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4 janvier 2021 1 04 /01 /janvier /2021 03:22

« Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action. » (Henri Bergson, 1937).


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Ce message très clair fut du plus grand philosophe français du XXe siècle. Il a été le fil rouge du Général De Gaulle et l’on peut imaginer qu’il a suivi quelques conférences au Collège de France dans sa jeunesse. La pensée et la réflexion ne pouvaient s’autosuffire, il faut aussi prendre pied dans le réel et dans l’action.

D’une congestion pulmonaire, sans souffrance, Henri Bergson est mort à Paris il y a quatre-vingts ans, le 4 janvier 1941, en pleine guerre et sous l’Occupation, à l’âge de 81 ans (il est né le 18 octobre 1859 à Paris). Membre de l’Académie française élu le 12 février 1914 (au fauteuil d’Émile Ollivier et de Lamartine, futur fauteuil de Jacqueline de Romilly et de Jules Hoffmann) et Prix Nobel de Littérature en 1927 (ses écrits étaient clairs, au style net, compréhensible, voir plus loin), il fut enterré très discrètement deux jours plus tard en présence de seulement une trentaine de personnes : son épouse, sa fille Jeanne (une grande artiste), Paul Valéry au nom des académiciens, Édouard Le Roy (son successeur au Collège de France et à l’Académie française) et deux représentants de l’État.

Paul Valéry, le 9 janvier 1941, rappelant que 1940 a été une année très dure (peut-on faire un parallèle avec 2020 ?), précisait : « Le corps de cet homme illustre a été transporté (…) dans les conditions nécessairement les plus simples et les plus nécessairement émouvantes. Point de funérailles ; point de paroles ; mais sans doute, d’autant plus de pensée recueillie et de sentiment d’une perte extraordinaire chez tous ceux qui se trouvaient là. (…) On est venu prendre le cercueil, et sur le seuil de la maison, nous avons salué une dernière fois le plus grand philosophe de notre temps. (…) Très haute, très pure, très supérieure figure de l’homme pensant, et peut-être l’un des derniers hommes qui auront exclusivement, profondément et supérieurement pensé (…), Bergson semble déjà appartenir à un âge révolu, et son nom, le dernier grand nom de l’histoire de l’intelligence européenne. ».

Pour Paul Valéry, il était "l’orgueil" de l’Académie française : « Que sa métaphysique nous eût ou non séduits, que nous l’ayons suivi dans la profonde recherche à laquelle il a consacré toute sa vie, et dans l’évolution véritablement créatrice de sa pensée, toujours plus hardie et plus libre, nous avions en lui l’exemplaire le plus authentique des vertus intellectuelles les plus élevées. Une sorte d’autorité morale dans les choses de l’esprit s’attachait à son nom, qui était universel. La France sut faire appel à ce nom et à cette autorité dans des circonstances dont je m’assure qu’il vous souvient. Il eut quantité de disciples d’une ferveur, et presque d’une dévotion que personne après lui, dans le monde des idées, ne peut à présent se flatter d’exciter. ».

Peu avant sa mort, Bergson, d’origine juive et polonaise par son père, et irlandaise par sa mère, a confié dans son testament, le 8 février 1937, avoir voulu se convertir au catholicisme dont il se sentait moralement proche mais n’a pas voulu, dans le contexte de l’époque, par grande lucidité et par solidarité avec les victimes de l’antisémitisme : « Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme, où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti, si je n’avais vu se préparer depuis des années (en grande partie, hélas ! par la faute d’un certain nombre de Juifs entièrement dépourvus de sens moral) la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain persécutés. Mais j’espère qu’un prêtre catholique voudra bien, si le cardinal-archevêque de Paris l’y autorise, venir dire des prières à mes obsèques. Au cas où cette autorisation ne serait pas accordée, il faudrait s’adresser à un rabbin, mais sans lui cacher et sans cacher à personne mon adhésion morale au catholicisme, ainsi que le désir exprimé par moi d’abord d’avoir les prières d’un prêtre catholique. ».

Le Prix Nobel de Littérature tout comme, auparavant, son élection sous la Coupole, ont récompensé le bel écrivain, celui qui s’exprimait clairement : « La vraie valeur de la philosophie n’est que de ramener la pensée à elle-même. Cet effort exige de celui qui veut le décrire, et communiquer ce qui lui apparaît de sa vie intérieure, une application particulière et même l’invention d’une manière de s’exprimer convenable à ce dessein, car le langage expire à sa propre source. C’est ici que se manifesta toute la ressource du génie de M. Bergson. Il osa emprunter à la poésie ses armes enchantées, dont il combina le pouvoir avec la précision dont un esprit nourri aux sciences exactes ne peut souffrir de s’écarter. Les images, les métaphores les plus heureuses et les plus neuves obéirent à son désir de reconstituer dans la conscience d’autrui les découvertes qu’il faisait dans la sienne, et les résultats de ses expériences interpellent. Il en naquit un style, qui pour être philosophique, négligea d’être pédantesque, ce qui confondit, négligea et même scandalisa quelques-uns, cependant que bien d’autres se réjouissaient de reconnaître dans la souplesse et la richesse gracieuse de ce langage, des libertés et des nuances toutes françaises, dont la génération précédente avait été convaincue qu’une spéculation sérieuse doit soigneusement se garder. » (Paul Valéry).

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La pensée de Bergson est trop importante et trop imposante pour la résumer en quelques phrases, évidemment. Il a influencé beaucoup de monde, pas seulement dans le domaine de la pensée (comme Jacques Maritain, Vladimir Jankélévitch, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas, Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze, Carl Jung, etc.), ou dans le domaine de la littérature (comme Charles Péguy), mais, comme je l’ai indiqué plus haut, dans le domaine de l’action (comme De Gaulle). Henri Bergson fut d’abord un très brillant élève qui fut reçu aux deux concours de Normale Sup. à l’âge de 19 ans, celui littéraire et celui scientifique. Sa connaissance des sciences fut inestimable dans le développement de sa pensée. Il fut agrégé de philosophie et enseigna au Collège de France, avec de très nombreuses distinctions et reconnaissances universitaires et académiques. Sa notoriété et sa réputation étaient déjà très fortes vers 1905-1910.

Le Dictionnaire d’histoire culturelle de Michel Fragonard chez Bordas résume rapidement le contexte de la pensée de Bergson : « [La pensée de Bergson] participe, comme la phénoménologie de son contemporain Husserl, du courant de réaction au néo-kantisme qui dominait la philosophie universitaire européenne et surtout allemande dans les années 1880. Plus largement, elle s’inscrit dans le vaste mouvement de remise en cause des conceptions intellectuelles de l’époque fortement marquées par l’influence d’Auguste Comte, positivisme, scientisme et matérialisme, que Bergson connaît bien par sa formation à la fois scientifique et littéraire. ».

Bergson a réfléchi en parallèle avec d’autres penseurs de son temps. On peut citer notamment Freud, alors que Bergson a porté une attention soutenue à l’inconscient, et Einstein, alors qu’il a aussi beaucoup étudié l’effet du temps et la durée. Les deux thèmes (inconscient et temps) furent traités dans l’étude de la mémoire, que Bergson distingua : la mémoire volontaire et utilitaire, pour l’apprentissage, différente de la mémoire involontaire, inconsciente, que sont les souvenirs, le passé. À ce titre, Bergson était très intéressé par les rêves, et aussi par l’intuition qui était en quelque sorte la composante insaisissable de la raison. Dans son "Essai sur les données immédiates de la conscience" (1889), Bergson pensait que nous n’oubliions jamais rien de tout ce que nous avions eu conscience : « Notre vie passée est là, conservée jusque dans ses moindres détails. ». Si seulement, pourrais-je soupirer ! L’inconscient, pour Bergson, serait le manque de mémoire, les souvenirs qui ont été écartés de la conscience.

À l’avenir, j’aurai peut-être l’occasion d’évoquer un point précis ou un autre de la pensée bergsonienne qui est très riche et très dense, mais, pour ce jour, je souhaite m’arrêter sur un sujet intéressant en pleine période de pandémie de covid-19. Ce sujet a été traité par la professeure de philosophie Aïda N’diaye, normalienne et agrégée de philosophie, invitée de France Inter le 31 mars 2020. Rappelez-vous la date : nous étions au début du premier confinement, l’avenir n’était pas gai (il l’est un peu plus aujourd’hui grâce à la perspective du vaccin) et ce confinement, annoncé (à mon avis par erreur) initialement seulement pour deux semaines a été prolongé pour encore un mois et demi.

Ce coronavirus est la démonstration d’un des thèmes importants de la pensée de Bergson, "l’imprévisibilité fondamentale du réel". Aïda N’diaye a évoqué « ce que Bergson appelle l’illusion rétrospective : celle qui consiste à identifier après coup dans le passé, ce qui a rendu le présent possible. Et donc cette illusion qui produit une impression de prévisibilité. ».

Elle a ainsi parlé de l’impréparation des stocks de masques, sujet à l’époque très d’actualité : « Nous avons tendance à en conclure que les responsables de l’époque auraient pu ou dû prévoir ce qui allait arriver. Nous le faisons donc depuis notre présent. Or, ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que l’incapacité dans laquelle nous sommes individuellement, mais surtout collectivement, à nous projeter, nous révèle bien ce que tout cela a d’illusoire. En fait, déshabillée de nos habitudes face à une situation inédite, la réalité nous apparaît soudain pour ce qu’elle est : imprévisible. ».

Cela crée de l’angoisse, évidemment, et certaines personnes sont durement touchées par la crise sanitaire et les confinements, mais, dit Aïda N’diaye : « Pour Bergson, il faut aussi voir la révélation de ce qu’est notre liberté, justement, face à cette imprévisibilité, c’est-à-dire une capacité à agir de manière parfaitement neuve et originale que Bergson appelle la liberté créative. ». Ce serait le "monde d’après" : « On peut quand même redécouvrir ce que pourrait être notre liberté, c’est-à-dire une capacité à inventer et créer, à faire quelque chose de totalement inédit. ».

En somme, c’est « une occasion de ne pas reprendre nos vieilles habitudes, mais d’agir, d’être authentiquement libre et donc, de recréer, au sortir de cette crise, un monde radicalement neuf, puisque nous savons désormais que le réel peut toujours nous surprendre. ».

C’est probablement cet aspect-là de la crise sanitaire que la classe politique en France, notamment, n’a pas appréhendé, et pas seulement celle qui agit, dans la majorité et au gouvernement, aussi celle qui pérore, dans l’opposition et le dénigrement…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 janvier 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Philosophe de De Gaulle.
Friedrich Dürrenmatt.
Henri Bergson.
Patrice Duhamel.
André Bercoff.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Claude Weill.
Anna Gavalda.
Alfred Sauvy.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210104-bergson.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-liberte-creatrice-de-bergson-229939

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/19/38714841.html




 

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31 décembre 2020 4 31 /12 /décembre /2020 02:03

« Je ne monte pas de grands spectacles pour faire du tintamarre, mais pour qu’en chacun de nous, résonne l’espérance. » (Robert Hossein, 2001).


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Quoi de plus pittoresque que de naître et de mourir entre Noël et le Nouvel An ? Robert Hossein fait partie de ces êtres-là (qui n’y peuvent rien !) qui découvrent le monde au début d’un autre ; il fête en effet son 93e anniversaire ce mercredi 30 décembre 2020. Robert Hossein est associé souvent au cinéma et au théâtre, et c’est avec raison, il a une carrière magistralement dense sur ces deux secteurs artistiques, d’autant plus dense qu’il a été à la fois metteur en scène ou réalisateur et aussi comédien ou acteur.

À ce titre, il a côtoyé les plus grands dans des dizaines de productions. C’est assez impressionnant.

Au théâtre, il a mis en scène des dizaines de pièces, parfois ses propres pièces : il en a écrit quatre dont une avec son ami Frédéric Dard. Au fait, pourquoi avec Frédéric Dard ? Voici ce qu’en dit Robert Hossein : « De retour à la vie civile, j’ai été accueilli par mon ami Frédéric Dard. Accueilli, recueilli, adopté, choyé, entouré par cet homme exceptionnel et son épouse, qui m’ont installé chez eux, dans une grande chambre peuplée de livres et baignée de lumière (…). Ils m’ont aimé comme leur troisième enfant. ». Frédéric Dard n’avait pourtant que… sept ans de plus que Robert Hossein.

Les dernières pièces qu’il a mises en scène sont "Huis clos" (de Jean-Paul Sartre) en 2002 et deux autres sur des affaires judiciaires en 2010, "L’Affaire Seznec" (d’Éric Rognard et Olga Vincent) et "Dominici : un procès impitoyable" (de Marc Fayet).  Il a aussi joué dans des dizaines de pièces, parfois les mêmes que celles qu’il a mises en scène. Cela lui a valu un Molière d’honneur en 1995.

Au cinéma, par exemple, il a joué le personnage principal (un prêtre amoureux) avec Claude Jade, Claude Piéplu, Louis Seigner et Pierre Mondy, dans "Prêtres interdits" de Denys de La Patellière (sorti le 22 novembre 1973), ou encore le commissaire Rosen aux côtés de Jean-Paul Belmondo, Bernard-Pierre Donnadieu (un acteur que j’apprécie beaucoup, mort il y a dix ans), Jean Desailly, etc. dans "Le Professionnel" de Georges Lautner (sorti le 21 octobre 1981).

