre visage à celui de votre photographie d’identité, votre gendarme esquissa un sourire, vous regarda avec une indulgente complicité et vous rendit votre carte, prononçant la phrase que vous attendiez : "Allons, ne recommencez pas". Une seconde vous fut donnée afin de bénir la Télévision, le gros plan et votre notoriété (…), une seconde, pas davantage, car le gendarme laissa tomber : "ça ira pour cette fois. Moi aussi, je suis de Lille" ! » (13 mars 1980).
Cette humilité lui faisait aussi dire très honnêtement à Jacques Chancel, qui l’avait invité dans son émission "Radioscopie" sur France Inter le 7 janvier 1977, que pour être élu à l’Académie française, il fallait d’abord le vouloir et faire acte de candidature et qu’on n’était pas venu le chercher.
Dans son hommage, Jean Lebrun a parlé du lien très fort avec son public : « Si les Français ont été si nombreux à le faire entrer dans leur intimité, c’est qu’ils devinaient en lui un humaniste qui pratiquait l’histoire comme un exercice d’amitié. » (28 mars 2016). Chapeau à Alain Decaux qui a fait découvrir à l’enfant que j’étais les richesses d’une histoire des hommes toujours très complexe mais aussi toujours passionnante. Son œuvre restera encore dans le cœur de nombreuses générations.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 mars 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Alain Decaux.
Umberto Eco.
De Gaulle.
Victor Hugo.
Bernard Pivot.
Michel Polac.
La nouvelle orthographe.
Le latin et le grec.
Roland Barthes.
Jean Cocteau.
Émile Driant.
Jean d’Ormesson.
André Glucksmann.
BHL.
Édith Piaf.
Charles Trenet.
Karl Popper.
Emmanuel Levinas.
Hannah Arendt.
Paul Ricœur.
Albert Einstein.
Bernard d’Espagnat.
François Jacob.
Maurice Allais.
Luc Montagnier.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160327-alain-decaux.html
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/alain-decaux-historien-pour-les-179374
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/03/29/33584562.html
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