« Les moralistes, les urbanistes, les sociologues de notre temps ont dénoncé à l’envi la solitude de l’homme dans nos villes tentaculaires. Comment s’étonner de voir le thème unanimiste de l’aspiration à une solidarité reconquise chercher à jeter un pont entre le thème du secret, qui pousse ses racines jusqu’au crime, et le thème de l’amitié, qui mène à la tendresse et à la douceur de la vie ? Sur tout cet immense espace, l’unanimisme et la mystique de la société tendent à explorer de nouveaux chemins capables de rassembler les hommes éblouis mais ébranlés par les bouleversements du monde moderne. À travers le catholicisme ou la franc-maçonnerie, à travers le socialisme ou le radical-socialisme, à travers les sociétés secrètes du capitalisme ou du marxisme, c’est ce que Jules Romains appelle, d’un beau nom, la recherche d’une Église. L’amitié entre les hommes y joue un rôle essentiel. » (Jean d’Ormesson, à Paris le 6 juin 1974).
Comme beaucoup de Français, j’ai éprouvé de l’émotion à l’annonce de la mort de l’écrivain Jean d’Ormesson ce mardi 5 décembre 2017, d’un arrêt cardiaque à son domicile de Neuilly-sur-Seine à l’âge de 92 ans (né le 16 juin 1925 à Paris). Les yeux de séduction et de profondeur en même temps, un sourire un brin persifleur mais aussi bienveillant. Il était en quelques sortes notre Voltaire de l’époque postmoderne, à la fois un homme d’esprit et homme de détachement.
Un homme bien ancré dans la réalité du pays, au point d’être journaliste de métier, directeur général d’un grand quotidien ("Le Figaro" de 1974 à 1977), je me souviens de ses nombreuses prestations d’éditorialiste dans les années 1980 (et il y avait de quoi "éditorialer" avec la gauche au pouvoir !) les vendredis soirs sur France Inter (le premier "talk-show" du genre en France) aux côtés d’autres éditorialistes (Claude Estier, Roland Leroy, Henri Amouroux, Claude Cabanes, etc.), un homme de conviction et d’engagement au point même d’avoir eu la possibilité d’être Ministre de la Culture…
Mais aussi un homme de lettres, un homme de philosophie, capable de prendre du recul, d’avoir de la lucidité, de l’autodérision aussi, cultivant l’élégance de l’intelligence, connaissant la vanité des médailles et pourtant, il en a eu beaucoup, de gratifications (grand-croix de la Légion d’honneur, commandeur des Palmes académiques, commandeur des Arts et des Lettres, officier de l’ordre national du mérite, etc.).
Depuis quelques mois, son angoisse s’était estompée car il n’imaginait pas une chose cauchemardesque : « J’ai peur de mourir pendant son quinquennat. La pensée que Hollande puisse me rendre hommage me terrifie. ». Il avait soutenu Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2017, après avoir soutenu Nicolas Sarkozy en 2007 et 2012.
Des déclarations incisives, il en a sorti de nombreuses au fil de sa longue vie d’intellectuel. Son indépendance d’esprit, son humour, sa grande érudition, lui apportaient tous les ustensiles de l’esprit de répartie. Proche du libéralisme économique, il avait inventé un mot nouveau pour dénigrer les apparatchiks de l’État : « Inaptocratie : Système de gouvernement où les moins capables de gouverner sont élus par les moins capables de produire et où les autres membres de la société les moins aptes à subvenir à eux-mêmes ou à réussir, sont récompensés par des biens et des services qui ont été payés par la confiscation de la richesse et du travail d’un nombre de producteurs en diminution continuelle. ».
La politique, il l’a toujours aimée. Il fut un gaulliste passionné mais aussi un Européen convaincu, à la fois conservateur et progressiste, mais surtout, un bienveillant. Son sommet médiatique en politique fut ce fameux débat sur le Traité de Maastricht qu’il avait tenu avec François Mitterrand et Philippe Séguin le 3 septembre 1992 sur TF1. Il était d’une intelligence malicieuse, avait tourné ses questions de nombreuses fois pour contourner la langue de bois présidentielle.