On peut citer bien sûr son personnage de Joffrey de Peyrac, tenant la réplique à Michèle Mercier (Angélique), dans quatre des cinq films de la célèbre série "Angélique, Marquise des Anges" de Bernard Borderie (le premier est sorti le 8 décembre 1964, il est absent du deuxième de la série). Ou encore l’un des nombreux personnages dans "Vénus Beauté (Institut)" de Tonie Marshall (sorti le 3 février 1999), ou le premier rôle dans "Les Uns et les Autres" de Claude Lelouch (sorti le 27 mai 1981), enfin, je cite encore, de manière très incomplète, son rôle aux côtés de Jane Birkin et Brigitte Bardot dans "Don Juan 73 ou si Don Juan était une femme" de son ami Roger Vadim (sorti le 22 février 1973), une histoire de l’amour multiple et plus ou moins libre des années 70.

Parmi les films que Robert Hossein a réalisés, on peut citer sa version du livre de Victor Hugo qui a été parmi les plus adaptés au cinéma, "Les Misérables", sorti le 20 octobre 1982 avec pour principaux acteurs Lino Ventura (Jean Valjean), Michel Bouquet (Javert), Jean Carmet  (Thénardier) et Évelyne Bouix (Fantine). Le scénario de ce film a été fait par Robert Hossein lui-même et aussi par Alain Decaux, un de ses compères, auteurs de ses grands spectacles historiques.

Car depuis 1975, Robert Hossein est surtout connu pour ses grandes fresques historiques ou religieuses avec une sorte d’obsession : faire participer le public. Et ces spectacles sont très impressionnants. D’abord, parce qu’il prend souvent des sujets connus qui disent quelque chose, même vaguement, à tout le monde. Ensuite, parce que cela se passe dans d’immenses salles, remplies de public et les comédiens, parfois, s’invitent dans l’assistance.

Les thèmes ? Jésus-Christ (plusieurs spectacles, j’ai eu la chance d’assister à "Un homme nommé Jésus" dans les années 1980, très impressionnant), Marie, Jean-Paul II, mais aussi des thèmes historiques comme Jules César, Danton et Robespierre, Marie-Antoinette, De Gaulle (coécrit par Alain Decaux et Alain Peyrefitte), Napoléon, Ben-Hur, etc. Il a aussi repris des scénarios de films ou des adaptations de livres pour ses spectacles : "Le Cuirassé Potemkine", "Notre-Dame de Paris", "Les Misérables", "L’Affaire du courrier de Lyon", "Angélique, Marquise des Anges", "On achève bien les chevaux", etc.

Ces spectacles, qui mélangent l’art du théâtre, du cinéma, et plus généralement, de la scène, c’est la marque de fabrique de Robert Hossein qui n’a pas eu peur de voir grand. Dans les sujets traités, le principal est évidemment la religion et probablement que cela vient de sa propre identité. Il a publié une petite vingtaine d’ouvrages dont certains expliquent son origine, sa foi en Dieu, etc. En 2007, il a publié ainsi "N’ayez pas peur… de croire" chez Lattès, reprenant la fameuse expression qui a inauguré le pontificat de Jean-Paul II, expression que son spectacle a reprise comme titre de sa fresque sur la vie du saint pape.

Et son origine est assez complexe : le père de Robert Hossein fut un compositeur d’origine à la fois azérie et iranienne, sa mère fut une comédienne russe et juive, née en Moldavie. Lui-même s’est converti au catholicisme, d’ailleurs assez tardivement dans une démarche très personnelle. Il a d’ailleurs été reçu par le pape François au Vatican il y a presque cinq ans. Il s’est marié plusieurs fois et a eu plusieurs enfants, dont un rabbin à Strasbourg, il a aussi été dans les années 1960 le gendre de la journaliste Françoise Giroud, tout cela pour expliquer une vie complexe, très riche, faite de mille références, qui rend la personnalité de Robert Hossein difficilement cernable : « Il est essentiel de savoir d’où l’on vient, faute de savoir où l’on va ! ».

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Pour avoir une petite idée de personnalité de Robert Hossein, je propose ici quelques phrases venues de lui.

Sa foi : « Je suis un marginal mystique, méfiant de naissance. Tout ce que l’on peut dire de moi, c’est que je suis croyant. Et désespéré. ».

Sa foi (suite) : « Nul besoin d’être cultivé pour être inspiré ! Il faut seulement être à l’écoute de l’invisible. ».

Sa foi (suite 2) : « De toute façon, comme je le répète volontiers, je crois tellement en Dieu… qu’il finira bien par exister ! ».

Son humanisme : « Tout homme est une histoire sacrée, je le jure ! ».

Son monde : « J’ai toujours vécu dans une sorte d’univers parallèle, sinon dans un état second, recréant le monde autour de moi, me le réappropriant sans cesse. Je ne m’y suis jamais adapté, c’est plutôt lui qui s’est fait à moi, grâce au prisme de mon imagination. ».

Sa nostalgie : « Le passé, c’est un souvenir. Si vous vivez dans le passé, vous êtes foutu. Il faut espérer dans l’avenir, mais je trimballe une éternelle nostalgie de la vie… ».

Solitude : « Le livre qui m’a le plus bouleversé, c’est "Le Désert des Tartares" de Buzzati, parce qu’il fait état de cet isolement qui nous caractérise. ».

Les derniers seront les premiers : « Au Ciel, c’est la conscription. De grandes figures masquées tirent des numéros. Selon le chiffre, elles descendent un immense escalier qui les conduit sur Terre. Le hasard veut que les uns deviennent banquier, roi, artiste. Les autres, célébrité, commerçant, indicateur. Le dernier, qui a  eu du mal à se présenter, tire le mauvais numéro : "mendiant". On le roue de coups et on le jette au bas des marches. Tandis que tout le monde danse, boit, se gave, le mendiant, lui, mendie. Au-dessus de sa misère, ses congénères s’épuisent en sabbats, bals, égoïsmes, et la vie passe… Le crépuscule tombe : la mort, avec sa faux, appelle les élus. Ils renoncent tous à quitter la Terre. Seul, le mendiant gravit l’escalier, tel un prince. ».

Addiction pécuniaire : « Les biens matériels aveuglent, étouffent, submergent l’essentiel, on devient dépendant du fric comme de la drogue ou de l’alcool. La liberté n’a rien à voir avec cet insidieux phénomène d’addiction. ».

Compassion des dirigeants : « Peut-être faudrait-il faire passer à nos chefs politiques un examen qui évaluerait leur aptitude à la compassion et à la bonté… » (je précise que cette phrase a été écrite en 2002, afin de ne pas en faire une interprétation hasardeuse).

Ne pas être victime : « Pour réussir sa vie et être libre, il est nécessaire de renoncer à être une victime pour prendre soin des autres, tous ceux dont le cri est une alarme… Courage ! ».

Bref, bon anniversaire, Robert Hossein !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (26 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Michel Piccoli.
Robert Hossein.
Claude Brasseur.
Jean-Louis Trintignant.
Jean-Luc Godard.
Michel Robin.
Alain Delon.
Alfred Hitchcock.
Brigitte Bardot.
Charlie Chaplin.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sra-20201231-robert-hossein.html

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/31/38734078.html



 

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30 décembre 2020 3 30 /12 /décembre /2020 03:39

« Pierre Dux était aussi heureux que je le suis aujourd’hui représentant la haute couture, métier qui rejoint par bien des aspects les disciplines que vous symbolisez. » (Pierre Cardin, le 2 décembre 1992).


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Il poursuivait : « Vous me permettrez, en tant que premier d’une lignée, de considérer que la reconnaissance que vous m’accordez fait avant tout de la haute couture un art à part entière, et honore cette profession. Ne peut-on pas dire en effet que si les robes étaient en plâtre ou en bois, on désignerait les couturiers comme des sculpteurs ? Chaque modèle est une construction architecturale et plastique, la seule différence est que nos formes sont animées. J’ai éprouvé un grand plaisir à tailler mon habit vert et d’être sans doute le seul à l’avoir fait, depuis David qui, lui, l’avait dessiné. Je pense aujourd’hui à l’honneur qui rejaillit sur le monde de la haute couture française, sur la mode qui devient un art dont on consacre la qualité, à travers d’une activité professionnelle (…). L’amour du métier est un sentiment humain des plus nobles que je partageais avec Pierre Dux, grand comédien et prince de sa profession qui en plaçait l’exigence au plus haut niveau. ».

Comment pouvait-il ne pas être ému d’avoir été élu, le 12 février 1992, membre de l’Académie des Beaux-arts, au fauteuil de son ami Pierre Dux, en tant que premier haut couturier ? Doyen de cette noble assemblée depuis le 16 août 2020, Pierre Cardin s’est éteint ce mardi 29 décembre 2020 à l’âge de 98 ans.

Pourquoi l’alchimiste ? Parce qu’il transformait tout ce qu’il touchait en or. Certes, Marcel Landowski l’a qualifié « d’homme aux doigts d’or » pour son talent de créateur de mode, de haute couture, mais Pierre Cardin était bien plus qu’un haut couturier. Il se plaisait à rappeler qu’il avait d’abord commencé sa vie professionnelle comme comptable, à Paris en 1945, puis coupeur chez un tailleur pour hommes, puis, ce fut une rencontre avec Cocteau, il dessina les costumes et masques de "La Belle et la Bête", et après Cocteau, Ophüls, Escoffier, Delannoy… En décembre 1946, il fut recruté par Dior, qu’il a quitté dès 1950 pour se lancer dans sa propre entreprise de création.

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En cinq ans, il est devenu un créateur réputé, d’abord spécialisé dans les costumes de théâtre puis, en 1953, il a présenté sa première collection de mode, l’année suivante, ce fut la célébrité avec ses robes bulles. 1954, ouverture de la première boutique "Ève" ; 1957, ouverture de la boutique pour les hommes "Adam". Et cette innovation majeure dans la haute couture : il a proposé un prêt-à-porter, c’est-à-dire qu’il a permis à la classe moyenne de s’habiller avec une marque de haut couturier. Scandale dans le milieu de la haute couture.

Impossible d’énumérer sans lasser toutes ses réalisations, créations, des habits souvent futuristes propres aux années 1960 et 1970, mais la haute couture n’était vraiment pas sa seule activité. Très rapidement, il a bifurqué sur toutes sortes de produits dérivés à la célèbre marque "Pierre Cardin" connue du monde entier, parmi les huit premières marques commerciales les plus connues au monde au même titre que Coca Cola ou Mercedes. Pour lui, il n’y avait pas plus de honte à vendre des sardines qu’à vendre du parfum, rien n’était infamant pour l’alchimiste, surtout pas le prêt-à-porter.

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Avec sa fortune colossale (estimée à plusieurs centaines de millions d’euros), il a pu s’acheter des joyaux comme le "Maxim’s" qu’il a développé à l’étranger, le Théâtre des Ambassadeurs devenu le célèbre pôle culturel Espace Pierre-Cardin, etc. Parmi les très nombreuses personnalités invitées à l’Espace Pierre-Cardin, retenons Arthur Miller, Delphine Seyrig, Maurice Béjart, Henri Michaux, Raymond Devos, Maria Casarès, Pier Paolo Pasolini, etc.

Bref compagnon de route de Jeanne Moreau, passionné par les arts (admirateur de Fernand Léger et de Maïa Plissetskaïa), grand mécène, Pierre Cardin était avant tout un chef d’entreprise, un homme d’affaires qui « a su constituer un véritable empire qui s’étend sur le monde entier et qui fait travailler près de 200 000 personnes » comme le narre passionnément sa notice académique. 840 contrats de licence, des millions de mètres carrés, 540 usines dans 110 pays…

En recevant Pierre Cardin à l’Institut, Marcel Landowski le complimentait ainsi : « Vous êtes en effet de ceux qui savent associer l’être et le paraître ; vous appartenez à cette famille d’esprits pour laquelle chaque regard, chaque mot, chaque posture se délivre comme un message. N’est-ce pas une première approche de l’élégance ? ».

Et d’insister sur le leitmotiv du haut couturier : « Vous gardez un goût prononcé, presque une exigence intime, pour la pureté des lignes. Si bien que votre rêve est de créer le vêtement qui pourrait, tout autant, selon vos propres termes, habiller la duchesse de Windsor que votre concierge. Sans doute, l’idée germait en vous d’adoucir les frontières sociales et économiques des sphères que vous traversiez en prince humaniste. Je ne sais si votre concierge a eu l’honneur insigne de porter l’une de vos créations, mais la duchesse de Windsor, quelques années plus tard, viendra s’habiller chez vous, suivie bientôt par les plus grandes dames de ce monde. ».

