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20 juillet 2018 5 20 /07 /juillet /2018 02:13

« Car cet homme, après nous savoir donné un chef-d’œuvre incontestable, a multiplié les occasions de se faire haïr. Il a eu des attitudes politiques et philosophiques dont on a pu dire qu’elles relevaient d’un certain délire. Mais (…) il y a du génie chez cet homme redouté, redoutable, et aujourd’hui, au trois quarts abattu. » (Louis Pauwels, sur Céline, pour une émission programmée le 19 juin 1959 mais jamais diffusée).



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L’ancienne danseuse Lucette Destouches, née Lucie Almansor, fête ses 106 ans ce vendredi 20 juillet 2018. Un âge très rare, mais elle a une caractéristique plus rare encore : elle s’est mariée le 15 février 1943 avec Louis-Ferdinand Céline dont elle fut la troisième et dernière compagne (à partir de 1935 jusqu’à la mort de l’écrivain). À ce titre, et malgré les rides, elle reste la seule dépositaire des droits moraux de son époux. C’est justement l’occasion de revenir sur la polémique du début d’année sur la possible réédition des pamphlets de Céline.

Rappelons très rapidement les faits.


Les faits

Et d’abord, un bref rappel juridique. L’œuvre littéraire de Céline ne tombera dans le domaine public en France que le 1er janvier 2032. Par conséquent, sans consentement de l’auteur ou des ayant droits, aucune publication ne peut avoir lieu. Notons par ailleurs que les droits moraux sont inaliénables. C’est-à-dire que même deux cents ans après, les héritiers peuvent refuser que l’œuvre de leur aïeul soit dévoyée ou dénaturée. Le droit de la propriété intellectuelle est différent d’un pays à l’autre. Au Canada, la limite n’est pas de soixante-dix ans mais de cinquante ans après la mort de l’auteur. C’est pourquoi il est possible d’y trouver dans le domaine public des œuvres littéraires qui ne sont pas encore tombées dans le domaine public en France. Je parle d’édition de livres, mais aussi de publication sur Internet.

Après la Libération, Louis-Ferdinand Céline a toujours refusé la réédition de ses pamphlets, qu’il considérait comme n’étant pas conforme à ce qu’il voudrait laisser pour la postérité. On peut comprendre. Après tout, Hergé avait lui aussi refusé la réédition de "Tintin au Pays des Soviets", qu’il trouvait trop simpliste, trop caricatural, et pas assez fini pour les dessins. En revanche, il n’a pas imaginé que d’autres albums ne seraient plus, non plus, politiquement corrects, comme "Tintin au Congo".

L’épouse du pamphlétaire, Lucette, a, elle aussi, toujours refusé ces rééditions. Jusqu’en 2017. Lucette Destouches avait fermement protesté contre la publication d’un extrait des " Beaux Draps" le 18 octobre 1989 par l’hebdomadaire "L’Idiot international" dirigé par Jean-Edern Hallier, et sa lettre fut publiée le 25 octobre 1989 : « Je tiens, Monsieur, à vous faire part de ma profonde irritation à la suite de la parution dans le dernier numéro de votre hebdomadaire, d’un extrait des "Beaux Draps". Vous n’ignorez sûrement pas que mon mari, Louis-Ferdinand Céline, s’est toujours opposé à de nouvelles éditons des pamphlets après les abominations de la dernière guerre mondiale et ses désastreuses conséquences. Il avait à une certaine époque ses raisons pour les écrire et en d’autres temps, ses raisons pour en interdire la réédition. Comme je crois discerner en vous une certaine admiration pour l’œuvre de mon mari, je vous serais reconnaissante, à l’avenir, de respecter sa volonté comme je la respecte moi-même. Croyez, Monsieur, malgré ma vive protestation, à mes meilleurs sentiments. ».

