« Leur vulnérabilité en appelle de notre part à l’expression d’obligations morales et de considérations politiques dès lors que le fil de leur existence tient aux égards et aux solidarités que nous leur témoignons. La vérité insoupçonnée d’une vie hors de nos représentations et même de ce qui nous paraît a priori humainement concevable et acceptable a émergé aux confins des pratiques soignantes : ces personnes nous imposent une considération et une réflexion plus exigeante et fondée que la compassion. » (Professeur Emmanuel Hirsch, Livre blanc sur les états d’éveil non répondant et les états pauci-relationnels, 2018).
Quel scandale et quelle honte d’être Français ! La décision du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne rendue publique cette après-midi du jeudi 31 janvier 2019 a de quoi scandaliser. Il a donné son accord pour poursuivre la procédure d’arrêt de "soins" sur Vincent Lambert engagée par le CHU de Reims le 9 avril 2018. En langage clair, pour affamer et déshydrater Vincent jusqu’à ce que sa mort s’ensuive.
Reprenons rapidement le fil de "l’affaire judiciaire" en cours (j’en ai beaucoup parlé ici). Je reprends ce qui est nouveau : lors d’une audience à la cour administrative d’appel de Nancy le 15 janvier 2019, le rapporteur général a recommandé de rejeter le recours demandé par les parents de Vincent de délocaliser l’affaire qui est jugée à Châlons-en-Champagne. Cette cour a rejeté officiellement cette demande de dépaysement le lendemain, 16 janvier 2019.
L’audience au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a donc eu lieu, le 21 janvier 2019, sans attendre l'appel sur la décision de dépaysement, et elle le fut de façon très tendue. Il s’est donné dix jours pour prendre et annoncer sa décision, ou plutôt, j’aurais tendance à dire, pour annoncer son verdict. Car cette décision sonne étrangement le même bruit que la lame tranchante de la guillotine qu’on avait cru remisée définitivement dans les oubliettes de la sulfureuse histoire.
Pourquoi ? Parce les juges administratifs n’ont voulu lire qu’une partie du rapport des experts qu’ils avaient demandé. Ils n’ont gardé que le "caractère irréversible" des lésions de Vincent. En clair, que la situation de Vincent Lambert serait sans aucun espoir de s’améliorer. Cette affirmation est d’autant plus audacieuse et péremptoire qu’on n’en sait rien, on n’est pas capable de comprendre tous les mécanismes du cerveau et les retours de la conscience sont très difficiles à analyser, certains l’ont été en dehors de toutes les prédictions, de toutes les "condamnations", car cette affirmation résonne comme une condamnation. Les bons professionnels, ceux qui ont consacré toute leur vie à soigner ces patients particuliers, sont incapables de donner des affirmations aussi péremptoires à ce sujet, ils ne peuvent qu’émettre des hypothèses, des probabilités, des suppositions. Surtout lorsqu'on ne suit pas le protocole attendu pour faire les évaluations.
Mais le rapport avait dit autre chose qui allait à l’encontre de la procédure d’arrêt de soins : que le fait de nourrir et d’hydrater Vincent de manière artificielle ne constituait pas une "obstination déraisonnable". Or, cette autre conclusion du rapport, les juges l’ont oubliée, l’ont méprisée. Pourtant, sans "obstination déraisonnable", toute procédure d’arrêt de soins est considérée comme illégale par la loi Claeys-Leonetti. C’est donc un élément majeur dans l’analyse de la situation.
Surtout que dans le cas de Vincent, les "soins" ne concernent pas un matériel de respiration artificielle, par exemple, Vincent respire tout seul, il n’a pas de tuyau en permanence fixé sur lui, mais il a simplement besoin qu’il puisse manger et boire, et il ne peut pas le faire tout seul. Sans manger et sans boire, évidemment qu’une personne ne peut que mourir, mais c’est valable aussi pour toutes les personnes bien portantes. Et j’attire l’attention aussi sur le fait qu’il y a des milliers de personnes, et j’en ai connu, hélas, personnellement, qui n’ont plus la possibilité de se nourrir et de boire tout seules. Faut-il alors décider de les éliminer comme le voudrait une société de plus en plus marchande qui ne gère les vies humaines qu’à coups d’euros et qu’en coûts en euros ?
Une journaliste d’un magazine automobile a eu l’indécence de dire, sur le plateau de France 5 le 28 janvier 2019, que la limitation à 80 kilomètres par heure serait coûteuse économiquement parce que le coût des pertes de temps (minimes pourtant !) ne serait pas compensé par l’économie des vies qui seraient épargnées, tant de la mort ou de l’hospitalisation. Sans compter que je ne crois guère à cette conclusion comptable (le coût de la sécurité sociale dû à l’accidentalité routière est énorme), ce qui était instructif, c’était que même si c’était vrai, cette honorable dame n’avait pas pris en compte, pas mis dans la balance, les centaines de vies humaines quand même épargnées !
