« Disons oui au patriotisme qui n’est pas dirigé contre les autres. Disons non au nationalisme surfait qui rejette et déteste les autres, qui détruit, qui cherche des coupables au lieu de chercher des solutions qui nous permettent de mieux vivre ensemble. Le pacte fondateur de l’Union Européenne, plus jamais la guerre, reste une ardente exigence. Une ardente obligation de vigilance qui s’impose chez nous et autour de nous. » (Jean-Claude Juncker, le 12 septembre 2018 à Strasbourg).
2018 est la dernière année de l'actuelle mandature européenne. Retour sur le dernier discours important. Comme chaque année, et c’est devenu traditionnel, le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker a prononcé son discours sur l’état de l’Union Européenne devant les députés européens au Parlement de Strasbourg le mercredi 12 septembre 2018 dans la matinée. C’était le dernier discours d’importance avant la fin de son mandat (qu'on peut lire dans son intégralité ici). L’année prochaine auront lieu les élections européennes et Jean-Claude Juncker, visiblement découragé par l’euroscepticisme ambiant, n’a aucune envie d’exercer un second mandat de cinq ans.
En un an, l’Europe a-t-elle progressé ? L’idée vague serait d’affirmer le contraire : le populisme s’est étendu et les peuples européens s’inquiètent. Le sujet de l’immigration est toujours en première ligne, mélangé avec celui des réfugiés politiques mais aussi du terrorisme islamiste. La crise des gilets jaunes en France n'a pas non plus apporté beaucoup d'optimisme pour l'avenir de l'Europe.
Pourtant, il y a eu nettement moins d’arrivées sur le sol européen en 2018 que depuis la crise des réfugiés en 2015 : « Nos efforts ont porté leurs fruits, puisque le nombre d’arrivées de réfugiés en Méditerranée orientale a chuté de 97%, et de 80% par la route de la Méditerranée centrale. Les opérations de l’Union Européenne ont contribué à sauver plus e 690 000 vies en mer depuis 2015. ». C’est là l’application concrète des valeurs européennes de solidarité et d’humanisme.
Mais les peuples restent inquiets. En Allemagne, il a fallu six mois pour que la Chancelière Angela Merkel formât son nouveau gouvernement, l’Italie s’est tournée résolument vers le leadership d’extrême droite de Matteo Salvini, la Hongrie de Viktor Orban reste triomphante, soutenue par Vladimir Poutine qui a vu renouveler un mandat de six ans à la tête de la Russie, les Pays-Bas, la Suède, la Pologne, la République tchèque, même l’Autriche de Sebastian Kurz (le plus jeune chef de gouvernement européen) doivent faire avec une forte montée du populisme. Des journalistes d’investigation sont assassinés en Slovaquie, mais aussi à Malte, voire en Bulgarie. La Catalogne est en profonde crise politique. Sans compter le Président américain Donald Trump qui n’hésite pas à faire des crasses commerciales et à remettre en cause l’équilibre fragile de la paix avec l’Iran.
Ce même 12 septembre 2018, d’ailleurs, a eu lieu également le vote au Parlement Européen d’un rapport condamnant les atteintes à l’État de droit commises par le gouvernement hongrois de Viktor Orban (liberté de la presse, indépendance de la justice, etc.). Une condamnation qui n’a rien à voir avec la politique migratoire puisque l’Autrichien Sebastian Kurz a lui aussi condamné la Hongrie sur ce sujet malgré son entente sur la politique de fermeture des frontières.
Président en exercice du Conseil Européen (pour ce semestre), Sebastian Kurz a même été l’un des rares dirigeants européens à applaudir le discours de Jean-Claude Juncker parce que ce dernier a annoncé plus de moyens et plus de personnes pour garder les frontières extérieures de l’Europe : « Nous proposons de porter le nombre de garde-frontières européens, financés par le budget européen, à 10 000 d’ici à 2020. » (Jean-Claude Juncker).
Dans son introduction, Jean-Claude Juncker a au contraire essayé de peindre une Europe qui a progressé économiquement, dix ans après la crise majeure de 2008 : « L’Union Européenne a connu une croissance ininterrompue sur vingt et un trimestres. L’emploi reprend des couleurs, avec près de 12 millions d’emplois créés depuis 2014. 12 millions d’emplois, c’est plus que la population de Belgique. (…) L’investissement est de retour en Europe, grâce notamment à notre Fonds européen pour les investissements stratégiques, que certains, de plus en plus rares, appellent encore le Plan Juncker, plan qui a généré 335 milliards d’euros d’investissements publics et privés. Nous sommes en marche vers les 400 milliards. ».