Pierre Cardin ne cachait pas qu’il a eu beaucoup de chance à ses débuts, notamment d’avoir travaillé pour Cocteau. Mais il oubliait de préciser qu'il avait beaucoup travaillé dans sa vie. Il disait souvent : « Je suis un enfant des faubourgs, je suis devenu Pierre Cardin. ». À ce titre, Pierre Cardin était l’un des meilleurs ambassadeurs au monde de l’excellence française. Ce sont cent, mille, dix mille, cent mille Pierre Cardin dont la France aurait besoin pour réaffirmer sa grandeur dans un monde globalisé. Allez hop, au travail les talentueux !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (29 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Les 96 étés de Pierre Cardin.
Pierre Cardin.
Karl Lagerfeld.
Yves Saint Laurent.
Pierre Bergé.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201229-pierre-cardin.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/pierre-cardin-l-alchimiste-229834

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/29/38730515.html







 

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24 décembre 2020 4 24 /12 /décembre /2020 03:20

« Je pense à mes amis qui ne sont plus là, que je pleure. J’ai une pensée émue en pensant qu’ils ne sont plus là. Mais je trouve que ça a été bien court tout ça. Il y a encore beaucoup à faire. J’éprouve un plaisir à voir jusqu’où les verrous me conduisent. Ça continue à m’intéresser. » (Pierre Soulages, le 20 décembre 2019 sur France Inter).


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Exceptionnelle longévité d’un artiste majeur. Le peintre Pierre Soulages fête ses 101 ans ce jeudi 24 décembre 2020. Le maître est toujours actif et continue à créer.

Petit à petit, dans son œuvre, Pierre Soulages a éliminé tout ce qui était "inutile" à sa recherche. Et sa recherche, ce n’était pas l’obscur, pas le noir, mais au contraire la lumière. Le noir comme moyen de mettre en valeur la lumière. L’outrenoir dépasse un peu l’entendement, en premier abord. Une toile complètement faite de noir, cela pourrait être une "arnaque", mais non, c’est bien l’évolution de cette recherche scripturale exceptionnelle. Les reflets deviennent un élément fondamental de la lumière.

Une œuvre, ce n’est plus seulement une surface, c’est aussi un état de surface. Les aspérités sont l’œuvre. En quelque sorte, Soulages a inventé les toiles en trois dimensions. Ce n’était pas nouveau mais ses œuvres sont conçues spécialement pour cette troisième dimension.

La question de l’art abstrait est toujours difficile à aborder. Elle l’a été dans de multiples œuvres, pièces de théâtre notamment (comme "Art", une excellente pièce de Yasmina Reza), certains spectacles dédiés à l’art contemporain, comme les divagations artistiques de l’humoriste Alex Vizorek, l’art abstrait est souvent évoqué d’une manière assez ironique, et c’est vrai qu’il peut être difficile de suivre le cheminement de certains artistes. L’art figuratif est effectivement plus simple d’apparence.

Les arguments d’autorité ont d’ailleurs peu de prise sur la considération artistique car ils sont plus une conséquence qu’une cause de ce qu’est l’art associé. Or, Soulages, lui, est un artiste comblé, largement et mondialement reconnu depuis très longtemps, le marché de l’art l’a "coté" très cher (un tableau peut valoir jusqu’à 10 millions d’euros). Il a eu droit à de grandes rétrospectives consacrant son œuvre un peu partout dans le monde, sur les cinq continents, évidemment à Paris aussi : le Centre Pompidou pour ses 90 ans, et le "bâton de maréchal", le Louvre pour ses 100 ans. À cette dernière occasion, il a produit encore des œuvres en octobre 2019, malgré l’âge et sans doute la fatigue et l’épuisement. Car réaliser des œuvres, c’est presque un travail de forçat.

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Il continue à exposer. Normalement, il y avait une exposition qui devait retracer son œuvre de 1946 à 2019 en Allemagne, à Baden-Baden, au Musée Frieder-Burda du 17 octobre 2020 au 28 février 2021. Malheureusement, la pandémie de covid-19 a bouleversé la programmation car le musée est actuellement fermé. Ses œuvres, provenant notamment du Musée Soulages à Rodez (sa ville natale) et du Centre Pompidou, étaient exposées avec la lumière de ce musée appelé la "villa blanche au milieu d’un parc" (« une atmosphère toute particulière dans le cadre inondé de lumière » note la brochure).

Le guide de cette exposition qui, je l’espère, sera accessible aux visiteurs en 2021 lorsque les conditions sanitaires le permettront, explique en particulier : « Cette exposition rétrospective offre un parcours de l’œuvre du peintre et en montre la remarquable cohérence en dépit de sa longévité exceptionnelle. Dès ses débuts, Soulages a opté pour une abstraction totale, mettant en question les données traditionnelles de la peinture. Par les matériaux qu’il emploie (…), par ses outils qui renvoient souvent à ceux des peintres en bâtiment, par son choix d‘identifier ses toiles par la technique, les dimensions et la date de réalisation, plutôt que de choisir un titre orientant la vision, il adopte une position singulière dès 1948 lorsqu’il écrit : "Une peinture est un tout organisé, un ensemble de formes (…) sur lequel viennent se faire et de défaire les sens qu’on lui prête". ». Peindre est donc pour Soulages une activité autant physique qu’intellectuelle.

À l’occasion de son centenaire et de la rétrospective au Louvre, Pierre Soulages a répondu aux questions de Léa Salamé et Nicolas Demorand sur France Inter lors de la matinale du 20 décembre 2019, il y a un an. Le maître était très intimidé par cette rétrospective du Louvre : « C’est toujours très impressionnant d’être invité à mettre son travail à côté des chefs-d’œuvre qu’il y a au Louvre. ».

Il a tenté une nouvelle fois d’expliquer son "outrenoir" : « Ce mot signifie un autre  monde, comme outre-Rhin, outre-Manche, désignent un autre pays. Outrenoir, c’est ça : c’est un autre monde, atteint par une dimension et surtout par un manière de voir le noir. Outre-noir ne signifie pas ultra-noir. On dit que je peins avec du noir. En réalité, je peins avec la lumière réfléchie par des états de surface irréguliers fatalement de la couleur noire. C’est une lumière, et elle touche en nous des couches profondes qui nous habitent et que nous ignorons. Et c’est ce qui m’intéresse. ».

Soulages, prince de la relativité générale dans le domaine des arts : « Le noir est une couleur très active. Si vous prenez une couleur sombre et que vous mettez du noir à côté, elle paraît moins sombre. ». C’était une réflexion qu’il s’était faite quand il était enfant. Il l’a développée jusqu’à l’extrême… Bon anniversaire, grand maître !






Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Soulages consacré au Louvre.
Pierre Soulages.
Frédéric Bazille.
Chu Teh-Chun.
Rembrandt dans la modernité du Christ.
Jean-Michel Folon.
Alphonse Mucha.
Le peintre Raphaël.
Léonard de Vinci.
Zao Wou-Ki.
Auguste Renoir.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201224-pierre-soulages.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/soulages-101-etoiles-brillant-dans-229695

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/19/38714811.html





 

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22 décembre 2020 2 22 /12 /décembre /2020 01:33

« Inscrite dans le XXe siècle finissant, l’œuvre de Basquiat ne cesse d’affirmer son caractère précurseur pour le XXIe siècle. Répétition, collage, inscription fonctionnant en réseaux, font de lui une figure annonciatrice de l’ère d’Internet telle que nous la connaissons aujourd’hui. Lorsqu’il disparaît en 1988, la révolution numérique commence à se propager. Elle fait écho à l’accélération des échanges culturels planétaires à travers la globalisation, la mondialisation ou la "mondialité" pour reprendre le terme d’Édouard Glissant [grand écrivain martiniquais (1928-2011)]. » (Suzanne Pagé, 2018, notice de l’exposition).



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J’ai récemment fait état de l’exposition sur Egon Schiele à la Fondation Louis Vitton au Bois de Boulogne à Paris. Je l’avais visitée pour Egon Schiele et elle était couplée avec une autre exposition sur un artiste très important à l’autre extrémité du XXe siècle, Jean-Michel Basquiat, dont je connaissais très peu les œuvres.

Au contraire de celle sur Egon Schiele qui a fini le 14 janvier 2019, l’exposition sur Jean-Michel Basquiat a été prolongée exceptionnellement d’une semaine avec une ouverture exceptionnelle tous les jours de cette semaine, de 8 heures à 22 heures du mardi 15 au jeudi 21 janvier 2019. Si vous arrivez avant 9 heures 30, le musée vous offre même un café ! C’est une grande chance pour les visiteurs retardataires, car plus de cent vingt œuvres du peintre sont exposées, dans huit salles du bâtiment moderniste, ce qui en donne une vue impressionnante de débordement d’énergie.

Pour la clôture de l’exposition, le lundi 21 janvier 2019 à 20 heures 30, le célèbre Ensemble intercontemporain (créé par Boulez) a prévu de faire un concert dans l’Auditorium de la Fondation Louis Vuitton, dirigé par le compositeur et chef d’orchestre Matthias Pintscher (avec Bryce Dessner) avec au programme, notamment une création mondiale de Matthias Pintscher, commandée par le musée de Bernard Arnault pour l’occasion.

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Revenons à Jean-Michel Basquiat et évoquons rapidement sa trajectoire avant ses œuvres. Malheureusement, la trajectoire est rapide. Comme Egon Schiele, ce fut une sorte d’étoile filante de l’art qui a brillé d’une très forte énergie pendant un court moment, à peine dix ans.

Né le 22 décembre 1960 à New York dans une famille de classe moyenne dont la mère est d’origine portoricaine et le père d’origine haïtienne, ce qui explique un nom très francophone (l’artiste parlait d’ailleurs couramment les trois langues, l’anglais, l’espagnol et le français). Enfant, il fut sensibilisé à l’art, visitant notamment (et souvent) le MoMA (le très célèbre Musée d’art moderne de New York). Son univers d’enfant fut la boxe, le jazz et l’art. Les parents divorcés, il a vécu deux ans à Porto Rico pendant son adolescence puis retourna à New York.

Rejeté par sa famille, il a quitté très vite l’école pour se consacrer à l’art, au départ, l’art des rues, des graffitis, qui préfiguraient déjà son style, à l’âge de 16 ans, avec d’autres amis chez qui il vivait, et rapidement, il commença à être connu, à défaut encore d’être reconnu, pour son génie extrêmement créatif dès 1980.

Cette même année, il rencontra Andy Warhol (1928-1987) avec qui il a eu plus tard (1982-1985) une collaboration très fructueuse à laquelle une salle entière de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton a été consacrée. Les deux artistes sont devenus rapidement de bons amis, et Jean-Michel Basquiat était allé vers Andy Warhol à l’origine pour booster sa carrière artistique. Andy Warhol fut cependant critiqué pour avoir voulu "exploiter" son ami : « C’est moi qui ai aidé Andy Warhol à peindre ! Cela faisait vingt ans qu’il n’avait pas touché un pinceau. Grâce à notre collaboration, il a pu retrouver sa relation à la peinture. (…) La production de peintures collectives nous a permis d’affirmer notre identité, chacun donnant à, prenant de, affectant l’autre. » (Jean-Michel Basquiat).

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Le peintre américain René Ricard a rendu hommage aux travaux de Jean-Michel Basquiat dans un article "The Radiant Child" (l’enfant radieux) publié en décembre 1981 dans le magazine Artforum, un magazine spécialisé dans l’art contemporain, ce qui l’a fait connaître et surtout reconnaître comme un artiste majeur.

Dès mars 1983, Jean-Michel Basquiat, qui n’a alors que 22 ans et fut ainsi l’un des artistes les plus jeunes à être exposés, exposa ses œuvres à la Biennale du Whitney Museum of American Art, dont l’objectif est de faire connaître les nouveaux artistes majeurs. Il a connu le succès très vite et très jeune. D’une force formidable, il a réalisé en une dizaine d’années près de sept cents œuvres très impressionnantes.

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Comme Egon Schiele, Jean-Michel Basquiat est mort très jeune, à seulement 27 ans, il y a trente ans, le 2 août 1988, à New York, d’une overdose de cocaïne et d’héroïne. Il avait été très ébranlé par la mort d’Andy Warhol le 22 février 1987 et avait plongé dans une sorte de dépression et toxicomanie qui lui enlevèrent son inspiration.

Parlons de son œuvre, maintenant. Quand j’ai fini l’exposition sur Egon Schiele pour laquelle je m’étais rendu à la Fondation Louis Vuitton, je ne pensais pas y voir les œuvres de Basquiat. Happé par la première salle, j’y suis finalement allé avec une certaine réticence qui s’est vite étiolée. Les rares et vagues idées que j’avais de l’artiste ne prêtaient en effet pas à approfondir sa connaissance. Je me disais que Basquiat dessinait et peignait comme un enfant de quatre ou cinq ans…

C’est ce qu’on aurait pu dire aussi de Picasso qui a beaucoup inspiré Basquiat : « Picasso est venu à l’art primitif pour redonner ses lettres de noblesse à l’art occidental, et moi, je suis venu à Picasso pour donner ses lettres de noblesse à l’art dit primitif. » (Jean-Michel Basquiat).