Avec Vincent, nous allons plus loin car on a peur de la dépendance, du handicap, et surtout, des situations irréversibles. Alors, oui, c’est plus simple de prononcer le verdict de mort. Éliminons, éliminons ! C’est là un vrai scandale. C’est une véritable dérive de notre société. Et ce n’est pas cela qui permettra d’améliorer leur état un jour, si on ne veut plus les soigner aujourd’hui.
Mille sept cents personnes sont aujourd’hui dans la même situation, très difficile, de handicap massif, d’impossibilité de communiquer, que Vincent. Faut-il donc se mettre à les éliminer ? Gagner des places de lit dans les hôpitaux pour des personnes malades un peu plus productives, plus efficaces dans la société ?
Quelle étrange coïncidence : la chaîne France 2 a diffusé dans la soirée du 29 janvier 2019 un excellent documentaire du médecin et petit-fils de déporté Michel Cymes ("Hippocrate aux enfers") sur l’élimination de plus de 70 000 malades mentaux par les nazis, parce qu’ils coûtaient trop cher pendant la guerre et mobilisaient trop de lits qui auraient été "plus" utiles aux soldats blessés. Comment ne pas faire le parallèle ? Point Godwin ? Heures sombres etc. ? Qui prononce la mise à mort ?
C’est vers cette société dans laquelle on tend. Certes, par petit pas, certes, de manière feutrée, sous couvert d’une légalité effrayante, sous couvert d’euphémismes pour ne pas parler d’eugénisme. La loi Claeys-Leonetti ne s’applique a priori qu’aux personnes en fin de vie, et ne devrait donc pas s’appliquer à Vincent qui vit, qui a prouvé qu’il vit, qu’il n’est pas en fin de vie, qui a vécu déjà dix ans, qui vivra encore longtemps s’il peut se nourrir et s’hydrater.
Ce que réclament ses parents, ses frères et de très nombreux amis de Vincent, c’est qu’il soit transféré dans une unité de soins spécialisée, car il est actuellement séquestré, ne reçoit aucun soin qu’il devrait recevoir, à savoir des soins de kinésithérapie, une rééducation, et il reste enfermé, n’a pas le droit de bouger, d’être déplacé hors de sa chambre, en fauteuil roulant, de faire un tour à l’extérieur, d’être stimulé avec tous ses sens.
Dans sa décision, le tribunal donne deux "conclusions" infondées. « Il résulte (…) que le maintien des soins et traitements constitue une obstination déraisonnable. » : le "donc" va à l’encontre du rapport d’expertise demandé et remis en novembre 2018. Et il résulterait aussi « que la volonté de Vincent Lambert de ne pas être maintenu en vie dans l’hypothèse où il se trouverait dans l’état qui est le sien depuis dix ans est établie. » : comment établir justement l’absence de volonté exprimée avant son accident ? La seule volonté que Vincent a réellement exprimée dans les actes, c’est que malgré un mois sans nourriture, il a voulu vivre, il a refusé de mourir, il s’est accroché à la vie comme peu auraient pu le faire. C’est cela, l’établissement d’une volonté ? On "veut" par procuration, dans ce cas-là… Avant l'accident, Vincent, qui était pourtant très sensibilisé par cette hypothèse par son métier, n'a rédigé aucune directive anticipée, et aujourd'hui, on parle de témoignages qui n'existaient pourtant pas les première années après son accident.
L’ordonnance de référé du tribunal a de quoi glacer le sang. Elle explique que le médecin qui veut suspendre l’alimentation et l’hydratation a eu raison de retenir que « le maintien des soins et traitements qui sont prescrits à Vincent Lambert, dont l’alimentation et l’hydratation font partie, n’a pour effet que le seul maintien artificiel de la vie du patient ». Où est l’artifice ? Vincent vit, il ne peut pas se nourrir et boire tout seul, c’est normal qu’on l’aide. C’est une question de solidarité. Mais il vit, il vit pleinement. Toute personne qu’on nourrit serait-elle alors seulement maintenue artificiellement en vie ? Quelle jurisprudence compte-t-on faire de cette ordonnance ? Veut-on toutes les condamner à mort ?
Le pire, sans doute, c’est d’expliquer que son état non seulement n’est pas acceptable par lui (il est impossible de le savoir), mais aussi par son épouse : « La limitation extrême ou totale de ses capacités d’accès à la conscience, de communication, de motricité, d’expression de sa personnalité, l’altération irréversible de son image, lui porte atteinte à un point qui n’est pas acceptable par lui-même et par son épouse et tutrice. ». Mais que vient faire l’état qui ne peut pas être supporté, ou plutôt accepté, par son épouse, soit-elle sa tutrice qui, d’ailleurs, est un statut qui n’a rien à faire dans une décision d’arrêt de soins (c’est bien précisé dans la loi Claeys-Leonetti et ce point a été beaucoup débattu au Parlement) ?
