« L’an prochain, ce sera mon successeur qui vous exprimera ses vœux. Là où je serai, je l’écouterai le cœur plein de reconnaissance pour le peuple français qui m’aura si longtemps confié son destin, et plein d’espoir en vous. Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas. » (Allocution télévisée du 31 décembre 1994).
Il y a 100 ans, le 26 octobre 1916, François Mitterrand est né à Jarnac. Toute la Mitterrandie résiduelle honore ce centenaire par un grand colloque qui se tient ce mercredi 26 octobre 2016 au Louvre. Cela commence par la culture avec pour grand prêtre l’irremplaçable Jack Lang, et la journée se termine par une allocution de son meilleur imitateur, le Président de la République François Hollande.
La personnalité, le parcours politique, les ambiguïtés de François Mitterrand auront encore de quoi occuper les historiens et psychologues pour les décennies à venir. Je profite de cette petite fenêtre sur François Mitterrand pour évoquer trois points.
1. La politique politicienne
C’est sûrement un point commun que partage François Hollande (mais pas seulement lui !) : François Mitterrand raffolait de politique politicienne. Édouard Balladur, qui fut son dernier Premier Ministre, en pleine cohabitation, s’en est aperçu à ses dépens. Il croyait au soutien implicite du chef de l’État à sa candidature à l’élection présidentielle de 1995 et il s’est rendu compte que le vieux "monarque" lui préférait son grand rival, Jacques Chirac, juste pour montrer sa capacité de diviser, d’influencer, de nuire.
En février 2016, Édouard Balladur s’en est expliqué à Gérard Courtois, du journal "Le Monde" : « Lors de notre premier entretien, le soir même [après sa nomination à Matignon], Mitterrand (…) a été extraordinairement agréable, soulignant que nous étions l’un et l’autre des anciens élèves des pères maristes, au 104 rue de Vaugirard, que nous aurions pu être amis… (…) Je n’ai pas répondu. Ce jour-là, et souvent par la suite, j’ai trouvé ses procédés de séduction un peu voyants et ses compliments excessifs. Dès ce moment-là, je crois qu’il m’en a voulu de ma réserve. J’entendais marquer que je n’étais pas dupe. (…) À plusieurs reprises, il m’a remercié de faire en sorte, sans le dire, que la marche de l’État ne souffre pas de l’état de sa santé. ».
Puis, il a décrit amèrement le cynique : « Il s’est contenté de peser sur le cours des choses en favorisant quelque peu mon concurrent [Jacques Chirac]. J’imagine qu’il voulait démontrer qu’il détenait encore un pouvoir sur l’événement. En politique, il y a deux catégories d’hommes : ceux pour qui la conquête et l’exercice du pouvoir est en soi une jouissance et ceux pour lesquels il y a aussi autre chose. François Mitterrand adorait observer le comportement des hommes, le jeu des rivalités et des ambitions, ce que tel ou tel faisait, disait ou pensait, les manœuvres des uns et des autres… Cette passion inépuisable était chez lui évidente. » ("Le Monde", numéro hors-série sur le centenaire : "François Mitterrand, le pouvoir et la séduction").
Un exemple de cuisine politicienne que François Mitterrand savait confectionner et savourer, raconté par le philosophe Jean-François Revel en 1997 : « Tel ou tel aspect d’un examen désintéressé du réel pouvait, un fugitif instant, attraper son attention, parce qu’il pensait en tirer (…) un projectile politique à jeter au visage de l’adversaire, dans une intrigue sournoise ou au grand jour d’une tribune. » ("Le Voleur dans la maison vide", éd. Plon).
Et Jean-François Revel de citer l’exemple édifiant d’une « impardonnable légèreté », les nationalisations : « Pour signer le "programme commun de gouvernement" avec les communistes, il avait accepté les exigences de ces derniers en matière de nationalisations des entreprises françaises. (…) Ces nationalisations en rafale, qui devaient blesser si grièvement la France au cours des premières années de sa Présidence, entre 1981 et 1984, Mitterrand considérait de toute évidence que j’étais bien futile d’en faire tout un plat. Pour lui, elles n’avaient par elles-mêmes aucune importance. Elles n’étaient qu’un moyen d’empocher les voix communistes, soit plus d’un cinquième de l’électorat français à l’époque, et de consolider le ralliement à sa personne des nouveaux socialistes, plus gauchisés, plus marxistes et moins sociaux-démocrates que leurs aînés. » (1997).
Le philosophe proposait ainsi une analogie assez parlante : « Pour lui, mes reproches valaient ceux d’un faiseur d’embarras, protecteur des animaux, qui lui aurait reproché de s’habiller en chasseur tout en se moquant de la chasse, pour se rendre à l’invitation cynégétique d’un châtelain, utile à rencontrer en vue de conclure un fructueux contrat. ».
Ce qui lui permettait de conclure comme un couperet de guillotine : « Au fond, les idées lui servent à percer les mobiles égoïstes de l’action, y compris chez lui, jamais à tenter d’adapter la conduite des affaires publiques à la compréhension de son époque. » (1997).
On notera que la taxation à 75% des hauts salaires proposée (malgré son anticonstitutionnalité) sur TF1 le 27 février 2012 par le candidat François Hollande répondait à cette même logique (prendre les voix de Jean-Luc Mélenchon).
2. La démocratie
Le 15 mai 1995, juste avant de quitter l’Élysée, François Mitterrand s’est entretenu avec l’historien François Bédarida. Leur intéressante conversation a été publiée le 29 août 1995 par "Le Monde".