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Au fil des œuvres et des salles que j’ai visitées sur Basquiat, mon a priori fut vite dissipé. J’ai vu en Basquiat un artiste très subtil, très cultivé (littérature, art, histoire, religion, bande dessinée, économie, Antiquité grecque et romaine, culture africaine, musique, sport, médecine, etc.), et surtout, qui avait beaucoup de choses à dire, qui était un bouillonnement permanent d’idées, de mots (il y a de nombreuses œuvres remplies de mots, de phrases, etc.), de messages : « L’obsession compulsive pour le dessin constitue (…) le vecteur immédiat d’un corps jeune, lieu de toutes les énergies, tendu par une véritable rage à dire dans l’urgence. La conscience d’une mission, quasi christique, serait un autre trait commun avec Schiele. Un rapport essentiel aux mots aussi. » (Suzanne Pagé).

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Insistons sur la culture de Basquiat exprimée par Suzanne Pagé, la commissaire générale de l’exposition : « De fait, éminemment actuel, Basquiat n’aurait pu avoir une telle prégnance dans le futur sans s’appuyer sur une vraie connaissance et sur la compréhension sensible de l’art du passé. Ce dernier indice, parmi d’autres, d’une profonde appétence de savoir, contredit d’ailleurs la fable du supposé autodidacte sauvage. Il témoigne de sa formidable et très riche culture, totalement polyphonique. Avec des prédispositions d’ouverture liées à ses doubles racines haïtienne et portoricaine, l’artiste absorbe tout, tel un buvard, mixant l’apprentissage de la rue à un répertoire d’images, de héros et de symboles issus des cultures les plus diverses. ».

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Basquiat voulait promouvoir l’art primitif, se sentait en communauté avec les Américains d’origine africaine. Beaucoup de ses messages concernent d’ailleurs le racisme de l’Amérique des années 1960, celle qu’il a vécue quand il était enfant. Basquiat est d’ailleurs une figure de personnalités "noires" (c’est-à-dire à peau noire) qui est adulée au même titre que Nelson Mandela, Desmond Tutu, Martin Luther King, Bob Marley, etc. : « Je ne suis jamais allé en Afrique. Je suis un artiste qui a subi l’influence de son environnement new-yorkais. Mais je possède une mémoire culturelle. Je n’ai pas besoin de la chercher, elle existe. Elle est là-bas, en Afrique. Ca ne veut pas dire que je dois aller vivre là-bas. Notre mémoire culturelle nous suit partout, où que nous nous trouvons. » (Jean-Michel Basquiat).

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La notice de l’exposition souligne d’ailleurs l’une des sources d’inspiration de Basquiat : « L’absence des artistes noirs apparaît avec une douloureuse évidence ; l’artiste s’impose alors de faire exister, à parité, les cultures et les révoltes africaines et afro-américaines dans son œuvre. ». Dieter Buchhart, commissaire invité de l’exposition, a complété : « Basquiat se reflète, comme en un miroir, dans ses figures de boxeurs noirs et de musiciens de jazz, mais aussi de victimes de la brutalité policière et du racisme au quotidien. Il relie l’Atlantique noire, la diaspora africaine, l’esclavage, le colonialisme, la répression et l’exploitation avec la période dans laquelle il vit, le New York des années 1980, ne perdant jamais de vue ses propres conditions d’existence ni celles de l’humanité en général. ».

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Comme le disait Soulages pour justifier ses toiles géantes, il faut voir les œuvres Basquiat dans leur réalité physique : souvent, ses peintures et dessins sont géants, et donc très impressionnants. C’est vrai des visages à la mâchoire bien visible, les thèmes en général de ses peintures font très rapidement penser à la mort, à l’idée de mort, au temps et à l’existence qui passent. C’en est justement plus impressionnant.

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L’une de ses œuvres les plus impressionnantes est justement cette chevauchée avec la mort ("Riding with Death", pour la première fois visible à Paris avec cette exposition) réalisée quelques semaines avant sa propre mort (reprenant de nombreuses références classiques : Léonard de Vinci, Dürer, Rembrandt, etc.).

L’autre élément très marquant de cette visite, ce sont les couleurs, ce que Bernard Arnault appelle « cette énergie graphique et électrique ». Elles impressionnent autant que la densité des œuvres elle-même. Elles envahissent l’esprit et le cœur, elles séduisent, elles contraignent, elles imposent, elles valorisent. Elles font de l’humanité en général un ciel majestueux, ou destructeur. Les couleurs sont comme celles du coucher du soleil, toujours différentes et pourtant, déjà, on les reconnaît. Le style de Basquiat est reconnaissable parmi mille autres styles. La marque de l’artiste est absolument remarquable.

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Avec cette exposition, on ne peut nier le talent artistique de Basquiat parce que certaines œuvres le montrent réellement. Les motifs qui ont l’air très naïfs sont volontairement primitifs. Basquiat considérait que les dessins d’enfants étaient forcément très forts car ils montraient une réalité perçue par l’enfant, sans les filtres de la vie sociale : « Oui, j’aime les dessins d’enfants. Et ce qui me plaît vraiment et qui m’a influencé, ce sont les travaux des enfants entre trois et quatre ans. Je fuis la logique linéaire de l’adulte pour m’approcher de la logique immédiate de l’enfant. Comme eux, j’aime "pêcher" dans l’histoire de l’art. » (Jean-Michel Basquiat).

L’une des raisons d’avoir voulu coupler les deux expositions sur Schiele et Basquiat, ce fut, comme l’a expliqué Dieter Buchhart, la ligne : « Dans les deux expositions, l’accent est mis sur le rôle jouée par leur ligne inimitable. Tout comme l’art de Schiele présage l’imminence et les horreurs de deux guerres mondiales, les œuvres de Basquiat répercutent les attaques contre l’humanité replacées dans les contextes du colonialisme, de l’esclavage et du racisme, mais aussi dans leur environnement contemporain. Chez les deux artistes, la ligne représente l’expérience limite entre vie et mort, le seuil où, comme le note Schiele en 1910, "tout est mort vivant". De même qu’elle sert à Schiele d’outil pour exprimer une évolution et un inévitable pourrissement, la ligne, chez Basquiat, ouvre les têtes et les corps pour en révéler l’anatomie interne, les nerfs, les veines, les tendons et les os. Du fait de la radicalité stupéfiante de leur dessin, le trait, la ligne comme intentionnalité, autorisent une expérience dissonante et divergente du contour, dans un processus d’ouverture et de libération. ».

Notons d’ailleurs que Basquiat était un grand amateur d’anatomie humaine, discipline qui l’avait marqué, car sa mère lui avait offert un livre d’anatomie ("Henry Gray’s Anatomy of Human Body") lorsqu’il fut immobilisé à l’hôpital à l’âge de 7 ans à la suite d’un grave accident de voiture (une voiture l’avait heurté dans la rue). Cette anecdote peut aider à comprendre nombreuses de ses œuvres.

Si Basquiat a été "accueilli" ainsi à la Fondation Louis Vuitton, c’est parce qu’il est considéré comme « l’une des plus importantes figures de l’histoire de l’art » et « un artiste qui a radicalement renouvelé la pratique du dessin et le concept même d’art ». Ayant conçu lui-même le parcours de la visite, Dieter Buchhart a développé : « Par son approche qui rappelle le copier-coller, il a introduit une convergence entre plusieurs disciplines et conceptions, ouvrant ainsi de nouveaux espaces de pensée, anticipant notre société Internet et post-Internet et les formes contemporaines de communication et de réflexion. Depuis le début des années 1990, la perception et l’analyse de son travail ont évolué. L’accent mis naguère sur le rôle dans l’histoire de la peinture a glissé vers une vision plus conceptuelle, qui jette un éclairage revivifiant sur son procédé d’échantillonnage des sources et des techniques, y compris son utilisation du collage et de la sérigraphie, le replaçant au sein du temps présent où prévalent les réseaux sociaux, la surveillance et la connexion ininterrompue. ».

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Président de la Fondation Louis Vuitton, Bernard Arnault, qui a confié que Basquiat fut « aux origines de [sa] propre collection » (« Je lui dois beaucoup de ma passion pour l’art en général, pour l’art contemporain en particulier. »), a commenté ainsi l’œuvre du peintre : « La complexité de son œuvre n’a pour égale que l’immédiateté et une spontanéité des sentiments qu’elle provoque. En cela, Jean-Michel Basquiat a anticipé notre époque : une période de contradictions, de relations inattendues et d’intensités où la création doit nous servir de clef de lecture, de valeur cardinale. ».

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Mais, devant l’art, ce qui compte avant tout, ce n’est pas la compréhension intellectuelle mais l’émotion qui frappe les cœurs. Elle est encore présente jusqu’à ce lundi 21 janvier 2019. Aujourd’hui, s’il était encore vivant, Jean-Michel Basquiat n’aurait que… 58 ans.

Informations pratiques sur la Fondation Louis Vuitton :
www.fondationlouisvuitton.fr/
8 avenue du Mahatma Gandhi au Bois de Boulogne, 75116 Paris.
Derniers jours pour Jean-Michel Basquiat : tous les jours de 8 heures à 22 heures jusqu’au lundi 21 janvier 2019.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 janvier 2019)
http://www.rakotoarison.eu


(Les photographies des œuvres de Jean-Michel Basquiat, sauf la première et la dernière, sont issues du site www.fondationlouisvuitton.fr).


Pour aller plus loin :
Dossier de presse de l’exposition.
Jean-Michel Basquiat.
Dernières heures parisiennes pour Egon Schiele.
Pierre Soulages, l'artiste mélanthrope, a 99 ans.
Rotraut Uecker.
Egon Schiele.
Banksy.
Marcel Duchamp.
Pablo Picasso.
Le British Museum et le monde des humains.
Yves Klein.
Le Tintoret.
Gustav Klimt.
Georges Méliès.
David Hamilton.
Paula Modersohn-Becker.
Auguste Rodin.
Margaret Keane.
Rouault et Matisse à Paris.
La garde rapprochée du Premier Empereur de Chine.
Un Renoir de la Côte d’Ivoire.
Magritte.
Daniel Cordier.
Boulez à Paris.
La collection Cordier à Rodez.
Soulages à Rodez.
Claude Lévêque à Rodez.
Caillebotte à Yerres.
Goya à Paris.
Brueghel à Paris.
Chagall à Paris.
Dali à Paris.
Van Gogh à Paris.
Hiroshige à Paris.
Manet à Paris.
Rembrandt à Paris.
Boltanski, artiste contemporain.
Boltanski au MacVal.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201222-jean-michel-basquiat.html

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/21/38719345.html


 

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21 décembre 2020 1 21 /12 /décembre /2020 01:17

« Inscrite dans le XXe siècle finissant, l’œuvre de Basquiat ne cesse d’affirmer son caractère précurseur pour le XXIe siècle. Répétition, collage, inscription fonctionnant en réseaux, font de lui une figure annonciatrice de l’ère d’Internet telle que nous la connaissons aujourd’hui. Lorsqu’il disparaît en 1988, la révolution numérique commence à se propager. Elle fait écho à l’accélération des échanges culturels planétaires à travers la globalisation, la mondialisation ou la "mondialité" pour reprendre le terme d’Édouard Glissant [grand écrivain martiniquais (1928-2011)]. » (Suzanne Pagé, 2018, notice de l’exposition).



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J’ai récemment fait état de l’exposition sur Egon Schiele à la Fondation Louis Vitton au Bois de Boulogne à Paris. Je l’avais visitée pour Egon Schiele et elle était couplée avec une autre exposition sur un artiste très important à l’autre extrémité du XXe siècle, Jean-Michel Basquiat, dont je connaissais très peu les œuvres.

Au contraire de celle sur Egon Schiele qui a fini le 14 janvier 2019, l’exposition sur Jean-Michel Basquiat a été prolongée exceptionnellement d’une semaine avec une ouverture exceptionnelle tous les jours de cette semaine, de 8 heures à 22 heures du mardi 15 au jeudi 21 janvier 2019. Si vous arrivez avant 9 heures 30, le musée vous offre même un café ! C’est une grande chance pour les visiteurs retardataires, car plus de cent vingt œuvres du peintre sont exposées, dans huit salles du bâtiment moderniste, ce qui en donne une vue impressionnante de débordement d’énergie.

Pour la clôture de l’exposition, le lundi 21 janvier 2019 à 20 heures 30, le célèbre Ensemble intercontemporain (créé par Boulez) a prévu de faire un concert dans l’Auditorium de la Fondation Louis Vuitton, dirigé par le compositeur et chef d’orchestre Matthias Pintscher (avec Bryce Dessner) avec au programme, notamment une création mondiale de Matthias Pintscher, commandée par le musée de Bernard Arnault pour l’occasion.

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Revenons à Jean-Michel Basquiat et évoquons rapidement sa trajectoire avant ses œuvres. Malheureusement, la trajectoire est rapide. Comme Egon Schiele, ce fut une sorte d’étoile filante de l’art qui a brillé d’une très forte énergie pendant un court moment, à peine dix ans.

Né le 22 décembre 1960 à New York dans une famille de classe moyenne dont la mère est d’origine portoricaine et le père d’origine haïtienne, ce qui explique un nom très francophone (l’artiste parlait d’ailleurs couramment les trois langues, l’anglais, l’espagnol et le français). Enfant, il fut sensibilisé à l’art, visitant notamment (et souvent) le MoMA (le très célèbre Musée d’art moderne de New York). Son univers d’enfant fut la boxe, le jazz et l’art. Les parents divorcés, il a vécu deux ans à Porto Rico pendant son adolescence puis retourna à New York.