La politique commerciale de l’Europe, prérogative exclusivement déléguée à la Commission Européenne, est un succès : « L’Europe a aussi réaffirmé son statut de puissance commerciale. La puissance commerciale mondiale n’est rien d’autre que la preuve de la nécessité de partager nos souverainetés. L’Union Européenne a aujourd’hui des accords commerciaux avec soixante-dix pays. Ensemble, nous représentons 40% du PIB mondial. Ces accords, très souvent, mais à tort, contestés, nous aident à exporter vers les autres parties du monde des normes européennes élevées en matière environnementale, et en matière de droits des consommateurs. Lorsqu’en juillet, au cœur d’une dangereuse période de tensions internationales, je me suis rendu dans une même semaine à Pékin, Tokyo et Washington, j’ai pu parler, en tant que Président de la Commission, au nom du plus grand marché unique au monde. Au nom d’une Union qui compte pour un cinquième de l’économie mondiale. Au nom d’une Union prête à défendre ses valeurs et ses intérêts. J’ai présenté l’Europe comme un continent ouvert mais non pas comme un continent offert. (…) Unis, nous Européens, sommes, en tant qu’Union, devenue une force incontournable. (…) L’Europe a su parler d’une seule voix ».
Jean-Claude Juncker a énuméré toutes les raisons qui rendent l’unité de l’Europe indispensable dans un monde aussi troublé, aussi mouvant, dont « les alliances d’hier ne seront peut-être plus les alliances de demain ».
En particulier, dans le domaine numérique, un thème qui est l’une des récurrences de Jean-Claude Juncker : « Nous, Européens, parce que nous sommes le plus grand marché unique au monde, nous pouvons établir des normes pour les mégadonnées, pour l’intelligence artificielle, pour l’automatisation, tout en défendant nos valeurs, les droits et l’individualité de nos citoyens. Nous pouvons le faire si nous sommes unis. Une Europe forte et unie permet à ses États membres de décrocher les étoiles. C’est grâce à notre programme Galileo que l’Europe reste dans la course à l’Espace. ».
Une nouvelle fois, Jean-Claude Juncker n’oppose pas souveraineté nationale et souveraineté européenne, comme voudraient le faire les populistes nationalistes, mais au contraire, parle de complémentarité : « La souveraineté européenne provient de la souveraineté nationale de nos États membres. Elle ne remplace pas ce qui est propre aux nations. Partager nos souverainetés, là où il le faut, rend chacun de nos États-nations plus fort. Cette conviction qu‘unis, nous sommes plus grands, est l’essence même de ce que veut dire faire partie de l’Union Européenne. La souveraineté européenne ne sera jamais dirigée contre les autres. L’Europe doit rester un continent d’ouverture et de tolérance. Elle va le rester. ».
Car l’Europe a aussi une mission de solidarité humaine : « L’Europe ne sera jamais une forteresse tournant le dos au monde et notamment au monde qui souffre. L’Europe ne sera jamais une île. L’Europe doit et va rester multilatérale. La planète appartient à tous et non seulement à quelques-uns. ».
Fidèle au principe de subsidiarité, un principe essentiel dans la construction européenne (qui veut que l’Europe ne s’occupe pas de sujets qui peuvent être traités à une échelle plus locale), Jean-Claude Juncker a déclaré vouloir supprimer la réglementation européenne qui oblige tous les États membres à changer d’heure deux fois par an (heure d’été et heure d’hiver) afin de laisser à chaque État le soin de choisir sa meilleure réglementation.
Sur les feux de forêts : « Lorsqu’un pays est en feu, c’est toute l’Europe qui est en feu. Parmi les images marquantes de cet été, je ne retiendrai pas seulement les feux e forêt, mais aussi les applaudissements avec lesquels les Suédois menacés par les flammes ont salué les pompiers polonais venus à leur secours. ».
Sur les relations avec l’Afrique : « D’ici à 2050, l’Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants. Une personne sur quatre sera africaine. (…) L’Afrique n’a pas besoin de charité, elle a besoin de partenariat équilibré, d’un vrai partenariat. Et nous, Européens, avons besoin au même titre de ce partenariat. (…) La Commission propose aujourd’hui une nouvelle alliance entre l’Afrique et l’Europe, une alliance pour des investissements et des emplois durables. Cette alliance, telle que nous l’envisageons, permettrait de créer jusqu’à 10 millions d’emplois en Afrique au cours des cinq prochaines années. (…) Notre fonds d’investissement extérieur, lancé il y a deux ans, mobilisera 44 milliards d’investissements dans les secteurs public et privé en Afrique. Les projets déjà prévus et engagés mobiliseront 24 milliards d’euros. Nous concentrerons nos investissements dans les domaines où les investissements feront une véritable différence. D’ici à 2020, l’Union Européenne aura soutenu 35 000 étudiants et chercheurs africains grâce à notre programme Erasmus. Jusqu’en 2027, ce chiffre doit être porté à 105 000. ».
