« François Mitterrand avait deux avocats : Badinter pour le droit, Dumas pour le tordu. » (attribué à Roger-Patrice Pelat, ami intime de François Mitterrand, inculpé dix-neuf jours avant sa mort dans l’affaire Péchiney-Triangle).
L’ancien ministre socialiste Roland Dumas, impliqué dans plusieurs affaires judiciaires, ancien résistant, homme des missions secrètes, séducteur cultivé à la galanterie connue et reconnue, personnage de roman aimant les arts (musique, sculpture et peinture) au point de vivre dans l’immeuble de Camille Claudel, est sans doute l’un des Français qui connaît le plus de secrets d’État de la IVe République et de la Ve République. Il fête son 94e anniversaire ce mardi 23 août 2016, l’occasion de revenir sur sa trajectoire politique.
Dans un portrait sans complaisance qu’elle a brossé de lui, la journaliste Raphaëlle Bacqué l’a décrit comme un Talleyrand contemporain : « Le matin, lorsque Roland Dumas accueille les visiteurs [chez lui], en veste d’intérieur de soie sous sa chevelure de neige, claudiquant légèrement sur sa canne, il ressemble tout à fait à ce "diable boiteux" de Talleyrand auquel François Mitterrand le comparait parfois. Il n’ignore pas qu’on lui en prête d’abord les vices. Le goût de la luxure, la légèreté des principes, le cynisme politique. » ("Le Monde", le 12 janvier 2011).
Résistant
Comme toutes les personnes de sa génération, Roland Dumas a une vingtaine d’années sous l’Occupation nazie. Il peut répondre à la question : qu’auriez-vous fait si vous aviez 20 ans en 1940 ?
Son père, Georges Dumas, fonctionnaire des impôts détaché à la mairie de Limoges, était un résistant adhérent clandestin de la SFIO. Sur dénonciation, il fut arrêté le 24 mars 1944 à Limoges par la Gestapo puis fusillé le 26 mars 1944 à Brantôme, en Dordogne, avec vingt-cinq autres personnes, par représailles contre l’assassinat de trois officiers nazis par des maquisards la veille. Mort pour la France, Georges Dumas a été reconnu comme "Juste parmi les Nations" à Jérusalem pour avoir aidé des Juifs à Limoges, ville qui l’a honoré d’une avenue près de l’Hôtel de Ville. À la Libération, Roland Dumas (à l’âge de 23 ans) a reconnu son corps dans un charnier et l’a fait enterrer dans un cimetière de Limoges. Son jeune frère Jean se suicida un jour anniversaire de l’arrestation de leur père.
Roland Dumas s’est engagé lui-même dans la Résistance dès 1942. Il acheminait des armes à Grenoble, et fut même arrêté au Fort Barraux, près de Pontcharra, du 19 au 31 mai 1942 (après avoir fait boycotter l’Orchestre philharmonique de Berlin par les étudiants en musique de Lyon). Son action durant la guerre lui donna la Croix de guerre et la Croix du combattant volontaire.
Bien que passionné par la musique et l’opéra (il voulait même devenir chanteur d‘opéra), Roland Dumas fit des études de droit à Paris, étudia aussi à l’École libre de sciences politiques (futur IEP de Paris), à la London School of Economics et à l’École des langues orientales à Paris.
Avocat et député
Après un début de carrière dans le journalisme, dans une agence de presse économique où il côtoya Pierre Viansson-Ponté et Pierre Charpy, comme spécialiste du Proche-Orient, il est devenu avocat en 1950 et plaida de nombreuses affaires politiquement sensibles. Il rencontra notamment Robert Badinter en décembre 1953 dans une affaire commune qu’ils ont gagnée en 1959, et dès 1954, Roland Dumas se fit connaître grâce à l’efficacité de ses plaidoiries dans une autre affaire politique.
Ami depuis plusieurs années, François Mitterrand fit appel à ses services en 1959 dans l’affaire du faux attentat de l’Observatoire, ce qui renforça leur attachement réciproque. Roland Dumas avait été élu député de Limoges le 2 janvier 1956 (à 34 ans) sur une liste SFIO dissidente (il s’est ainsi retrouvé dans le même groupe de François Mitterrand, celui de l’UDSR). Il fut battu en novembre 1958 puis fut réélu député de Corrèze le 12 mars 1967 (il a battu Jean Charbonnel), mais fut de nouveau battu en juin 1968, réélu seulement treize ans plus tard, le 21 juin 1981 en Dordogne, réélu le 16 mars 1986 et 12 juin 1988 (et battu de nouveau en mars 1993).