Rejeté par sa famille, il a quitté très vite l’école pour se consacrer à l’art, au départ, l’art des rues, des graffitis, qui préfiguraient déjà son style, à l’âge de 16 ans, avec d’autres amis chez qui il vivait, et rapidement, il commença à être connu, à défaut encore d’être reconnu, pour son génie extrêmement créatif dès 1980.

Cette même année, il rencontra Andy Warhol (1928-1987) avec qui il a eu plus tard (1982-1985) une collaboration très fructueuse à laquelle une salle entière de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton a été consacrée. Les deux artistes sont devenus rapidement de bons amis, et Jean-Michel Basquiat était allé vers Andy Warhol à l’origine pour booster sa carrière artistique. Andy Warhol fut cependant critiqué pour avoir voulu "exploiter" son ami : « C’est moi qui ai aidé Andy Warhol à peindre ! Cela faisait vingt ans qu’il n’avait pas touché un pinceau. Grâce à notre collaboration, il a pu retrouver sa relation à la peinture. (…) La production de peintures collectives nous a permis d’affirmer notre identité, chacun donnant à, prenant de, affectant l’autre. » (Jean-Michel Basquiat).

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Le peintre américain René Ricard a rendu hommage aux travaux de Jean-Michel Basquiat dans un article "The Radiant Child" (l’enfant radieux) publié en décembre 1981 dans le magazine Artforum, un magazine spécialisé dans l’art contemporain, ce qui l’a fait connaître et surtout reconnaître comme un artiste majeur.

Dès mars 1983, Jean-Michel Basquiat, qui n’a alors que 22 ans et fut ainsi l’un des artistes les plus jeunes à être exposés, exposa ses œuvres à la Biennale du Whitney Museum of American Art, dont l’objectif est de faire connaître les nouveaux artistes majeurs. Il a connu le succès très vite et très jeune. D’une force formidable, il a réalisé en une dizaine d’années près de sept cents œuvres très impressionnantes.

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Comme Egon Schiele, Jean-Michel Basquiat est mort très jeune, à seulement 27 ans, il y a trente ans, le 2 août 1988, à New York, d’une overdose de cocaïne et d’héroïne. Il avait été très ébranlé par la mort d’Andy Warhol le 22 février 1987 et avait plongé dans une sorte de dépression et toxicomanie qui lui enlevèrent son inspiration.

Parlons de son œuvre, maintenant. Quand j’ai fini l’exposition sur Egon Schiele pour laquelle je m’étais rendu à la Fondation Louis Vuitton, je ne pensais pas y voir les œuvres de Basquiat. Happé par la première salle, j’y suis finalement allé avec une certaine réticence qui s’est vite étiolée. Les rares et vagues idées que j’avais de l’artiste ne prêtaient en effet pas à approfondir sa connaissance. Je me disais que Basquiat dessinait et peignait comme un enfant de quatre ou cinq ans…

C’est ce qu’on aurait pu dire aussi de Picasso qui a beaucoup inspiré Basquiat : « Picasso est venu à l’art primitif pour redonner ses lettres de noblesse à l’art occidental, et moi, je suis venu à Picasso pour donner ses lettres de noblesse à l’art dit primitif. » (Jean-Michel Basquiat).

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Au fil des œuvres et des salles que j’ai visitées sur Basquiat, mon a priori fut vite dissipé. J’ai vu en Basquiat un artiste très subtil, très cultivé (littérature, art, histoire, religion, bande dessinée, économie, Antiquité grecque et romaine, culture africaine, musique, sport, médecine, etc.), et surtout, qui avait beaucoup de choses à dire, qui était un bouillonnement permanent d’idées, de mots (il y a de nombreuses œuvres remplies de mots, de phrases, etc.), de messages : « L’obsession compulsive pour le dessin constitue (…) le vecteur immédiat d’un corps jeune, lieu de toutes les énergies, tendu par une véritable rage à dire dans l’urgence. La conscience d’une mission, quasi christique, serait un autre trait commun avec Schiele. Un rapport essentiel aux mots aussi. » (Suzanne Pagé).

_yartiyBasquiat09

Insistons sur la culture de Basquiat exprimée par Suzanne Pagé, la commissaire générale de l’exposition : « De fait, éminemment actuel, Basquiat n’aurait pu avoir une telle prégnance dans le futur sans s’appuyer sur une vraie connaissance et sur la compréhension sensible de l’art du passé. Ce dernier indice, parmi d’autres, d’une profonde appétence de savoir, contredit d’ailleurs la fable du supposé autodidacte sauvage. Il témoigne de sa formidable et très riche culture, totalement polyphonique. Avec des prédispositions d’ouverture liées à ses doubles racines haïtienne et portoricaine, l’artiste absorbe tout, tel un buvard, mixant l’apprentissage de la rue à un répertoire d’images, de héros et de symboles issus des cultures les plus diverses. ».

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Basquiat voulait promouvoir l’art primitif, se sentait en communauté avec les Américains d’origine africaine. Beaucoup de ses messages concernent d’ailleurs le racisme de l’Amérique des années 1960, celle qu’il a vécue quand il était enfant. Basquiat est d’ailleurs une figure de personnalités "noires" (c’est-à-dire à peau noire) qui est adulée au même titre que Nelson Mandela, Desmond Tutu, Martin Luther King, Bob Marley, etc. : « Je ne suis jamais allé en Afrique. Je suis un artiste qui a subi l’influence de son environnement new-yorkais. Mais je possède une mémoire culturelle. Je n’ai pas besoin de la chercher, elle existe. Elle est là-bas, en Afrique. Ca ne veut pas dire que je dois aller vivre là-bas. Notre mémoire culturelle nous suit partout, où que nous nous trouvons. » (Jean-Michel Basquiat).

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La notice de l’exposition souligne d’ailleurs l’une des sources d’inspiration de Basquiat : « L’absence des artistes noirs apparaît avec une douloureuse évidence ; l’artiste s’impose alors de faire exister, à parité, les cultures et les révoltes africaines et afro-américaines dans son œuvre. ». Dieter Buchhart, commissaire invité de l’exposition, a complété : « Basquiat se reflète, comme en un miroir, dans ses figures de boxeurs noirs et de musiciens de jazz, mais aussi de victimes de la brutalité policière et du racisme au quotidien. Il relie l’Atlantique noire, la diaspora africaine, l’esclavage, le colonialisme, la répression et l’exploitation avec la période dans laquelle il vit, le New York des années 1980, ne perdant jamais de vue ses propres conditions d’existence ni celles de l’humanité en général. ».

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Comme le disait Soulages pour justifier ses toiles géantes, il faut voir les œuvres Basquiat dans leur réalité physique : souvent, ses peintures et dessins sont géants, et donc très impressionnants. C’est vrai des visages à la mâchoire bien visible, les thèmes en général de ses peintures font très rapidement penser à la mort, à l’idée de mort, au temps et à l’existence qui passent. C’en est justement plus impressionnant.

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L’une de ses œuvres les plus impressionnantes est justement cette chevauchée avec la mort ("Riding with Death", pour la première fois visible à Paris avec cette exposition) réalisée quelques semaines avant sa propre mort (reprenant de nombreuses références classiques : Léonard de Vinci, Dürer, Rembrandt, etc.).

L’autre élément très marquant de cette visite, ce sont les couleurs, ce que Bernard Arnault appelle « cette énergie graphique et électrique ». Elles impressionnent autant que la densité des œuvres elle-même. Elles envahissent l’esprit et le cœur, elles séduisent, elles contraignent, elles imposent, elles valorisent. Elles font de l’humanité en général un ciel majestueux, ou destructeur. Les couleurs sont comme celles du coucher du soleil, toujours différentes et pourtant, déjà, on les reconnaît. Le style de Basquiat est reconnaissable parmi mille autres styles. La marque de l’artiste est absolument remarquable.

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Avec cette exposition, on ne peut nier le talent artistique de Basquiat parce que certaines œuvres le montrent réellement. Les motifs qui ont l’air très naïfs sont volontairement primitifs. Basquiat considérait que les dessins d’enfants étaient forcément très forts car ils montraient une réalité perçue par l’enfant, sans les filtres de la vie sociale : « Oui, j’aime les dessins d’enfants. Et ce qui me plaît vraiment et qui m’a influencé, ce sont les travaux des enfants entre trois et quatre ans. Je fuis la logique linéaire de l’adulte pour m’approcher de la logique immédiate de l’enfant. Comme eux, j’aime "pêcher" dans l’histoire de l’art. » (Jean-Michel Basquiat).

L’une des raisons d’avoir voulu coupler les deux expositions sur Schiele et Basquiat, ce fut, comme l’a expliqué Dieter Buchhart, la ligne : « Dans les deux expositions, l’accent est mis sur le rôle jouée par leur ligne inimitable. Tout comme l’art de Schiele présage l’imminence et les horreurs de deux guerres mondiales, les œuvres de Basquiat répercutent les attaques contre l’humanité replacées dans les contextes du colonialisme, de l’esclavage et du racisme, mais aussi dans leur environnement contemporain. Chez les deux artistes, la ligne représente l’expérience limite entre vie et mort, le seuil où, comme le note Schiele en 1910, "tout est mort vivant". De même qu’elle sert à Schiele d’outil pour exprimer une évolution et un inévitable pourrissement, la ligne, chez Basquiat, ouvre les têtes et les corps pour en révéler l’anatomie interne, les nerfs, les veines, les tendons et les os. Du fait de la radicalité stupéfiante de leur dessin, le trait, la ligne comme intentionnalité, autorisent une expérience dissonante et divergente du contour, dans un processus d’ouverture et de libération. ».

Notons d’ailleurs que Basquiat était un grand amateur d’anatomie humaine, discipline qui l’avait marqué, car sa mère lui avait offert un livre d’anatomie ("Henry Gray’s Anatomy of Human Body") lorsqu’il fut immobilisé à l’hôpital à l’âge de 7 ans à la suite d’un grave accident de voiture (une voiture l’avait heurté dans la rue). Cette anecdote peut aider à comprendre nombreuses de ses œuvres.

Si Basquiat a été "accueilli" ainsi à la Fondation Louis Vuitton, c’est parce qu’il est considéré comme « l’une des plus importantes figures de l’histoire de l’art » et « un artiste qui a radicalement renouvelé la pratique du dessin et le concept même d’art ». Ayant conçu lui-même le parcours de la visite, Dieter Buchhart a développé : « Par son approche qui rappelle le copier-coller, il a introduit une convergence entre plusieurs disciplines et conceptions, ouvrant ainsi de nouveaux espaces de pensée, anticipant notre société Internet et post-Internet et les formes contemporaines de communication et de réflexion. Depuis le début des années 1990, la perception et l’analyse de son travail ont évolué. L’accent mis naguère sur le rôle dans l’histoire de la peinture a glissé vers une vision plus conceptuelle, qui jette un éclairage revivifiant sur son procédé d’échantillonnage des sources et des techniques, y compris son utilisation du collage et de la sérigraphie, le replaçant au sein du temps présent où prévalent les réseaux sociaux, la surveillance et la connexion ininterrompue. ».

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Président de la Fondation Louis Vuitton, Bernard Arnault, qui a confié que Basquiat fut « aux origines de [sa] propre collection » (« Je lui dois beaucoup de ma passion pour l’art en général, pour l’art contemporain en particulier. »), a commenté ainsi l’œuvre du peintre : « La complexité de son œuvre n’a pour égale que l’immédiateté et une spontanéité des sentiments qu’elle provoque. En cela, Jean-Michel Basquiat a anticipé notre époque : une période de contradictions, de relations inattendues et d’intensités où la création doit nous servir de clef de lecture, de valeur cardinale. ».

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Mais, devant l’art, ce qui compte avant tout, ce n’est pas la compréhension intellectuelle mais l’émotion qui frappe les cœurs. Elle est encore présente jusqu’à ce lundi 21 janvier 2019. Aujourd’hui, s’il était encore vivant, Jean-Michel Basquiat n’aurait que… 58 ans.

Informations pratiques sur la Fondation Louis Vuitton :
www.fondationlouisvuitton.fr/
8 avenue du Mahatma Gandhi au Bois de Boulogne, 75116 Paris.
Derniers jours pour Jean-Michel Basquiat : tous les jours de 8 heures à 22 heures jusqu’au lundi 21 janvier 2019.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 janvier 2019)
http://www.rakotoarison.eu


(Les photographies des œuvres de Jean-Michel Basquiat, sauf la première et la dernière, sont issues du site www.fondationlouisvuitton.fr).