Citée par Véronique Robert-Chovin (dans "Céline secret", éd. Grasset en 2001), Lucette Destouches a également déclaré : « Aujourd’hui, ma position sur les trois pamphlets de Céline : "Bagatelles pour un massacre, "L’École des cadavres" et "Les Beaux Draps", demeure très ferme. J’ai interdit leur réédition et, sans relâche, intenté des procès à tous ceux qui, pour des raisons plus ou moins avouables, les ont clandestinement fait paraître, en France comme à l’étranger. Ces pamphlets ont existé dans un certain contexte historique, à une époque particulière, et ne nous ont apporté à Louis et à moi, que du malheur. Ils n’ont de nos jours plus de raison d’être. Encore maintenant, de par justement leur qualité littéraire, ils peuvent, auprès de certains esprits, détenir un pouvoir maléfique que j’ai, à tout prix, voulu éviter. J’ai conscience à long terme de mon impuissance et je sais que, tôt ou tard, ils vont resurgir en toute légalité, mais je ne serai plus là et ça ne dépendra plus de ma volonté. ».

Pour l’anecdote, à la mort de son mari (1er juillet 1961), Lucette a tout fait pour l’enterrer à Meudon le plus discrètement possible (peu de personnes à son enterrement, dont Claude Gallimard, Roger Nimier et aussi Lucien Rebatet dont les éditions Robert Laffont ont réédité le 7 octobre 2005 le grand succès sous l’Occupation, "Les Décombres", pamphlet antisémite, sans provoquer de grandes polémiques mais avec un beau succès commercial) et a fait mettre sur la pierre tombale une inscription pour elle-même avec ces dates : "1912-19.." (elle n’imaginait pas qu’elle dépasserait 1999 de plus de dix-huit ans).

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Refus de réédition jusqu’en 2017 puisque, après quelques rumeurs, maître François Gibault, biographe et exécuteur testamentaire de Céline, a confirmé le 1er décembre 2017 auprès du site "L’Incorrect" le projet des éditions Gallimard de rééditer les trois pamphlets "Bagatelles pour un massacre" (1937), "L’École des cadavres" (1938) et "Les Beaux Draps" (1941) pour une sortie prévue pour mai 2018, sous le titre "Écrits polémiques" avec des notes de Régis Tettamanzi, professeur de littérature à l’Université de Nantes (les mêmes que l’édition québécoise sortie en 2012, critiquées pour leur légèreté intellectuelle) avec une préface de Pierre Assouline (spécialiste de Céline). Confirmation également obtenue par "L’Express" le 5 décembre 2017 (article du journaliste Jérôme Dupuis).

"L’Express" a fait état le 14 décembre 2017 d’un courrier de Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (dépendant de Matignon), daté du 12 décembre 2017 et adressé à Antoine Gallimard pour lui demander d’accompagner cette réédition avec toutes les précautions possibles. C’était la première fois que les services du Premier Ministre faisaient pression préventivement sur un éditeur.

La polémique n’a pris vraiment de l’ampleur dans les médias grand public qu’au début du mois de janvier 2018 (après les fêtes de fin d’année), ce qui a abouti rapidement au renoncement de l’éditeur le 11 janvier 2018. Antoine Gallimard a en effet annoncé une suspension de son projet éditorial (sans forcément l’abandonner définitivement) en raison des levées de boucliers : « Au nom de ma liberté d’éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends ce projet, jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l’envisager sereinement. » (communiqué). Le politiquement correct a gagné. Au dîner annuel du CRIF le 7 mars 2017, le Président de la République Emmanuel Macron a lui-même exprimé son souhait de ne pas voir rééditer ces pamphlets.


Précisément, quels pamphlets ?

Il s’agit des trois principaux pamphlets de Céline.