Roland Dumas plaida dans de nombreuses affaires phares de l’époque : l’affaire Ben Barka, l’affaire Markovic, l’affaire Jean de Broglie, l’affaire des diamants de Bokassa (il défendait "Le Canard enchaîné"). Il se mit aussi au service d’artistes et d’intellectuels (Chagall, Lacan, Jean Genet, l’Opéra de Paris, etc.) et de certains dictateurs africains (dont Kadhafi), et noua des liens d’amitié avec Picasso qui lui demanda de faire revenir son fameux tableau "Guernica" à Madrid après la mort de Franco.
Parmi ses prises de position (professionnelles ou politiques), il y a eu sa défense du FLN et son opposition à la guerre d’Algérie, son opposition au Traité de Rome (pour s’opposer à la renaissance d’une Allemagne puissante politiquement), et son opposition au retour du Général De Gaulle le 1er juin 1958. Le 27 janvier 2015, Roland Dumas a évoqué son rapport avec l’Europe : « Je suis moi-même un rallié tardif à l’Europe. Pour une raison évidente : mon père a été assassiné par les nazis en 1944. Alors que j’étais jeune député de la Haute-Vienne, j’ai toujours voté contre tous les projets européens. » ("Le Figaro").
Sa trajectoire électorale fut très chaotique, arrachant quelques victoires législatives face à des notables. Sans doute à cause de son parisianisme, ne s’attachant pas assez à son territoire électif, ce qui pourrait expliquer de nombreux échecs pour se faire réélire jusqu’à ce que son mentor accédât à l’Élysée qui lui réserva une circonscription en or pour un socialiste (de 1981 à 1993), mais cela n’a pas suffi pour ne pas être battu en mars 1993 malgré des promesses financières assez douteuses. Aux élections municipales de mars 1977, il tenta aussi de "dérober" la mairie de Bordeaux à Jacques Chaban-Delmas qui avait déjà l’habitude de tels défis sur son terrain électoral (JJSS l’avait en effet défié quelques années auparavant).
Sous les lambris de la République
Si le 21 mai 1981, Roland Dumas fut parmi les premiers visibles à la cérémonie du Panthéon glorifiant de toute sa majesté François Mitterrand, il n’a pas eu beaucoup de "gratifications" immédiatement, probablement parce qu’il avait quelques missions discrètes à remplir pour le compte de l’Élysée. Il lui a fallu attendre deux ans et demi avant d’entrer au gouvernement, par la petite porte, comme Ministre délégué aux Affaires européennes du 18 décembre 1983 au 7 décembre 1984.
Ce n’est qu’après la désignation de Claude Cheysson comme commissaire européen (il l’avait déjà été de 1973 à 1981) que Roland Dumas se transforma en l’indéboulonnable Ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand du 7 décembre 1984 au 20 mars 1986 et du 10 mai 1988 au 28 mars 1993. Indéboulonnable malgré certains Premiers Ministres. Laurent Fabius l’a toujours détesté et Michel Rocard avait tenté en vain de dissuader François Mitterrand de le reconduire en lui demandant : « Pensez-vous qu’il soit très nécessaire de prendre comme Ministre des Affaires étrangères un personnage certes talentueux mais aussi discuté que Roland Dumas ? ».
Seules, les deux premières cohabitations l’ont empêché de le rester pendant ces périodes-là, mais il s’est payé une petite victoire symbolique en se faisant élire en octobre 1986 président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale malgré une majorité UDF-RPR grâce aux voix du FN (son malheureux concurrent n’était autre que Bernard Stasi, victime de cette collusion FN-PS). Valéry Giscard d’Estaing lui a ensuite succédé en avril 1987. Sur mission de François Mitterrand, il chercha d’ailleurs à négocier avec le FN au sujet de la future position de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle de 1988.
Malgré son opposition initiale à la construction européenne, Roland Dumas signa le 17 février 1986 l’Acte unique européen (libre circulation des personnes, grand marché intérieur, harmonisation des diplômes, etc.), qui est l’une des trois dernières grandes avancées européennes avec le Traité de Maastricht (monnaie unique), qu’il signa aussi le 7 février 1992, et le Traité de Lisbonne (institutions plus démocratiques).
La diplomatie de Roland Dumas s’est plus appuyée sur ses réseaux personnels, notamment industriels (Elf Aquitaine) et africains (Omar Bongo, etc.) que sur les diplomates du Quai d’Orsay. Il ne rendait de comptes à aucun de ses Premiers Ministres et bénéficiait d’une totale confiance de François Mitterrand.
