« Plus les desseins d’un politicien sont sinistres, plus ronflante, en général, devient la noblesse de son langage. » (Aldous Huxley, 1945).
Ce samedi 16 juin 2018, il y a un dîner de gala avec croisière sur la Seine organisé par les Amis de "Rivarol" et les Éditions des Tuileries, auquel devraient participer des personnalités comme Dieudonné, Alain Soral, Carl Lang, Henry de Lesquen… Pour quelle raison ? Parce que leur "maître à penser", Jean-Marie Le Pen fête ses 90 ans le 20 juin 2018. Il ne sera pas lui-même présent car il est hospitalisé depuis le 12 juin 2018 et probablement au moins jusqu’au 18 juin 2018 à cause d’un "état de fatigue générale" (selon un proche conseiller).
Celui que certains de ses proches appellent "Le Mehnir" (en raison de son origine bretonne et du roc de sa personnalité) fait partie des très rares survivants, si ce n’est le dernier, des députés élus le 2 janvier 1956 (il y a soixante-deux ans ! à l’époque, il n’avait que 27 ans), législature qui a donné une majorité au fameux gouvernement du "front républicain" dirigé par Guy Mollet.
Quatre forces politiques étaient alors principalement en compétition : le centre droit (une partie des radicaux, MRP, CNIP d’Antoine Pinay, etc.) dirigé par le radical Edgar Faure, Président du Conseil sortant et auteur de la dissolution de la Chambre des députés, qui a recueilli 7 millions de voix (33,1%) et 214 sièges sur 594, le Front républicain dirigé par Pierre Mendès France, avec 5,9 millions de voix (27,7%) et 172 sièges, le Parti communiste français dirigé par Maurice Thorez, avec 5,5 millions de voix (25,9%) et 150 sièges, et, surprenant les observateurs, l’Union de défense des commerçants et artisans dirigée par Pierre Poujade, avec 2,7 millions de voix (11,6%) et 52 sièges, dont celui du jeune Jean-Marie Le Pen.
Jean-Marie Le Pen, le plus jeune député de France en 1956, et sa petite-fille, en 2012, la plus jeune députée de France, de toute l’histoire de la République. Déjà en 1956, un mouvement contestataire, pas forcément positionné à l’extrême droite mais plutôt parmi les petits commerçants, les artisans, les professions libérales, a atteint plus de 10% des voix avec pour slogan simpliste mais efficace : « Sortez les sortants ! ».
Bien que le Front républicain (composé de la SFIO, d’une partie du Parti radical, des républicains-sociaux de Jacques Chaban-Delmas, de l’UDSR de François Mitterrand, etc.) fût en perte de vitesse (perte de 28 sièges), grâce à la bienveillance des communistes, grands gagnants (47 sièges de plus grâce aux apparentements), et malgré une progression du centre droit (23 sièges de plus), ce fut le Front républicain qui gouverna, et, pour désigner le chef du gouvernement, René Coty n’a pas choisi Pierre Mendès France, qui avait pourtant dirigé la campagne, mais le président de la SFIO, la composante la mieux représentée au sein du Front républicain, à savoir Guy Mollet.
Jean-Marie Le Pen a toujours prospéré pendant les périodes de gouvernement de gauche. Devenu ultraminoritaire à partir de la fin de l’Algérie française et du rouleau compresseur gaulliste, Jean-Marie Le Pen a pu rebondir dans sa carrière politique à partir de l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République en 1981. D’un mouvement, le Front national, qui ne valait que 0,7% à l’élection présidentielle de 1974, il l’a amené au seuil des 18% à l’élection présidentielle de 2002.
La raison de cette ascension électorale ? Certes, l’aide qu’il a obtenue des médias, et en particulier de la télévision publique à partir de 1983, sur consigne de François Mitterrand (Gille Ménage a confirmé depuis lors), lui a permis de bénéficier d’un grand écho national. Mais ce n’était pas la raison suffisante. Elle l’était pour sa notoriété, pas pour convaincre les électeurs.
Jean-Marie Le Pen, qui est un excellent analyste politique, certainement parce qu’il a toujours été passionné par la politique et l’histoire politique de la France, a eu une intuition de génie lorsqu’il a compris en 1978 que l’immigration serait un thème très porteur. À l’époque, ceux qui étaient franchement hostiles aux immigrés étaient (concrètement) des maires communistes.
Les quarante dernières années lui ont donné raison : ce thème est devenu majeur dans la vie politique, et pas seulement en France, mais dans le monde entier. Donald Trump a été élu sur le rejet des immigrés mexicains au point de vouloir construire un immense mur à la frontière (qu’il souhaiterait aux frais du gouvernement mexicain !), Matteo Salvini est arrivé récemment au pouvoir également sur ce thème très porteur en Italie du Nord. En France aujourd’hui, presque tous les tous les responsables nationaux sont plus ou moins pollués par cette idée qu’il faut stopper l’immigration, sauf Jean-Luc Mélenchon.
Comme on le voit, sur le plan idéologique, Jean-Marie Le Pen peut se convaincre d’avoir gagné la partie. Ce n’était en fait pas très difficile, car comme tout thème démagogique, il caressait dans le sens du poil des gens, à savoir, dans le sens de la facilité. La xénophobie, en période de crise économique mais aussi de crise culturelle (perte de sens, perte d’identité), ce sentiment xénophobe est même naturel, observé très souvent dans l’histoire du monde : un repli sur soi, un besoin de rester entre soi, un rejet des "autres" (les étrangers, etc.) qui sont considérés comme responsables de la crise ou, au moins, dont la présence n’aiderait pas à en finir avec la crise.