Malgré ses idées dites de droite, Jean d’Ormesson avait été fasciné par François Mitterrand dont il a même joué le rôle dans un film réalisé par Christian Vincent, "Les saveurs du palais", sorti dans les salles le 19 septembre 2012, aux côtés de Catherine Frot et Hippolyte Girardot (remplaçant Claude Rich).
La lucidité, il l’avait montrée depuis des dizaines d’années lorsqu’il évoquait le thème de la mort à laquelle il se préparait. Il l’avait montrée en reconnaissant qu’il était issu d’une grande famille très installée dans le pays. Il l’avait montrée en avouant très modestement qu’il avait toujours eu de la chance dans la vie, que sa vie était formidable, qu’il avait eu cette chance, qu’il avait bien eu conscience de ce privilège pas forcément partagé par beaucoup de monde sur la planète.
Il l’avait montrée enfin en racontant son aventure terrible de la maladie, le cancer, en 2013, sa chance d’en avoir réchappé au bout d’une année d’enfer, alors qu’il n’avait qu’une chance sur cinq de s’en sortir. À l’origine, à la fois gai et épicurien, Jean d’Ormesson avait remercié avec beaucoup d’humilité tout le personnel soignant de l’hôpital qui l’avait accompagné avec beaucoup d’humanité et de compétence.
Il était probablement un faux dandy et un vrai angoissé, l’angoisse la plus profonde, celle de la mort. Sa fille et éditrice Héloïse d’Ormesson a annoncé la triste nouvelle ainsi : « Il a toujours dit qu’il partirait sans avoir tout dit et c’est aujourd’hui. Il nous laisse de merveilleux livres. ».
Car si Jean d’Ormesson n’a pas eu réellement une carrière de journaliste, et encore moins une carrière politique (qu’il aurait pu avoir, puisque, brillant normalien, agrégé de philosophie, il fut membre de plusieurs cabinets ministériels dès les années 1950, en particulier celui de Maurice Herzog), c’était parce qu’il était d’abord un homme de lettres.
Son premier roman "L’Amour est un plaisir" a paru le 23 avril 1956 et ce ne fut que le 29 septembre 1971 que sa plume a connu le succès commercial avec "La Gloire de l’Empire", grand prix du roman de l’Académie française et 100 000 exemplaires vendus. Toujours soutenu par son premier éditeur (Julliard) qui voyait en lui un grand écrivain, Jean d’Ormesson a publié plus d’une cinquantaine d’ouvrages dont le dernier devrait paraître en 2018 avec ce titre un peu périmé : "Et moi, je vis toujours".
Son succès en librairie fut aussi son succès dans les milieux de la littérature. Il a obtenu la reconnaissance très tôt et la consécration à l’âge de 48 ans avec son élection à l’Académie française le 18 octobre 1973, au siège de Jules Romains (1885-1972), lourde succession, et siège aussi du physicien Jean-Baptiste Biot (1774-1862) et du ministre sous Vichy Abel Bonnard (1883-1968).
Signe du destin pour ce philosophe angoissé par la mort : le mot du dictionnaire sur lequel travaillaient ses collègues le jour de sa réception sous la Coupole, le 6 juin 1974, ce fut justement "destinée" : « puissance suprême qui semble régler de façon inéluctable le cours des choses et des existences » ou son second sens : « déroulement des événements qui constituent la vie d’un individu, d’une famille, d’une nation ». La vie, Jean d’Ormesson l’a qualifiée de "fête en larmes".
Pourtant, lui, il n’avait pas à pleurer. Il n’a eu qu’une vie de bonheur et il disait que c’était l’explication du fait qu’il n’était pas un "grand" écrivain : « Je suis un écrivain du bonheur, mais on écrit par chagrin. ». Ou encore : « Écrire, c’est transformer à l’aide de la grammaire un chagrin en bonheur. ».