Pour aller plus loin :
Dossier de presse de l’exposition.
Jean-Michel Basquiat.
Dernières heures parisiennes pour Egon Schiele.
Pierre Soulages, l'artiste mélanthrope, a 99 ans.
Rotraut Uecker.
Egon Schiele.
Banksy.
Marcel Duchamp.
Pablo Picasso.
Le British Museum et le monde des humains.
Yves Klein.
Le Tintoret.
Gustav Klimt.
Georges Méliès.
David Hamilton.
Paula Modersohn-Becker.
Auguste Rodin.
Margaret Keane.
Rouault et Matisse à Paris.
La garde rapprochée du Premier Empereur de Chine.
Un Renoir de la Côte d’Ivoire.
Magritte.
Daniel Cordier.
Boulez à Paris.
La collection Cordier à Rodez.
Soulages à Rodez.
Claude Lévêque à Rodez.
Caillebotte à Yerres.
Goya à Paris.
Brueghel à Paris.
Chagall à Paris.
Dali à Paris.
Van Gogh à Paris.
Hiroshige à Paris.
Manet à Paris.
Rembrandt à Paris.
Boltanski, artiste contemporain.
Boltanski au MacVal.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221222-jean-michel-basquiat.html

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/21/38719345.html



 

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19 décembre 2020 6 19 /12 /décembre /2020 03:09

« Pourquoi aimerais-je des gens qui me détestent ?
– Il faut bien que quelqu’un commence ! »
(Albert Memmi, "La Statue de sel", 1953, éd. Corréa).



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L’essayiste franco-tunisien Albert Memmi est né il y a 100 ans, le 15 décembre 1920, à Tunis. Il s’est éteint il y a un peu plus de six mois, le 22 mai 2020 à Paris, pas loin de son siècle. Universitaire d’origine juive et arabophone très modeste, primé par l’Union rationaliste, récompensé aussi par l’Académie française avec le Grand Prix de la francophonie en 2004, Albert Memmi a été ce qu’on appellerait un "penseur" de l’humain, progressiste, partisan de l’indépendance dans les années 1950 mais craignant l’émergence d’États musulmans. La colonisation (et la décolonisation) ont fait partie de ses (nombreux) sujets de réflexion.

Arrêté en 1943 (il n’avait que 23 ans), il fut déporté dans un camp de travail forcé car les Allemands avaient envahi la Tunisie pour combattre les troupes alliées débarquées en Algérie. Après des études de philosophie à Alger, il a poursuivi son cursus à la Sorbonne et a épousé une Française qui s’est installée avec lui à Tunis où il enseigna la philosophie et créa un laboratoire de psychosociologie (il fut également responsable éditorial dans l’ancêtre du futur hebdomadaire "Jeune Afrique"). Après l’indépendance de la Tunisie, le couple a finalement rejoint Paris. Albert Memmi travailla au CNRS et enseigna la psychiatrie sociale à l’École pratique des hautes études.

Demandant la nationalité française depuis 1957 mais le gouvernement fut réticent car il se proclamait du côté des colonisés en pleine guerre d’Algérie. Il ne l’a obtenue qu’en 1973 grâce à l’ancien ministre Edgard Pisani, lui aussi né à Tunis.

Ses premiers essais sont préfacés au milieu des années 1950 par d’illustres philosophes, comme Albert Camus et Jean-Paul Sartre (plus tard, la Prix Nobel Nadine Gordimer a aussi préfacé un de ses ouvrages dans sa version anglaise). Il a sorti au moins une trentaine d’ouvrages, notamment sur la colonisation (réflexions saluées par Léopold Sedar Senghor lui-même), la judéité, le racisme, l’hétérophobie, également sur le bonheur ("L’Exercice du bonheur" en 1998, éd. Arléa), une "Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française" en 1964 (éd. Présence africaine), et son "Dictionnaire critique à l’usage des incrédules" en 2002 (éd. du Félin).

Inlassablement, Albert Memmi, aux confluences de plusieurs cultures, revendiquant dès 1953 (dans "La Statue de sel", éd. Corréa) plusieurs identités, a voulu faire la jointure entre l’Occident et l’Orient, entre les Juifs et les Arabes, tentant de trouver sa voix à la fois identitaire et sociale : « À cheval sur deux civilisations, j’allais me trouver également à cheval sur deux classes et à vouloir m’asseoir sur deux chaises, on n’est assis nulle part. ». Ce problème d’identité a été central dans l’œuvre d’Albert Memmi : « l’impossibilité d’être quoi que ce soit de précis pour un Juif tunisien de culture française ».

Penseur indépendant, Albert Memmi s’est gardé d’exprimer un enthousiasme trop naïf pour les Printemps arabes, et le magazine "The Times of Israël", lors de l’annonce de son décès, a cité ce qu’il en pensait dans une interview télévisée : « Si les arabo-musulmans ne veulent pas la laïcité, et ce problème n’est jamais abordé, ce ne sera pas sérieux (…) et si on ne s’attaque pas à la corruption, ce sera du bavardage. ».

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En son hommage, voici en guise de morceaux parcellaires et méditatifs de son œuvre, quelques extraits et citations qui méritent réflexion, à mon sens…

Action et réaction : « Nous existons en fonction des autres. Sans cesse, nous sollicitons leur alliance, ou leur cherchons querelle, souvent pour obtenir le même résultat : un échange et une reconnaissance. Et comme nécessairement, ils nous déçoivent, nous tâchons d’en corriger l’image, nous les réinventons selon nos besoins. D’où l’extraordinaire mélange d’intuitions exactes et de fantasques rêveries que nous avons les uns des autres. » (1979).

Le point de vue du colonisateur : « S’accepter comme colonisateur, ce serait essentiellement (…) s’accepter comme privilégié non légitime, c’est-à-dire comme usurpateur. (…) L’usurpateur l’admet, il revendique une place usurpée. C’est dire qu’au moment même où il triomphe, il admet que triomphe de lui une image qu’il condamne. Sa victoire de fait ne le comblera jamais (…). Il lui faudrait pour cela en convaincre les autres, sinon lui-même. (…) D’où son acharnement, étonnant chez un vainqueur, sur d’apparentes futilités : il s’efforce de falsifier l’histoire, il faut réécrire les textes, il éteindrait des mémoires. N’importe quoi, pour arriver à transformer son usurpation en légitimité. » (1957).

Mais heureusement : « Il existe, enfin, d’autres possibilités d’influence et d’échanges entre les peuples que la domination. » (1957).

Dérision : « Je venais de découvrir la vertu du scandale et, surtout, une arme redoutable : la dérision. Comme la ruse, la dérision est une arme de faible ; les puissants sont rarement drôles : ils n’en ont pas besoin. Mais, même minuscule, comme la fronde de David, elle est capable, rien qu’en mettant les rieurs de son côté, de contrer les puissances les mieux établies. C’est pourquoi on lui oppose généralement une telle fureur. C’est pour son ironie, plus efficace encore que ses arguments, que Voltaire est tellement haï. L’ironie n’est pas seulement une arme ingénieuse, elle est, à l’opposé du respect, qui est stérile, un exercice intellectuel, un entraînement critique à la lucidité. » (2000).

On ne se débarrasse de son ambiguïté qu’à son détriment : « Je songeai que les silencieux perdent à quitter leur silence et que le
prestige de mon père au sein de la famille tenait peut-être au crédit de son mutisme. »
(1955).

Amitié et jauge des rencontres : « Trop de fréquentations ne valent pas vraies fréquentations. Il m’arrive de recevoir dans mon grenier, mais jamais plus de deux personnes à la fois, parce que ce serait alors un groupe où chacun, jouant un rôle, n’est plus lui-même. Or ce que je recherche, c’est ce contact, même précaire, où chacun se livre, fût-ce par éclairs, et qui est pour moi un vrai bonheur. » (2000).

Humilité : « La reconnaissance n’est pas un sentiment d’une complète pureté : reconnaître ce que l’on doit à autrui, c’est aussi avouer sa propre insuffisance. Il faut beaucoup de force et d’orgueil, ou de placidité, pour supporter ses propres dettes sans inquiétude ni ressentiment. Le commun des mortels vénère ses idoles et guette leurs défaillances. Cela semble contradictoire ; ce ne l’est pas : on agresse qui vous aide, parce qu’on a aussi besoin de se défendre contre lui. J’aime cet homme pour le bien qu’il me fait, mais je dois l’aimer moins pour m’estimer moi-même. » (1979).

Douleur du retour : « Celui qui n’a jamais quitté son pays et les siens ne saura jamais à quel point il leur est attaché. » (1957).

Réflexe identitaire et appartenances : « "Je suis fier d’être français", "Je suis fier d’être juif" sont des affirmations ridicules, même si l’on perçoit le ressort de tels orgueils. J’ai entendu un jour à la radio : "Je suis immensément fier d’être arménien !". L’écrivain qui parlait insistait sur cet "immensément", alors qu’il s’agit de l’une des appartenances les plus malheureuses de l’histoire contemporaine. (Voici qu’émerge une fierté nouvelle ; les homosexuels clament qu’ils sont fiers de l’être). Il s’agit toujours d’un retournement, d’un changement de signe : devant une raison d’être fier, le malheur est plus facile à supporter ; et plus il est tragique, plus il est glorieux. Les Juifs ont porté à l’extrême ce retournement : ils ont fait de leur malheur historique une élection métaphysique. » (2000).

Amour et identité : « Mon mariage n’a pas été un moment de ma vie, il lui a donné son sens. (…) Cette femme que j’aime, qui fut le meilleur de moi-même, qui a voulu tout me donner, est devenue le symbole et la source de ma destruction. Je ne suis plus rien qu’un fantôme, mon propre ennemi et le sien. Je l’ai trahie et elle m’a détruit. Mais, en même temps, je ne peux plus vivre sans elle. Je n’ai plus ni pays, ni parents, ni amis, et la quitterais-je que je resterais ainsi double, en face de moi-même et juge des miens. Je supporte à peine de vivre avec elle, mais je ne supporte plus de vivre avec personne. » (1955).

Amour suprême : « J’entrevoyais bien que chaque pas m’éloignait davantage des valeurs de mon groupe, d’une image de moi-même qu’avec l’âge, l’alourdissement normal de la nature, la lente reprise par le passé, la famille, j’aurais aspiré à retrouver, comme la plupart des hommes se mettent, vers le soir de leur vie, à ressembler à leur père. Mais je me redis aussi, avec orgueil, que Marie, par sa seule présence, m’obligeait à vivre au sommet de moi-même. » (1955). J’adore particulièrement cette dernière phrase, très forte de sens, très chrétienne aussi, il suffit juste d’adapter le prénom pour la personnaliser…

Et je termine par ces citations sur ce qu’est être un intellectuel : « Aujourd’hui encore, je pardonne difficilement, aux intellectuels surtout, la complaisance sinon la complicité devant l’erreur. Ils ont le droit de se tromper, pas de tromper les autres, même par prudence ou tactique, par solidarité ou par discipline. Par discipline ! Un intellectuel discipliné est-il un intellectuel ? L’intellectuel a d’autant moins le droit de ruser avec la vérité qu’il est plus outillé pour la découvrir, et qu’on l’attend de lui. S’efforcer de voir clair et dire clairement est sa fonction, sinon, à quoi sert-il ? ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (13 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
10 ans de révolution tunisienne.
Albert Memmi.
Élie Kakou.
Ben Ali ne sera jamais jugé… mais la démocratie tunisienne passe.
Le premier tour de l’élection présidentielle tunisienne du 15 septembre 2019.
Béji Caïd Essebsi.
Interview de Béji Caïd Essebsi diffusée sur France Inter le 3 décembre 2016 (à télécharger).
Daech.
Les révolutions arabes de 2011.
Ben Ali a 80 ans.
La fuite de Ben Ali.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201215-albert-memmi.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/hommage-a-albert-memmi-1920-2020-229605

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14 décembre 2020 1 14 /12 /décembre /2020 03:10

« Beethoven renferme en lui-même toute la nature de l’homme. Il n’est pas essentiellement chantant comme Mozart, il n’a pas l’élan architectural de Bach ni le sensualisme dramatique de Wagner. Il unit tout cela en lui, chaque chose étant à sa place : là est l’essence de son originalité (…). Jamais un musicien n‘a mieux ressenti et exprimé l’harmonie des sphères, le chant de la nature divine. Par lui seulement, les vers de Schiller : "Frères, au-dessus de la voûte étoilée / Doit habiter un père bien-aimé" ont trouvé leur réalité vivante, qui va bien au-delà de ce que peuvent exprimer les mots. » (Wilhelm Furtwängler, chef d’orchestre, 1942).



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L’année 2020 aurait dû être l’année Beethoven. En effet, le compositeur allemand Ludwig van Beethoven est né il y a 250 ans, le 15 décembre 1770. C’était l’occasion de nombreux festivals et concerts au cours de cette année, mais j’ai mis au conditionnel passé car la crise sanitaire mondiale a rendu très difficile la tenue de ces événements musicaux. Certes, certains ont pu se dérouler au début de l’année, comme à la 26e édition du festival "La Folle Journée" de Nantes du 29 janvier au 2 février 2020. J’espère que ces événements annulés pourront être repris en 2021 ou 2022 pour fêter dignement cet anniversaire mais surtout, fêter le compositeur qui me paraît le plus important de tous les temps, en tout car, qui me touche le plus.

Les organisateurs des programmes des orchestres dans le monde n’attendront pas le deuxième centenaire de sa mort, le 26 mars 1827, dans six ans, pour mettre dans leurs répertoires de œuvres de Beethoven : il est au programme tous les ans, à chaque saison, dans chaque salle de concert, pour chaque orchestre philharmonique, tant il a marqué la conscience mondiale.