Ce qui est nouveau, c’est que les dirigeants politiques de tout bord raisonnent désormais de cette manière. Originellement, ils devaient aller au-delà de ces impressions faciles, tirer le peuple vers des valeurs plus collectives comme la solidarité et la fraternité, mais le terrorisme islamiste a rajouté une dose d’angoisse supplémentaire parallèlement (c’est d’ailleurs le même phénomène historique) qu’il y a un mouvement important de réfugiés en raison justement de la guerre civile dans certains pays musulmans.
L’équivalence un immigré en France = un chômeur français a été complétée par un migrant = un risque d’insécurité en plus (voire un terroriste en France). La plupart des dirigeants politiques ne croient pas à ces équivalences beaucoup trop simplistes, mais n’osent pas ne pas les répéter publiquement par simple électoralisme et pour ne pas laisser le monopole de la lutte contre l’immigration à la seule extrême droite.
Pourtant, Jean-Marie Le Pen a politiquement tout perdu. Dans les années 1980, il régnait en maître tout puissant au sein de son parti Front national qu’il a fondé en 1972. Il avait envisagé de faire de sa fille aînée son héritière mais l’épisode de la sécession de Bruno Mégret a modifié ce choix. Finalement, ce fut sa dernière fille, Marine, qui assura une présence médiatique de plus en plus soutenue à partir de 2002. Lorsque, trop fatigué, il accepta de laisser la maison, Jean-Marie Le Pen la confia à Marine Le Pen en 2011 (il avait alors déjà 82 ans) en s’imaginant qu’il resterait encore le patriarche de la famille.
Au contraire, Marine Le Pen a commencé rapidement à déjeanmarielepéniser le Front national. D’abord, en nommant beaucoup de proches à ses côtés, en évinçant l’ancienne garde, parfois trop "marquée" extrême droite ou Algérie française (ce thème devenu complètement anachronique), ensuite, en modernisant le logo (la flamme tricolore s’est stylisée). Et surtout, en abandonnant les convictions ultralibérales de papa (il était pour la suppression de l’impôt sur le revenu) pour un programme beaucoup plus proche de l’extrême gauche étatiste.
Marine Le Pen est même allée jusqu’à l’exclure, en 2015, exclure son propre père de son parti. L’exclusion a été confirmée par la justice mais la justice l’a toutefois consacré "président d’honneur du Front national", car c’était inscrit dans les statuts du parti, jusqu’à la suppression le 11 mars 2018. Pendant deux ans et demi, Jean-Marie Le Pen n’était donc plus membre de son parti mais encore son président d’honneur et des gardiens l’empêchaient de se rendre au siège social.
La dernière étape fut le changement de nom, effectif le 1er juin 2018. Pour Jean-Marie Le Pen, c’est une perte totale d’identité du mouvement qu’il avait créé. L’aventure de Jean-Marie Le Pen a fini ainsi il y a quelques jours dans les urnes électroniques de militants qui n’étaient plus les siens.
S’il avait su à quel point l’ambition de la fille devait le détruire politiquement autant, il aurait certainement laissé la succession à Bruno Gollnisch.
Même sa petite-fille, dont les relations étaient beaucoup plus chaleureuses, Marion Maréchal a préféré lâcher le patronyme "Le Pen" pour se reprendre une identité personnelle moins marquée, plus discrète.
Pourtant, cet adepte du subjonctif imparfait n’a pas tout perdu : il n’a pas perdu son passé, et l’histoire politique retiendra que les années de crise étaient en quelques sortes des années Le Pen, une sorte d’épée de Damoclès au-dessus de toute la classe politique, menaçant la cohésion de la République par la virulence des propos.
Pourtant, l’homme est affable et pourrait être fort sympathique, et le meilleur moyen de s’en rendre compte, c’est de voir l’humour dont il a fait preuve au cours de son émission, invité du "Tribunal des flagrants délires" le 28 septembre 1982 sur France Inter en direct au studio 106 de la Maison de la Radio.
C’est l’une des rares émissions filmées. Jean-Marie Le Pen n’était pas encore connu du grand public. Il était mis en accusation par le procureur sans pitié Pierre Desproges et défendu par l’avocat Luis Reno. Je n’ai pas retrouvé sur le Web de passage où l’on entend Jean-Marie Le Pen parler à cette émission, on ne le voit que rire, ce qui prouve qu’il a un certain sens de l’humour (on remarquera qu’aujourd’hui, il serait impossible d’user de l’humour aussi peu politiquement correct des deux comiques de service, Pierre Desproges qui a parlé de "Français de souche" et Luis Reno qui a terminé par le salut hitlérien au milieu des fous rires de la salle).
Dans le DVD commercialisé (qui reprend la totalité de l’émission), on peut comprendre son grand sens de la répartie, révélant ses talents de débatteur exceptionnel. Seuls Bernard Tapie et Bernard Stasi ont osé, quelques années plus tard, l’affronter à la télévision. Les autres ont préféré courageusement éviter la confrontation.
Jean-Marie Le Pen aura eu la fonction de l’épouvantail dans la classe politique des années 1980 à 2010. En cela, il fait déjà partie de la mémoire du pays. Beaucoup plus, en fin de compte, dans le rôle de saltimbanque de diversion que de bâtisseur d’avenir.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
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Tout est possible en 2017…
Mathématiques militantes.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180620-jean-marie-le-pen.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-marie-le-pen-a-t-il-tout-205190
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/15/36486434.html