Sur le Brexit : « Nous respectons la décision britannique de quitter notre Union, même si nous continuons à le regretter vivement. (…) Après le 29 mars 2019, le Royaume-Uni ne sera jamais, à nos yeux, un pays tiers comme les autres. Le Royaume-Uni sera toujours un voisin et un partenaire très proche, que ce soit dans les domaines politiques, économiques et de la sécurité. Ces derniers mois, chaque fois que nous avons eu besoin d’unité au sein de l’Union, la Grande-Bretagne a été à nos côtés, animée par les mêmes valeurs et principes que tous les autres Européens. (…) Nous avons le devoir, vis-à-vis de nos citoyens et de nos entreprises, d’assurer un retrait ordonné du Royaume-Uni et une stabilité maximale par la suite. Ce ne sera pas la Commission qui fera obstacle à ce processus, je puis vous l’assurer. ».
Sur l’euro : « Après seulement vingt années d’existence, et en dépit des voix déclinistes qui nous ont accompagnés sur ce trajet, l’euro a déjà un riche parcours derrière lui. L’euro est devenu la deuxième monnaie la plus utilisée au monde. Soixante pays lient d’une manière ou d’une autre leur propre monnaie à l’euro. (…) Mais nous pouvons et devons aller plus loin. Il est aberrant que l’Europe règle 80% de sa facture d’importation d’énergie, qui s’élève à 300 milliards d’euro par an, en dollars américains alors que 2% seulement de nos importations d’énergie nous proviennent des États-Unis. Il est aberrant que les compagnies européennes achètent des avions européens en dollars et non pas en euros. (…) L’euro doit devenir l’instrument actif de la nouvelle souveraineté européenne. (…) Sans une Union économique et monétaire approfondie, nous manquerons d’arguments crédibles pour renforcer le rôle international de l’euro. Nous devons parachever l’Union économique et monétaire pour que l’Europe et l’euro deviennent plus forts. ».
Notamment pour réaffirmer les droits de l’homme, Jean-Claude Juncker voudrait passer de l’unanimité à la majorité qualifiée dans certains domaines de politique étrangère : « Je voudrais que nous réalisions des progrès tangibles en ce qui concerne le renforcement de notre politique étrangère. Il faudra renforcer notre capacité à parler d’une seule voix en matière de politique étrangère. Il n’est pas normal que l’Europe se réduise elle-même au silence, lorsqu’au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, nous ne pouvons pas parler haut et fort pour condamner les violations des droits de l’homme commises en Chine. Et ce parce qu’un État membre a pu bloquer toute décision en la matière (…). C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, la Commission vous propose à nouveau de passer au vote à la majorité qualifiée dans certains domaines de nos relations extérieures. (…) Pas dans tous les domaines, mais dans des domaines précis : droits de l’homme, missions civiles et autres. Le Traité permet actuellement au Conseil Européen de prendre une décision dans ce sens, et j’estime que le temps est venu de donner vie à la clause passerelle du Traité de Lisbonne permettant d’ouvrir la voie vers la prise de décision à la majorité qualifiée, clause passerelle qui est la "beauté oubliée" du Traité. ».
Sur l’État de droit dans tous les États membres : « Il y a un point sur lequel nous ne devons pas transiger : les arrêts de la Cour de justice de l’Union Européenne doivent être respectés et exécutés. C’est essentiel. L’Union Européenne est une communauté de droit. Le respect de la règle de droit et le respect des décisions de justice ne sont pas une option mais une obligation. ».
Dans sa conclusion, Jean-Claude Juncker a répété sa détermination à avoir une véritable diplomatie européenne : « Je voudrais que l’Europe quitte les gradins du stade mondial. L’Europe ne doit pas être un spectateur, un commentateur des événements internationaux. Elle doit être un acteur constructif, un façonneur, un architecte du monde de demain. Il y a une forte demande d’Europe à travers le monde. Pour satisfaire cette demande pressante, il faudra que sur la scène internationale, l’Europe s’exprime d’une seule voix. Dans le concert des nations, la voix européenne doit être intelligible, compréhensible, distinguable pour être écoutée et entendue. (…) Ne tombons pas dans l’incohérence des diplomaties nationales concurrentes et parallèles. La diplomatie européenne doit être unie. Notre solidarité multilatérale doit être entière. ».