Faudrait-il jouer de la rivalité et reprendre la concurrence à la manière de celle entre les Beatles et les Rolling Stones pour l’installer dans un match entre Beethoven (1770-1827) et Mozart (1756-1791), ce dernier quinze ans plus âgé que le premier ?

Deux génies avec leur universalité et leur talent inégalé. La NASA ne les aurait pas départagés si l’on en croit son double choix en 1977. En effet, des disques vinyles de cuivre recouverts d’or (pour les protéger du voyage interstellaire) ont été envoyés au bord des deux sondes spatiales Voyager I et Voyager II selon une idée optimiste de l’astrophysicien Carl Sagan. Avaient été choisis non seulement des morceaux de Beethoven et de Mozart, mais aussi de Bach, Stravinsky, etc. et même des percussions sénégalaises et d’autres musiques du monde afin de représenter la diversité de l’espèce humaine, ainsi que des bruits présents sur terre (des pleurs de bébé, des chants de baleine, des cris d’oiseaux, le départ d’un train, etc.).

Ces messages destinés aux éventuels extraterrestres avaient un côté très naïf puisqu’il y avait aussi un message de bienvenue en cinquante-cinq langues (dans le cas d’extraterrestres polyglottes !), "bienvenue" amusante alors qu’on allait plutôt chez eux, et aussi des messages et des schémas pour faire comprendre ce qu’est l’homme (le fameux dessin de Léonard de Vinci, une séquence d’ADN, etc.), et le disque envoyé dans l’Espace, dont l’un des originaux a été offert au Président américain Jimmy Carter, est désormais fabriqué en série et est en vente depuis octobre 2016.

Il serait difficile de les départager, Mozart et Beethoven, mais après tout, pourquoi les classer alors que les deux s’ajoutent. Je mettrais personnellement un avantage dans mon panthéon personnel à Beethoven même si les deux me font vibrer. Beethoven a eu sa légende dès son vivant et lorsque, un siècle après sa naissance, le Chancelier de l’unification allemande, Bismarck, a décidé de prendre Beethoven comme un symbole patriotique de l’Allemagne nouvelle, il y avait tout à craindre d’une récupération nationaliste du compositeur pourtant symbole en France des vertus républicaines et universelles.

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Sous la Seconde Guerre mondiale, Beethoven fut heureusement un symbole de la résistance au nazisme et les Alliés utilisaient les premières notes de la fameuse Cinquième Symphonie de Beethoven comme signe de la victoire (qu’on peut retrouver dans la retranscription en morse de la lettre V comme victoire). Enfin, après la guerre, l’Ode à la joie, un des mouvements, le quatrième, de la non moins fameuse Neuvième Symphonie de Beethoven, fut choisie comme l’hymne européen, l’hymne à l’Europe réunifiée et pacifique, lors d’un Conseil Européen en 1985, en demandant au chef d’orchestre Herbert von Karajan d’en réaliser des arrangements pour différents modes instrumentaux.

Cet Hymne à la joie provient d’un poème du poète allemand Friedrich von Schiller (1759-1805) écrit en 1785 et fut mis en musique par Beethoven et créé le 7 mai 1824, dédié au roi de Prusse (Frédéric-Guillaume III). Dans les paroles chantées écrites, on peut citer notamment :

« Joyeux, comme ses soleils volant
À travers le somptueux dessein du ciel,
Hâtez-vous, frères, sur votre route,
Joyeux comme un héros vers la victoire. ».

C’est assez commun de dire que la Neuvième Symphonie et en particulier cet incroyable Hymne à la joie m’apporte beaucoup d’émotion à son écoute. C’est pourquoi, quand j’en ai l’occasion, j’essaie d’assister à son interprétation.

Dans une grande capitale européenne, un orchestre philharmonique très réputé (mondialement) et dont j’avais déjà apprécié de nombreuses prestations, a proposé une semaine Beethoven il y a une dizaine d’années. Chaque soir de la semaine, c’était deux symphonies au programme, souvent, une "plutôt connue" et une "moins jouée" en première partie. Je n’ai pu y aller que le dernier jour avec, en seconde partie, le bouquet final, cette tant attendue Neuvième.

Malheureusement, malgré le professionnalisme de l’orchestre et du chef (je ne citerai aucun nom, donc pas de ville ni de date non plus !), leur prestation était complètement ratée, j’ai même entendu dire que certains musiciens de l’orchestre l’ont reconnu après le concert. C’était très étonnant, car ils avaient dû la jouer des dizaines voire des centaines de fois, et il peut y arriver qu’il y ait un mauvais jour. Au-delà de la déception, c’était surtout de la surprise de ma part et cette réflexion qu’une interprétation réussie (heureusement, elles le sont nombreuses), c’est toujours un petit miracle de la voûte étoilée…

Beethoven a composé bien d’autres œuvres que des symphonies, notamment des quatuors et des sonates, mais je ne résiste pas à proposer ici deux autres symphonies, l’Héroïque et la Pastorale, au-delà des incontournables Cinquième et Neuvième.


1. Symphonie n°3 "Héroïque" (sous la direction de Bernard Haitink)






2. Symphonie n°5






3. Symphonie n°6 "Pastorale" (sous la direction de Leonard Bernstein)






4. Symphonie n°9 (sous la direction de Myung-Whun Chung)






Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (13 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Ludwig van Beethoven.
Jean-Claude Casadesus.
Ennio Morricone.
Michel Legrand.
Francis Poulenc.
Francis Lai.
Georges Bizet.
George Gershwin.
Maurice Chevalier.
Leonard Bernstein.
Jean-Michel Jarre.
Pierre Henry.
Barbara Hannigan.
György Ligeti.
Claude Debussy.
Binet compositeur.
Pierre Boulez.
Karlheinz Stockhausen.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201215-beethoven.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/beethoven-l-hymne-a-l-europe-229542

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/13/38704209.html




 

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8 décembre 2020 2 08 /12 /décembre /2020 03:22

« Pour moi, ce ne sont pas des histoires et encore moins des personnages, ce sont des gens. De vraies gens. (…) C’est prétentieux de parler de ses propres personnages en avouant qu’ils vous ont émue mais je vous le répète : pour moi, ce ne sont pas des personnages, et c’est eux que je vous confie aujourd’hui. » (Anna Gavalda, 2018).



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La romancière Anna Gavalda fête son 50e anniversaire ce mercredi 9 décembre 2020. Déjà ? pourrait-on dire. Et pourtant, la femme reste jeune et alerte. Je m’amuse en disant cela et j’admets que je suis tombé sous son charme, celui de sa plume bien sûr, mais peut-être pas seulement (!).

Je l’ai croisée à quelques occasions lors du Salon du Livre de Paris, un rendez-vous (manqué en 2020 pour cause de covid-19) qui est intéressant pour avoir une idée des relations entre auteurs et lecteurs. Et là, pas de faux-semblants, pas d’hypocrisie : à moins de rémunérer des foules de lecteurs à faire la queue, il y a une sorte d’opération vérité sur la réalité populaire : un auteur peut être très connu, très célèbre, bénéficiant de nombreux échos médiatiques …et n’avoir pas beaucoup de lecteurs à son stand. L’ennui ne guette pas seulement les inconnus, dans ce genre de salon où l’humilité devient une vraie valeur !

Anna Gavalda, c’est un peu le contraire. J’ai toujours été impressionné (voire intrigué) par son immense popularité auprès de ses lecteurs. Des foules qui l’attendent pour une dédicace. Elle est peu médiatisée (en tout cas, à ma connaissance), elle fraie peu dans les médias, et sa notoriété est vraiment celle de sa plume, beaucoup de monde se retrouve dans ses livres et lui en est reconnaissant. Elle se prête volontiers au jeu de la signature et de la photographie (selfie on dit aujourd’hui), d’autant plus qu’elle est photogénique, sans pour autant avoir la grosse tête. Au Salon du Livre de Paris, ils sont une dizaine, une quinzaine d’auteurs comme cela, dont la notoriété, la popularité n’est basée que sur leurs livres, sans artifices médiatiques, sans marketing parfois assez agaçant.

Professeure de français dans un collège francilien, Anna Gavalda s’est fait connaître dès son premier livre, au titre très attractif (j’adore les titres de ses bouquins), "Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part", sorti en 1999 (éd. Le Dilettante), un recueil de nouvelles. La nouvelle est son mode privilégié pour exprimer son talent. Elle a obtenu le Grand Prix RTL-Lire. En fait, elle avait déjà été remarquée par France Inter comme lauréate de "La Plus Belle Lettre d’amour" en 1992. Et elle a reçu d’autres prix comme le Prix de la nouvelle de l’Académie française.

Par un certain goût du snobisme intello-bobo, les critiques littéraires Éric Naulleau et Pierre Jourde aiment bien cracher sur ce genre de littérature qu’ils qualifient à mon avis à tort de "littérature guimauve" pour un "monde de Oui-Oui". La réalité, c’est que ces critiqueurs faciles sont dans la perfide jalousie car Anna Gavalda fait partie de ces auteurs, très peu nombreux, qui peuvent vivre de leur littérature, et en vivre très largement. La plupart de la vingtaine de ses livres ont reçu un très large succès populaire. Plusieurs d’entre eux ont été vendus à plus d’un million d’exemplaires voire à plus de deux millions (ce qui est plus qu’un succès). Une étude a même estimé que ses livres avaient fait encaisser plus de 32 millions d’euros entre 2004 et 2008.

Elle est aimée aussi comme auteure de livres destinés à la jeunesse (comme "35 kilos d’espoir" sorti en 2002, éd. Bayard Jeunesse, qui a cartonné), ce qui en fait une écrivaine de la famille, pour les enfants et leurs parents. Ses livres sont souvent des chroniques sociales, des histoires de la vie de tous les jours, de personnages assez ordinaires auxquels peuvent donc pleinement s’identifier les lecteurs. C’est ainsi que je conçois le principe d’un auteur populaire. "Télérama", magazine culturel très exigeant, évoque le 10 mars 2008 une « relation durable de complicité » avec ses lecteurs (n°3035). Elle est visible à la Porte de Versailles tous les ans.

Ce sont des livres effectivement faciles à lire, mais est-ce un handicap ou un atout de permettre à tous de lire, à l’heure où ouvrir un livre n’est plus trop d’actualité quand le smartphone vibre à côté de manière insistante (et arrogante) ? Certains de ses ouvrages ont même fait l’objet d’une adaptation cinématographique comme "Ensemble, c’est tout" sorti en 2004 (éd. Le Dilettante), également un grand succès.

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Pour donner une petite idée de la prose d’Anna Gavalda, je propose de citer quelques courts extraits de l’un de ses derniers livres (son dernier livre ?), "Fendre l’armure", sorti en 2018 (éd. Le Dilettante). C’est un recueil de sept nouvelles assez courtes qui évoquent des situations personnelles plutôt misérables. Le langage crû est selon la personne qui s’exprime, différente pour chaque histoire, et toujours à la première personne du singulier. Pas question donc de raconter ces nouvelles (il faut les lire) mais en voici quelques extraits de vie…

Séduction de femme : « "Wouhaaa… Tu déchires". Comme c’était ma meilleure amie, j’ai pas trop percuté le compliment, mais quand j’ai vu la gueule du mec qui sortait de l’ascenseur, j’ai compris que oui, ça le faisait. Il n’en pouvait plus. ».

Alcoolisme : « Sitôt que mon amoureux envisageait son calvaire, il buvait et je l’ai souvent accompagné, après tout j’étais du voyage et, quand il n’a plus été là, j’ai continué la route sans lui. J’avais un problème avec l’alcool, je ne le nie pas. Ah, si, voyez, je le nie encore. Je n’avais pas un problème avec l’alcool, j’étais alcoolique. (…) Bon. Je buvais trop d’alcool. Je n’ai pas envie de m’étendre sur le sujet, ceux qui savent savent et n’ont pas besoin qu’on leur raconte avec quel génie le cerveau se met au service du coude et ceux qui ne savent pas ne peuvent pas comprendre. Il arrive un moment où l’on prend conscience que l’alcool (et toutes les pensées qui en découlent, se battre, résister, marchander, céder, nier, gagner du terrain, lutter, négocier, pavoiser, capituler, culpabiliser, avancer, reculer, trébucher, tomber, perdre) est l’occupation la plus importante de la journée. Pardon. Est la seule occupation de la journée. Ceux qui ont une fois, ou plusieurs, mais toujours en vain, tenté d’arrêter de fumer auront une vague idée de la misère morale dans laquelle nous plonge l’inanité d’une telle relation entre soi et soi-même à la différence près, et quelle différence, que fumer n’est pas un acte honteux aux yeux du monde. Voilà. Passons. ».

Sororité : « Je pouvais me permettre de pleurer devant toi, je n’avais rien à craindre. Nous n’avions pas vécu sur la même planète, nous n’avions pas été élevées au même lait, nous n’avions pas tété les mêmes saints et nous étions aussi cyniques l’une que l’autre. Et aussi pudiques. Et aussi tendres. Et puis tu ne l’avais pas connu, et puis… Et puis je pleurais. Évacuation du trop-plein. Délestage. Lâcher de barrage. Permission. Que c’était bon. ».