Il est assez amusant de lire son introduction, qui pourrait être la même que celle de Nicolas Sarkozy, à cela près que le 15 septembre 2008 fut vraiment un choc de même ampleur que le 24 octobre 1929 : « Quand j’ai été porté à la Présidence de la République, manque de chance, la France, avec l’ensemble du monde occidental et industriel, s’est trouvée plongée dans la plus grave crise économique qu’elle ait connue depuis 1929. Et ça a duré jusqu’à la fin, elle s’achève juste maintenant. Dans ces conditions, il est très difficile de conduire la politique que l’on voudrait conduire. ».
Cette réécriture de l’histoire n’est même plus risible (les deux chocs pétroliers ont eu lieu le 17 octobre 1973 et le 27 mars 1979), plus personne n’est dupe de ce quatorzennat interminable de François Mitterrand. Cela ne l’a pas empêché pour autant de rappeler quelques évidences.
Par exemple, que le combat pour la démocratie n’était jamais vain : « Quand j’avais vingt ans et jusqu’à ce que j’en aie quarante, j’ai entendu tous les commentateurs les plus connus, les éditorialistes des journaux, prétendre qu’il n’y avait rien à faire pour ces pauvres démocraties impuissantes contre le rouleau compresseur soviétique. Nous étions battus d’avance, nous étions le désordre, l’incapacité de commandement, l’impuissance, l’absence de continuité dans la doctrine de gouvernement. Et puis, c’est le contraire qui s’est passé. En Amérique latine, les dictatures, pour la plupart, se sont effondrées. Et en Europe, moi, quand j’avais vingt ans, c’était Hitler, Staline, Mussolini, Salazar, Franco, Antonescu… Tous ceux-là sont tombés au bénéfice de la démocratie. Il n’y a pas de combat désespéré. Je crois que la démocratie est l’axe de progrès indispensable des temps à venir, indispensable, sans quoi ce serait de nouveau le trouble général, l’abandon de l’indépendance de l’esprit, la domination des quelques-uns, c’est-à-dire un peu plus de barbarie. » ("Le Monde" du 29 août 1995).
3. L’indispensable construction européenne
Comme je l’avais exprimé dans le bilan que j’avais proposé il y a cinq ans, la politique européenne de François Mitterrand a sans doute été l’une de ses (très) rares œuvres positives durant ses deux mandats.
Il avait dans l’esprit une véritable vision de la France, de son indépendance, de sa souveraineté, de son avenir, mais qui nécessitait forcément une unité européenne. Pour lui, avec raison, parce qu’il l’avait connue, « le nationalisme, c’est la guerre ! » (affirmé au cours d’un ultime discours le 17 janvier 1995 au Parlement Européen de Strasbourg).
Dans les mêmes entretiens que précédemment, il a pressenti deux mouvements historiques.
Le premier tendant à l’unification, tant du continent européen (passage de Six à Vingt-huit, mais il n’a connu que les Quinze), que des autres continents, le continent américain, l’Organisation de l’unité africaine et le Sud-Est asiatique : « On va vers l’unité, on cherche à lier géographiquement en voisinage, en bon voisinage, les intérêts qui naguère étaient contradictoires. Cela pourrait nous conduire à une Europe plus ou moins fédérale, plus ou moins confédérale (…), dans laquelle il y aura une sorte d’unité de direction dans les deux sens du mot : de direction par la simplicité du commandement et aussi de direction dans le sens de la visée. ».
Il évoquait aussi l’autre mouvement, contradictoire : « celui qui pousse chaque minorité à s’affirmer en tant que telle et à prétendre à la souveraineté, à l’indépendance, à la séparation ». L’Écosse, la Catalogne, le Pays basque, etc. font partie de ces régions où le risque séparatiste n’est pas négligeable.
Et de vouloir donner une clef du siècle qu’il n’aura pas connu : « C’est de ces deux mouvements qu’il faut, au XXIe siècle, faire la synthèse. Il faut aller vers de grands ensembles et que ces grands ensembles comportent des dispositifs de protection pour les minorités, pour que les minorités se sentent à l’aise et qu’elles s’affirment en tant que telles. C’est ça le problème à résoudre. Ce sera l’histoire du siècle prochain. » (15 mai 1995).
Dans sa dernière allocution télévisée pour exprimer ses vœux, le 31 décembre 1994, François Mitterrand a recommandé ainsi aux Français : « Ne séparez jamais la grandeur de la France et la construction de l’Europe. C’est notre nouvelle dimension, et notre ambition pour le siècle prochain ! » et de répéter : « Je vous le dis avec la même passion que naguère. N’en doutez pas ! L’avenir de la France passe par l’Europe. En servant l’une, nous servons l’autre. ».
Et il voyait deux objectifs qui n’ont pas toujours pas été atteints malgré un Traité de Lisbonne qui a su au moins éviter la paralysie institutionnelle : « Que d’énergie et d’enthousiasme seront indispensables, si l’on veut qu’aboutisse cette entreprise audacieuse ! Élargir l’Europe, oui, mais sans l’affaiblir. Vous le voyez, nous avons du travail devant nous. ».
C’est sans doute cette réflexion qui devra être à l’esprit de celui, ou celle, qui sera élu Président de la République le 7 mai 2017. Seule, la France ne représentera plus rien. Avec l’Europe, elle gardera son rang et restera une puissance mondiale. La recommandation de François Mitterrand, vingt et un ans plus tard, est toujours d’une éclatante actualité. Et d’une audacieuse lucidité.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (26 octobre 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
François Mitterrand et son testament politique.
François Mitterrand et le nationalisme.
François Mitterrand et la science.
François Mitterrand et la cohabitation.
François Mitterrand et l'Algérie.
François Mitterrand, l’homme du 10 mai 1981.
François Mitterrand et la peine de mort.
François Mitterrand et le Traité de Maastricht.
François Mitterrand et l’extrême droite.
François Mitterrand et l’audiovisuel public.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20161026-mitterrand.html