Le dernier coup de "maître" de François Mitterrand contre les institutions eut lieu le 8 mars 1995 lorsqu’il nomma Roland Dumas, l’avocat du tordu, à la Présidence du Conseil Constitutionnel pour succéder à Robert Badinter, l’avocat du droit, en fonctions du 4 mars 1986 au 8 mars 1995. Quittant l’Élysée le 17 mai 1995, François Mitterrand comptait ainsi peser sur les institutions jusqu’en mars 2004 !
Mais les affaires judiciaires ont rattrapé l’avocat placé à la tête suprême des magistratures. Roland Dumas a dû se mettre en congé du Conseil Constitutionnel le 24 mars 1999 puis démissionna officiellement le 1er mars 2000 (pour la première fois de l’histoire de la République), laissant la Présidence à un membre déjà en place, Yves Guéna, et son siège à Monique Pelletier jusqu’à la fin de son mandat (tous les deux nommés par Jacques Chirac).
Homme des scandales
À partir de 1997, en effet, l’actualité politique de Roland Dumas était judiciaire, pas comme avocat, mais comme prévenu. Son nom fut cité dans l’affaire Elf instruite par la future candidate écologiste Eva Joly et la future conseillère régionale écologiste Laurence Vichnievsky, juge d’instruction à Paris qui prononça le 29 septembre 1991 un non-lieu dans l’affaire Boulin, neuf jours seulement après avoir eu accès au dossier. La première audition de Roland Dumas a eu lieu le 3 juin 1997. Les soupçons ont porté sur l’une de ses amies fortement rémunérée par Elf et qui aurait pu enrichir l’ancien ministre (au début des années 1990) mais aucun enrichissement n’a été prouvé sauf deux paires de chaussures très chères qui ont été remboursées dès que Roland Dumas a compris que c’était Elf qui les avait payées (selon sa version).
L’affaire Dumas a d’abord abouti en première instance, le 31 mai 2001, à sa condamnation à trente mois de prison dont six mois ferme et à 1 million de francs d’amende par le tribunal correctionnel de Paris, mais il fut relaxé en appel le 29 janvier 2003 par la cour d’appel de Paris : « Les éléments de procédure ne démontrent pas que Roland Dumas ait eu connaissance dès l’origine du caractère fictif de l’emploi de [son amie] » (l’étalage de sa vie privée l’a néanmoins blessé). Il fut en revanche condamné définitivement à un an de prison avec sursis et à 150 000 euros d’amende le 10 mai 2007 pour complicité d’abus de confiance dans la succession du sculpteur Alberto Giacometti dont il était l’exécuteur testamentaire.
Comme Bernard Tapie, Roland Dumas fait partie de ces personnalités socialistes peu appréciées des socialistes eux-mêmes car n’ayant pas bonne réputation. Pourtant, il fut largement honoré par ceux-là pendant le quatorzennat de François Mitterrand. Il est toujours resté fidèle à la mémoire de l’ancien Président (Robert Badinter a pris ses distances après les révélations sur son amitié avec René Bousquet) et a même présidé l’Institut François-Mitterrand juste après la mort de l’ancien Président (de 1996 à 1999).
Ses proximités avec le FN n’ont pas été démenties puisque Roland Dumas a recommandé Louis Aliot, secrétaire général du FN et compagnon de Marine Le Pen, pour son inscription au barreau. Il a par ailleurs soutenu le pseudo-humoriste Dieudonné dès 2006. Dans ses multiples réseaux, depuis une cinquantaine d’années, il y a aussi l’extrême droite, ce qui a parfois profité à son mentor.
Le cynisme de la Françafrique
Ses relations africaines sulfureuses l’ont conduit à se rendre pendant trois jours à Abidjan, à partir du 30 décembre 2010, pour soutenir, avec Jacques Vergès (1925-2013), le Président ivoirien sortant Laurent Gbagbo officiellement battu le 28 novembre 2010 par Alassane Ouattara au second tour de l’élection présidentielle (le refus de reconnaître la défaite a coûté des centaines de vies humaines). Le voyage aurait été initié et payé par Laurent Gbagbo lui-même. Cynique, Roland Dumas rappelait ainsi que la France n’avait pas à se plaindre de la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo : « C’est le joyau de la colonisation française. L’eau est à Bouygues, le pétrole à Total, le port à Bolloré. Et savez-vous que Gbagbo, cet animal insolite, récite volontiers des passages entiers de "La Princesse de Clèves" ? » (faisant ainsi allusion à la culture littéraire de Nicolas Sarkozy).