L’Académie française fut "son" affaire. Doyen de celle-ci depuis la mort de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), le 30 octobre 2009 (ce dernier fut élu académicien le 24 mai 1973), il n’en était pas le plus âgé mais le plus ancien (plus de quarante-quatre ans). Son engagement politique lui donnait souvent le premier rôle quant il s’agissait d’accueillir un nouvel académicien venant de la vie politique, ou encore quant il était question de lui rendre hommage à sa disparition. Ce fut le cas avec notamment Jean-François Deniau, Alain Peyrefitte, Valéry Giscard d’Estaing, Simone Veil, etc. sans compter les "autres" écrivains comme Dany Laferrière, Amin Maalouf, Michel Déon, Marguerite Yourcenar (la première femme qu’il a fait élire), Henry de Montherlant, etc. Le 23 août 2015, celui qui aurait voulu élire Charles Trenet a confié qu’il aurait aussi voté pour Barbara si elle s’était présentée.
Jean d’Ormesson n’était pas dupe de la vanité de l’institution et en riait même. France Inter, dans son émission spéciale sur sa disparition, a rediffusé une interview où il citait justement Jean Cocteau (1889-1963), lui-même élu à l’Académie française le 3 mars 1955, sur le sujet : « On est immortel tant qu’on est en vie. Après, on devient un siège. ».
La meilleure reconnaissance qu’il a pu obtenir, c’était la publication de son œuvre par les éditions Gallimard dans le cadre de la collection Le Pléiade, annoncée le 3 janvier 2015. De son vivant ! C’est le "paradis des écrivains" selon son expression : « C’est comme un Nobel. Mes prédécesseurs sont Gide, Malraux, Montherlant, Ionesco, Yourcenar et Gracq : c’est affolant ! » ("L’Est républicain" du 23 août 2015).
Refusant la fausse modestie, il n’hésitait pas sa postérité : « Je préférerais avoir 200 lecteurs cinquante ans après ma mort que 200 000 de mon vivant. Ce n’est pas bon signe d’avoir tellement de lecteurs. (…) Quand Stendhal est mort, il y avait trois personnes à son enterrement, dont Mérimée. Le coup de génie de Stendhal est d’avoir dit : "Je serai lu dans cent ans". (…) Le seul jugement pour un écrivain n’est pas l’Académie ou les prix littéraire qui se trompent énormément, ou même le nombre de lecteurs. Ce qui compte, c’est le public de demain. Car le public d’aujourd’hui est aveuglé par la mode, les médias. Il se trompe beaucoup. » ("L’Est républicain" du 23 août 2015).
Lors de sa réception à l’Académie française, le 6 juin 1974, Jean d’Ormesson était chargé de faire l’éloge de son prédécesseur, Jules Romains, qu’il a cité : « Si quelqu’un meurt de ceux que vous aimez, ne dites pas : "Je le retrouverai un jour ; il est impossible que tout finisse ainsi et que nous soyons séparés à jamais". Mais travaillez à ce qu’il survive. Parfois, vous vous sentirez pleinement au pouvoir des dieux, et traversé par leur torrent. Ramenez votre mort et abreuvez-le ! » (Jules Romains dans son "Manuel de Déification", 1910).
Et Jean d’Ormesson de conclure ainsi : « De mes mains malhabiles, j’ai [abreuvé la grande ombre] du seul nectar et de la seule ambroisie que les vivants peuvent offrir aux morts : la fidélité de l’amour et d’une admiration qui ne périt pas. Car il y a quelque chose de plus fort que la mort : c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de l’allégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui se souviennent. » (6 juin 1974).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 décembre 2017)
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Pour aller plus loin :
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
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André Glucksmann.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20171205-jean-d-ormesson.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/jean-d-ormesson-je-dirai-malgre-199357
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