En guise de testament politique, Jean-Claude Juncker a déclaré vouloir voir renouveler cette expérience en 2014 d’une véritable élection du Président de la Commission Européenne en tant que tête de liste du parti arrivé en tête au Parlement Européen, considérée comme une « petite avancée dans la démocratie européenne ». Mais, à l’instar du Président français Emmanuel Macron, il voudrait même aller encore plus loin : « Pour moi, cette expérience sera d’autant plus crédible le jour où nous aurons de véritables listes transnationales. Je souhaite que ces listes transnationales soient en place au plus tard pour les prochaines élections européennes de 2024. ».
Jean-Claude Juncker a enfin terminé comme il a commencé, sur le refus catégorique du nationalisme qui a tant ravagé l’Europe au XXe siècle : « Je voudrais avant tout que nous disions non au nationalisme malsain et que nous disions oui au patriotisme éclairé. Gardons à l’esprit que le patriotisme du XXIe siècle est à double dimension, l’une nationale, l’autre européenne, les deux ne s’excluant pas. J’aime, disait le philosophe français Blaise Pascal, les choses qui vont ensemble. Pour tenir sur leurs deux jambes, nations et Unions Européenne doivent marcher ensemble. Celui qui aime l’Europe doit aimer les nations qui la composent, celui qui aime sa nation doit aimer l’Europe. Le patriotisme est une vertu, le nationalisme borné est un mensonge accablant et un poison pernicieux. ».
En fait, durant tout son discours, Jean-Claude Juncker a cherché à ce que la dernière année de son mandat soit celle de nombreuses décisions, en particulier budgétaires (il souhaite renforcer le nombre d’étudiants bénéficiant du programme Erasmus), ou encore sur la majorité qualifiée en matière de politique étrangère, sur la volonté de renforcer la coopération européenne en matière européenne, etc. L’idée est de finir d’appliquer tout son programme de 2014 (50% est déjà fait, 30% en cours, et 20% à faire encore).
Rappelons d’ailleurs que le budget des cinq prochaines années a dû être adopté en cette fin de l'année 2018 et pas après l'été 2019. Certains diront que c’est antidémocratique car juste avant les élections européennes. Oui et non. Il vaut mieux avoir déjà l’expérience du fonctionnement des institutions européennes avant d’envisager une loi de programmation budgétaire, donc, proposer un budget juste après les élections serait moins efficace et moins performant. Mais surtout, ce ne sont pas les députés qui le choisissent, ce budget, certes, ils le ratifient, mais le budget est d’abord et avant tout élaboré par l’ensemble des États membres au cours des sommets européens. Or, chaque représentant des États membres est légitime et démocratiquement élu dans son pays. Il n’y a donc rien d’antidémocratique à ce que le processus budgétaire soit ainsi, même si la logique voudrait que ce budget de cinq ans soit adopté plutôt en milieu de mandat plutôt qu’en fin de mandat de la Commission Européenne.
Le vent du nationalisme qui a soufflé en Europe n’a pas rendu optimiste Jean-Claude Juncker malgré ses paroles lénifiantes mais assez impuissantes. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il souhaite jeter l’éponge en 2019 après avoir vaillamment soutenu l’identité européenne à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de l’Europe. Son rôle devra aussi d’éviter une transition trop brutale. Il devra tout faire pour aider à faire de sa succession la continuation d’une construction européenne qui peine encore à convaincre les peuples européens. En ce sens, l’Europe manque aujourd’hui terriblement de leadership et de charisme…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (26 décembre 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Discours de Jean-Claude Juncker le 12 septembre 2018 à Strasbourg (texte intégral).
Vidéo du discours de Jean-Claude Juncker le 12 septembre 2018 à Strasbourg.
Le testament européen de Jean-Claude Juncker (12 septembre 2018).
Le programme européen de la Commission Juncker (1er novembre 2014).
Le CETA.
Simone Veil l’Européenne.
Jean Seitlinger, fils spirituel de Robert Schuman.
Le Pacte Briand-Kellogg.
L’Union Européenne montre ses muscles à Trump.
Le mode de scrutin des élections européennes.
L’Europe de Pierre Milza.
L’Europe de Jean-Baptiste Duroselle.
Maurice Schumann l’Européen.
Clemenceau, Macron et la guerre civile européenne.
Emmanuel Macron et son plan de relance de l’Europe (26 septembre 2017).
Emmanuel Macron et la refondation de l’Europe (7 septembre 2017).
Emmanuel Macron à l’ONU, apôtre du multilatéralisme (19 septembre 2017).
Le dessein européen de Jean-Claude Juncker (13 septembre 2017).
Une avancée majeure dans la construction européenne.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180912-juncker.html
https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/le-testament-europeen-de-jean-207679
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/12/26/36705737.html