Les deux vieux avocats étaient heureux de faire ainsi une telle provocation médiatique : « Le tumulte me rajeunit ! » (affirma Roland Dumas). Drôle de complicité quand on se rappelle que Jacques Vergès avait sérieusement critiqué l’action diplomatique de son confrère : « Comme Ministre des Affaires étrangères, je vois surtout son sourire, son brushing, mais je constate que la faillite est complète. On ne mène pas une politique étrangère avec des ronds de jambe. » ("Le Salaud lumineux", 1990). Cette mésentente provenait de la (première) guerre du Golfe qui allait éclater mais leur amitié datait en fait de 1960 avec l’Algérie.
Se lâcher ?
Depuis qu’il est "à la retraite", sans quitter les cocktails mondains où il est régulièrement invité (il fréquentait encore son ancien homologue allemand Hans-Dietrich Genscher), Roland Dumas s’est complu à prendre des positions pas très politiquement correctes. Il faut dire que nonagénaire, et ayant été très malade, il n’a plus peur de rien.
Ainsi ses doutes sur la réalité des attentats du 11 septembre 2001 (sur France 3 le 16 décembre 2010), son appel au boycott des produits israéliens, son opposition à la politique menée en Libye ou en Ukraine, et même ses déclarations concernant "l’influence juive" de l’actuel Premier Ministre Manuel Valls (issu, rappelons-le, du même parti que lui). Auteur d’une quinzaine d’essais, le dernier, publié le 29 janvier 2015, est un recueil de ses carnets intimes rédigés entre 1984 et 2014 et le titre donne son état d’esprit : "Politiquement incorrect, secrets d’État et autres confidences" (éd. Le Cherche Midi).
Sauver la République... ou Chirac ?
S’il existe une affaire politico-financière en cours de jugement où il est encore impliqué (avec son client Gilbert Baumet comme maire de Pont-Saint-Esprit), l’affaire la plus trouble dont il a été l’initiateur ne sera jamais jugée et pourtant, c’est l’une des affaires d’État les plus graves puisqu’elle touche le plus haut sommet de l’État et surtout, met en doute la régularité de l’élection la plus importante de la Ve République, à savoir l’élection présidentielle.
Roland Dumas l’avait confié le 27 janvier 2015 : « Je peux le dire aujourd’hui : les comptes de campagne d’Édouard Balladur et ceux de Jacques Chirac étaient manifestement irréguliers. » ("Le Figaro") et de continuer ainsi : « Que faire ? C’était un grave cas de conscience. J’ai beaucoup réfléchi. Annuler l’élection de Chirac aurait eu des conséquences terribles. J’ai pensé à mon pays. Je suis un homme de devoir. Nous avons finalement décidé, par esprit républicain, de confirmer, à l’unanimité au deuxième tour, son élection présidentielle. Je suis convaincu que j’ai sauvé la République en 1995. ».
Membre du Conseil Constitutionnel de mars 1989 à mars 1998, le juriste Jacques Robert, professeur agrégé de droit public à Assas, a reconnu le 1er décembre 2011 que 10 millions de recettes des comptes du candidat Édouard Balladur étaient « d’origine inconnue » [qui pourraient provenir, selon certains journalistes, de rétrocommissions évoquées dans l’affaire Karachi] et pour le candidat Jacques Chirac, « les irrégularités n’avaient pas une telle ampleur » ("Le Parisien").
En effet, le 11 octobre 1995, alors que c’était son premier dossier à traiter comme Président du Conseil Constitutionnel, Roland Dumas a tenté et réussi de convaincre les autres Sages pourtant initialement très réticents. Il leur aurait posé la question : « Peut-on prendre le risque d’annuler l’élection présidentielle et de s’opposer, nous, Conseil Constitutionnel, à des millions d’électeurs et ainsi remettre en cause la démocratie ? ».
Certains ont mis ce zèle dans la validation de l’élection de Jacques Chirac sur le compte d’un deal pour innocenter Roland Dumas de ses futures affaires. Notons par ailleurs que cela n’a pas empêché le même Conseil Constitutionnel d’invalider les comptes de campagne du petit candidat Jacques Cheminade, ce qui l’a privé d’un financement public.
L’imitateur face au cynique fidèle
Depuis une dizaine d’années, alors qu’il a été blanchi dans sa principale affaire judiciaire (Elf), Roland Dumas n’hésite plus à "se lâcher", au point de mettre en difficulté celui qui, en singeant si bien son ancien ami François Mitterrand, est parvenu, le second socialiste seulement au suffrage universel direct, à devenir Président de la République, c’est-à-dire... François Hollande.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 août 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
François Mitterrand.
Roland Dumas.
Robert Badinter.
Laurent Gbagbo.
Bernard Tapie.
Quai d’Orsay.
Eva Joly.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160823-roland-dumas.html
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/roland-dumas-l-avocat-sulfureux-de-183890
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/08/23/34214835.html