Quand une ado placée en internat perd sa chambre chez elle : « Alors le samedi matin tu prends le train avec ton sac de linge sale et tu arrives dans une maison bruyante et animée, mais assez indifférente en fait. Non pas que tu n’y sois pas aimée… (…) La vie s’est déroulée sans toi. La vie ne t’a pas attendue et elle ne sait plus très bien quoi faire de ta présence dans ses pattes. Non, on ne t’a pas oubliée, mais quelqu’un, une nièce, une cousine, la femme d’un colonel a dormi dans ton lit pendant ton absence et l’on n’a pas jugé nécessaire de changer les draps, ou alors on a entreposé des cartons dans ta chambre et puis il y a une machine à coudre sur ton bureau, on allait l’enlever mais on n’a pas eu le temps, enlève-la donc, toi, et mets-la dans la chambre de ton frère. Bon, tout cela n’est pas très grave en vérité, c’est juste bien pire, c’est juste que tu n’as plus d’intimité nulle part sur cette terre. ».

Tuer, mourir : « Non (…), non. Avant je n’avais pas d’opinion, mais maintenant je suis contre la mort. Je la trouve décevante et sans intérêt, elle aussi. Vraiment sans intérêt. ».

Loyalisme : « Obéir à des ordres qui vous déshonorent, c’est tout le drame du militaire, ça, non ? ».

Stress : « Je serrais tellement les mâchoires qu’un soir je me suis cassé une dent rien qu’en ruminant. ».

Promesse d’amour (paternel) : « Je sais comment sont les filles avec l’avenir : juste prometteuses. Je préfère l’emmener dans cette saloperie de fast-food et la rendre heureuse un jour après l’autre. Les crêpes Suzette peuvent attendre. ».

Voisinage : « Dans une vie, il y a les copains de classe, les compères de fac, les poteaux de régiments, les relations de travail, les bons camarades, les vieux amis, les Montaigne et les La Boétie et puis il y a des rencontres comme la nôtre. Et qui sont d’autant plus inespérées qu’elles ne reposent sur rien, sur aucun passé commun et qui, justement à cause de ce rien de commun en commun, donnent libre cours, sous couvert de tout autre chose (…), aux plus grands abandons. Rien ne se dit, tout s’entend. Ou l’invisible butin des amitiés de contrebande. ».

"Tu es un monstre" : « Je n’ai rien répondu. C’était une vieille lame et j’étais déjà en retard. ».

Apostrophe à la salle d’embarquement : « Je lui ai présenté mes excuses, je me suis rassemblé et je suis parti pour Hambourg. ».

Alphonse Allais : « Ne nous prenons pas au sérieux, il n’y aura aucun survivant. ».

Quand on a toqué à la porte d’entrée (invitation de palier) : « Je me suis bricolé à la va-vite un masque en forme de visage à peu près présentable, mais j’avais dû, dans ma précipitation, l’enfiler à l’envers car je vous ai vu, vous, vous décomposer l’espace d’une demi-seconde avant de reprendre vos esprits c’est-à-dire votre mine impassible et m’annoncer : "Potage maison. Mission Haut-Brion 2009. Humphrey Bogart et Audrey Hepburn. (…) Nous passerons à table dans dix minutes. Je laisse la porte entrebâillée. À tout de suite". Et vous avez tourné les talons. ».

Drague : « J’ai ouvert les yeux et je les ai refermés aussitôt. (…) Il y avait deux filles en face de moi. Une moche qui a aussitôt baissé la tête en se marrant et une canon qui m’a torpillé du regard avant de renquiller ses écouteurs dans un soupir excédé. (…) La moche, je m’en foutais, mais la jolie ça me tuait. J’ai gratté encore un peu de somnolence histoire de me recomposer une gueule de killer à peu près décente et je suis revenu dans la partie, mon carré bien en main. Je me suis redressé, je me suis rajusté (…) et je me suis remis en mode chasse et cueillette. Mains qui rabattent, soupçon de dédain pour marquer l’arrêt, regard qui tient en joue et sourire qui embroche. Je parle de l’avion de chasse évidemment. L’autre, y avait rien à braconner, elle était déjà embusqué dans un livre. Le problème c’est que je mourais de soif et que j’avais très envie de pisser, mais que je n’osais plus me faire remarquer avec mes sécrétions. Donc je matais de tout mon cœur, mais le cœur n’y était pas. Le cœur était dans la vessie. Pas concentré, le garçon. Pas concentré du tout. Ou alors, concentré, mais mauvais : le boulet m’indifférait et le canon m’ignorait. ».

Drague (suite) : « Or là, quelque chose ne passait pas la porte : la jolie (peau superbe, teint hâlé, yeux d’agate, nez parfait, bouche à adorer, cheveux à caresser, seins à se damner, joues à baisers, lèvres à baisers, cou à baisers, poignets à baisers, mains à baisers, bras à baisers, corps à… euh… à béatifier) lisait de la merde (je vous laisse imaginer le pire) (non, non, plus nul que ça encore) (genre pseudo-roman de pseudo-gourou pour le développement personnel de la vraie nunuche qui souffre en vous) et la moche (plate, pâlichonne, émaciée, mal attifée, cheveux verdâtres, lèvres mangées, mains abîmées, ongles en deuil, sourcil percé, nez percé, poignets tatoués, oreilles cloutées, corps à défroquer) lisait le "Journal" de Delacroix. ».

Drague (suite encore) : « La jolie se développait personnellement en consultant l’écran de son téléphone à chaque retour à la ligne et la moche mordillait l’ongle (noir) de son pouce droit en lévitant dans les pages de son bouquin sans rien voir au-dehors. ».

Drague (épilogue) : « Bon. Pipi. J’ai dérangé tout mon petit monde et je suis allé me soulager. En sortant de mes ablutions, le pantalon et les mains également humectés (…), voilà-t’y pas que ma bombinesque bombasse se prend la porte des toilettes dans la hanche. (…) Je me suis excusé, elle m’a ignoré, elle se dirigeait vers la voiture-bar, je l’ai emboîtée. ».

Rideau !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Anna Gavalda.
Alfred Sauvy.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201209-anna-gavalda.html

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/anna-gavalda-de-la-guimauve-ou-du-229315

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/11/30/38681700.html







 

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7 décembre 2020 1 07 /12 /décembre /2020 03:36

« Je ne suis pas spécialiste de la vie intra-utérine, mais il n’est sans doute pas absurde de penser que là, bien au chaud dans le ventre de ma chère maman, mon univers embryonnaire se soit imprégné de la poésie des notes et de la musique des mots. » (Jean-Claude Casadesus, 1997).



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Oui, parler famille pour le grand chef d’orchestre Jean-Claude Casadesus qui fête son 85e anniversaire ce lundi 7 décembre 2020, cela a évidemment un sens. Très heureuse ascendance (et descendance), très impressionnante. D’origine russe et catalane.

La famille Casadesus est une grande famille d’artistes depuis le XIXe siècle qui a connu un nombre impressionnant de musiciens et de comédiens, et plus généralement d’artistes.

L’arrière-arrière-grand-mère de Jean-Claude Casadesus, Francesca, fut comédienne. Son arrière-grand-père Luis (1850-1919) fut chef d’orchestre de café-concert et auteur d’une méthode d’enseignement de la guitare. Son grand-père Henri (1879-1947) fut compositeur et violoniste, fondateur de l’orchestre baroque dont Camille Saint-Saëns fut le président d’honneur. Sa mère Gisèle (1914-2017) fut une comédienne de théâtre (sociétaire de la Comédie-Française) et de cinéma très connue. Son père Lucien Probs alias Lucien Pascal (1906-2006) fut comédien.

Parmi ses frères et sœurs : Martine (1939), comédienne, Béatrice (1942), peintre et sculptrice, Dominique (1954), compositeur et percussionniste. Dans sa descendance, ses enfants : Caroline (1962), chanteuse d’opéra, Sébastien (1964), photographe, Olivier (1970), comédien. Ses petits-enfants : David (1986) et Thomas (1988), joueurs de jazz, Mathilde (1995), musicienne. Sans compter les grands-oncles, oncles, cousins, neveux et petits-neveux (pris dans le sens générique homme/femme)…

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Y a-t-il un gène de la musique ? de la comédie ? C’est vrai qu’il existe d’autres dynasties de la comédie (Seigner, Vasseur, Depardieu, etc.) mais comme il existe des dynasties de politiques (très nombreuses, Debré, Jeanneney, Joxe, Barrot, Baudis, Cot, etc.), des dynasties d’écrivains (Mauriac, etc.), des dynasties de physiciens (Curie, Langevin, Perrin, Friedel, Rocard, etc.), etc. On peut tenter une explication plus par l’acquis que l’inné, plus par le contexte familial, l’environnement favorable à l’acquisition de la passion des parents qu’à une prédisposition purement génétique qui prédéterminerait, avant la conception, les passions personnelles. C’est sans doute le sens de cette petite phrase de Jean-Claude Casadesus sur son apprentissage intra-utérin !

Ce qui est extraordinaire, c’est que la multiplicité familiale n’a pas empêché l’excellence individuelle. Ainsi, Jean-Claude Casadesus compte parmi les grands chefs d’orchestre en France, formé à "bonne école", celle de Pierre Boulez notamment.

Sa carrière de chef d’orchestre pourrait presque s’apparenter à l’histoire de l’Orchestre national de Lille qu’il a créé en avril 1975 avec les encouragements de Pierre Mauroy (maire de Lille depuis 1973 qui le nomma conseiller à Matignon lorsqu’il fut nommé Premier Ministre). Il l’a dirigé pendant plus de quarante ans, jusqu’en septembre 2016. En fait, il venait de reprendre un orchestre voué à la disparition après l’éclatement de l’ORTF et il l’a sauvé avec des financements publics de l’État et surtout de la région.

De son orchestre symphonique (passant de 30 à 90 musiciens), Jean-Claude Casadesus a beaucoup tenu à rendre la musique classique accessible aux enfants et au grand public. Il a commencé avec un répertoire russe aidé de Rostropovitch. Chefs invités, compositeurs en résidence (dont Thierry Escaich et Bruno Mantovani), cet orchestre a enregistré des dizaines de disques très largement salués par la critique et par des récompenses institutionnelles (grand prix de l’Académie Charles-Cros, prix de l’Académie du disque, prix de la Sacem, etc.). Jean-Claude Casadesus lui-même est lauréat d’une Victoire d’honneur aux Victoires de la Musique classique 2004. Parmi ses enregistrements : Bizet, Berlioz, Prokofiev, Wagner, Darius Milhaud, Mahler, etc.

Avant la longue aventure de l’Orchestre national de Lille, longue et internationale, Jean-Claude Casadesus avait été le directeur musical du Théâtre du Chatelet de 1965 à 1969, puis chef permanent de l’Opéra de Paris et directeur de l’Orchestre national des Pays de la Loire. Il avait commencé avec le piano, l’orgue, le violon, ainsi que les percussions, ce qui lui avait fait côtoyer quelques grands noms de la chanson française (Édith Piaf, Charles Trenet, Georges Brassens, Charles Aznavour, etc.).

Depuis toujours, Jean-Claude Casadesus milite pour la démocratisation de la musique classique. Dans l’hebdomadaire "Le Point" du 10 juillet 2016, il a confié, fier de ses initiatives : « Je revendique avec fierté d’avoir porté la musique dans les lieux les plus improbables, comme l’hôpital, l’entreprise ou la prison, mais aussi d’avoir joué dans une trentaine de pays, en Asie, en Russie, aux États-Unis, au Canada. ».

Autre sujet de "militantisme", la province : en effet, né à Paris d’une famille d’artistes parisiens, Jean-Claude Casadesus, qui aurait pu faire carrière à Paris dans des lieux prestigieux, a préféré se "régionaliser" pour se rapprocher des gens. C’est aussi une facette de ce combat de démocratisation : il veut que l’excellence soit également installée en province, pas seulement à Paris.

Inutile de dire que les habitants du Nord-Pas-de-Calais en général (maintenant des Hauts-de-France) et les Lillois en particulier sont très fiers de compter parmi les leurs un chef d’orchestre d’un si grand talent qui, semble-t-il, est encore bien loin de sa retraite dans ses activités musicales, malgré un âge devenu canonique (il dirige une école, un festival, etc.). Avec un bon anniversaire, on peut donc lui souhaiter de les poursuivre encore pour longtemps. Après tout, ses deux parents ont bien été centenaires…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 décembre 2020)
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Pour aller plus loin :
Gisèle Casadesus.
Jean-Claude Casadesus.
Ennio Morricone.
Michel Legrand.
Francis Poulenc.
Francis Lai.
Georges Bizet.
George Gershwin.
Maurice Chevalier.
Leonard Bernstein.
Jean-Michel Jarre.
Pierre Henry.
Barbara Hannigan.
György Ligeti.
Claude Debussy.
Binet compositeur.
Pierre Boulez.
Karlheinz Stockhausen.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201207-jean-claude-casadesus.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/jean-claude-casadesus-jeune-229300

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/07/38692753.html







 

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