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"Bagatelles pour un massacre" est sorti en décembre 1937 chez Denoël et réédité en 1942 et en octobre 1943. Ce fut un best-seller sous l’Occupation avec "Les Décombres" de Lucien Rebatet (1903-1972). Georges Bernanos (1888-1948), qui avait écrit en 1931 le pamphlet "La Grande Peur des bien-pensants" (chez Grasset) a commenté ainsi le pamphlet de Céline : « Cette fois-ci, Céline s’est trompé d’urinoir. » (cité par Sébastien Lapaque le 22 octobre 2004 pour parutions.com). Quant à André Gide (1869-1951), plein d’indulgence, dans "La Nouvelle Revue française" n°295 du 1er avril 1938, il a écrit : « Quant à la question même du sémitisme, elle n’est pas effleurée. S’il fallait voir dans "Bagatelles pour un massacre" autre chose qu’un jeu, Céline, en dépit de son génie, serait sans excuse de remuer les passions banales avec ce cynisme et cette désinvolte légèreté. ». Après avoir écrit ceci : « Quand il fait le Juif responsable de sa mévente, il va de soi que c’est une plaisanterie. Et si ce n’était pas une plaisanterie, alors il serait, lui, Céline, complètement maboul. ».

"L’École des cadavres" est sorti en 1938 chez Denoël et réédité en 1941 et 1942.

"Les Beaux Draps" est sorti le 28 février 1941 chez Denoël.


Pourquoi vouloir les rééditer maintenant ?

Il y a deux raisons principalement.

D’une part, des éditions contrefaites (c’est-à-dire illégales) circulent, plus facilement d’ailleurs sur Internet que sur support papier. Certaines profitent d’un dispositif législatif différent (domaine public au Canada mais aussi dans un pays d’Amérique du Sud) pour diffuser illégalement ses œuvres dans des pays pour lesquels elles ne sont pas tombées dans le domaine public (rappelons la loi : si un Français, de son ordinateur en France, télécharge sur un site canadien ces œuvres, c’est considéré comme illégal ; s’il est français, le site lui-même est dans l’illégalité).

D’autre part, la tombée dans le domaine public viendra un jour (le 1er janvier 2032) et les éditions Gallimard se proposent ainsi de diffuser ces pamphlets avec un accompagnement pédagogique et avec un objectif historique tant qu’il peut contrôler ces rééditions, ce qui ne sera plus le cas dans quatorze ans. Certes, Pierre-André Taguieff a rejeté l’argument de l’histoire littéraire : « Lesdits pamphlets appartiennent moins à l’histoire de la littérature, section "parole pamphlétaire" (…), qu’à celle de l’antisémitisme au XXe siècle, à celle du racisme et à celle de l’eugénisme, à celle du nazisme français et du collaborationnisme parisien, et bien sûr, à celle de la propagande à l’âge totalitaire. » (Entretien avec Marc Knobel, le 13 décembre 2017, qu’on peut télécharger ici).

Quant à l’accompagnement critique, dans le même entretien, Pierre-André Taguieff s’est montré sévère contre l’édition québécoise : « Il n’y a rien à objecter, à mon sens, au projet d’une édition critique et historique des pamphlets céliniens, dès lors que celle-ci présente toutes les garanties d’un travail scientifique effectué par des spécialistes des divers domaines requis pour cette redoutable tâche. Car il ne saurait être question de ne confier un tel travail qu’à un spécialiste d’histoire littéraire, aussi sérieux soit-il. Il ne suffit pas de connaître et d’admirer Céline et son œuvre pour pouvoir entreprendre ce travail que seule une équipe pluridisciplinaire, composée notamment d’historiens spécialisés dans l’étude des domaines concernés, peut mener à bien. (…) Il faut (…) inscrire les développements céliniens dans leurs contextes respectifs, où se nouent le politique et le culturel, l’intellectuel et le littéraire, en identifiant les stratégies de l’auteur, qui poursuit certains objectifs, eux-mêmes à définir le plus clairement possible. Ils vont du simple désir de se faire rapidement de l’argent (obsession permanente de Céline) au projet de mobiliser les Français contre les Juifs (…), en passant par la volonté de régler des comptes avec diverses catégories de rivaux littéraires ou d’adversaires, réels ou imaginaires. Il convient aussi de faire un relevé scrupuleux (…) des flots de stéréotypes, de clichés et de poncifs, et bien sûr d’accusations délirantes, que Céline met au service de son entreprise de dénonciation frénétique des méfaits éternels des Juifs. (…) La contextualisation ne suffit pas. Elle doit s’accompagner d’une réfutation des arguments fallacieux et du rétablissement de la vérité factuelle, toujours malmenée par Céline, poussé par la mauvaise foi et ses tendances conspirationnistes. Céline ne cesse de déformer les faits sociohistoriques auxquels il renvoie, et il n’hésite pas à en inventer au gré de ses fantasmes ou selon les besoins de ses démonstrations spécieuses. » (13 décembre 2017).