En écartant "d’un revers de la main" (selon l’expression du communiqué des soutiens de Vincent) l’avis de cinquante-cinq médecins spécialistes de l’évaluation de patients comme Vincent, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne n’a pas adopté une attitude neutre et rationnelle, voire impartiale. C’est la question que s’est posée l’un des avocats des parents de Vincent, maître Jean Paillot, le 23 janvier 2019, après l’audience du 21 janvier 2019 : « Sommes-vous en présence d’un tribunal impartial lorsque celui-ci, au moment de juger de l’état de Vincent, a déjà considéré (par mémoire écrit adressé à la cour d’appel administrative) que l’expertise se serait merveilleusement bien passée et que les experts auraient rempli toute leur mission : et ceci, alors qu’il nous a été interdit de discuter du protocole d’évaluation ? ».
Les cinquante-cinq médecins avaient écrit au tribunal administratif le 20 janvier 2019 pour contester la méthode d’expertise : « Monsieur Vincent Lambert n’a pas été évalué conformément aux règles de l’art. Cela est d’autant plus inquiétant que ce qui s’appliquera à sa personne pourrait, par la suite, concerner aussi tous ceux qui partagent sa condition. ».
La question est de savoir si les personnes les plus fragiles ont encore leur place dans la société d’aujourd’hui. Cette décision est très grave. Les avocats vont saisir le Conseil d’État mais la décision de ce tribunal remet en cause les valeurs fondamentales.
Maître Jean Paillot veut d’ailleurs sortir par le haut de cette affaire, c’est-à-dire porter avant tout attention à Vincent : « Non seulement Vincent Lambert peut être pris en charge dans un établissement spécialisé, mais il pourrait également être pris en charge à la maison. Son seul "traitement" étant son alimentation par une sonde entérale, il pourrait parfaitement sortir du CHU. Ceci a, au demeurant, été rappelé par les experts judiciaires, qui ont conclu leur rapport en précisant que Vincent n’est pas dans une situation d’obstination déraisonnable, qu’il ne souffre pas, qu’il ne nécessite aucune sédation, et qu’il pourrait parfaitement être placé en établissement de soins spécialisé. » (Genethique.org, le 23 janvier 2019).
Tout n’a pas été essayé pour Vincent. Il est temps de le soigner correctement en le transférant dans une unité adaptée à sa situation auprès de médecins expérimentés et spécialistés, et pas de le réduire à néant sans qu’il ne l’ait jamais voulu. On n’élimine pas un problème en éliminant une personne. Honte à cette ordonnance !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (31 janvier 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Illustrations : les tableaux sont de Salvador Dali.
Pour aller plus loin :
Le retour de la peine de mort prononcée par un tribunal français.
Deux interviews du Pr. Xavier Ducrocq, le 24 novembre 2018 dans "Valeurs actuelles" et le 26 novembre 2018 dans "Gèn-éthique".
Le livre blanc des personnes en état de conscience altérée publié par l’UNAFTC en 2018 (à télécharger).
Vincent Lambert et la dignité de tout être humain, des plus vulnérables en particulier.
Réglementation sur la procédure collégiale (décret n°2016-1066 du 3 août 2016).
Le départ programmé d’Inès.
Alfie Evans, tragédie humaine.
Pétition : soutenez Vincent !
Vers une nouvelle dictature des médecins ?
Sédation létale pour l’inutile Conseil économique, social et environnemental.
Vincent Lambert et Inès : en route vers une société eugénique ?
Le congé de proche aidant.
Stephen Hawking, le courage dans le génie.
Le plus dur est passé.
Le réveil de conscience est possible !
On n’emporte rien dans la tombe.
Le congé de proche aidant.
Un génie très atypique.
Les nouvelles directives anticipées depuis le 6 août 2016.
Un fauteuil pour Vincent !
Pour se rappeler l'histoire de Vincent.
Dépendances.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".
Euthanasie ou sédation ?
François Hollande et la fin de vie.
Les embryons humains, matériau de recherche ?
Texte intégral de la loi n°2016-87 du 2 février 2016.
La loi Claeys-Leonetti du 2 février 2016.
La leçon du procès Bonnemaison.
Les sondages sur la fin de vie.
Les expériences de l’étranger.
Indépendance professionnelle et morale.
Fausse solution.
Autre fausse solution.
La loi du 22 avril 2005.
Chaque vie humaine compte.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190131-vincent-lambert-fdv2019cg.html
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/01/18/37028170.html
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