La polémique

Venons-en maintenant à la polémique (qui n’a d’ailleurs plus lieu d’être depuis le 11 janvier 2018, mais le projet pourrait revenir dans quelques mois). Rappelons avant tout que, tout Président de la République qu’il soit, Emmanuel Macron n’a aucune vocation à décider ce qui doit être réédité ou pas. Ce genre de polémique est bien "française", car elle touche à beaucoup de ressentis de parts et d’autres.

Le sujet ne concerne ni la liberté d’expression ni la censure.

On ne peut pas proclamer "Je suis Charlie" un jour de janvier 2015 et préconiser l’interdiction de la réédition d’un livre non interdit un jour de janvier 2018. Ce n’est pas cohérent. La liberté est de toute façon capable de prendre des voies détournées. Par exemple, en écrivant un roman au lieu d’un pamphlet, avec un personnage qui déclamerait les mêmes horreurs que le pamphlet. Après tout, les livres ou les films au cinéma qui racontent l’histoire du nazisme sont odieux puisqu’ils mettent en scène des personnages odieux. Faudrait-il aussi les interdire ?

Cette censure, elle aurait pu aussi être évoquée avec la loi du 1er juillet 1972 contre la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou appartenance à une religion déterminée, mais les lois ne peuvent jamais être rétroactives. D’ailleurs, des exemplaires des éditions d’origine peuvent toujours être lus, échangés, achetés ou vendus. Ces œuvres ne sont en aucun cas censurées et peuvent être lues également dans certaines bibliothèques.

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En revanche, il est question de deux choses. D’une part, du respect de la volonté de Céline lui-même qui ne voulait plus en entendre parler (les déclarations, anciennes, de son épouse ont bien expliqué cela, que ces pamphlets ne leur ont apporté que du malheur) et le contexte d’après-guerre (la découverte des camps d’extermination) les rendaient particulièrement puants et irrespectueux des millions de victimes juives. D’autre part, à partir du moment où Lucette Destouches a finalement cédé, il est question de la responsabilité de l’éditeur, en sachant qu’un écrit peut toujours continuer à avoir une influence sur les lecteurs, même quatre-vingts ans plus tard.


Revenons à Céline

En début d’article, reprenant une interview censurée de 1959 (vidéo qu’on peut télécharger ici), l’introduction très prudente du (alors) jeune essayiste Louis Pauwels (1920-1997) à propos d’un très grand écrivain encore en vie, Louis-Ferdinand Céline, a de quoi sourire : décidément, la polémique n’en finira plus ! J’avoue moi-même avoir il y a quelques années su remettre une pièce dans le nourrain quand j’ai découvert ces fameux pamphlets dont on a tant parlé ces derniers mois.

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Et puis, j’ai été touché en lisant une sorte de mea culpa (pas son premier pamphlet), jamais vraiment des regrets mais pas une très haute fierté de ces écrits assez nauséeux. En effet, dans un entretien avec Albert Zbinden, en 1957, à la question : « Disons le mot, vous avez été antisémite . », Céline lui a répondu avec une franche sincérité, très émouvante : « Exactement. Dans la mesure où je supposais que les sémites nous poussaient dans la guerre. Sans ça, je n’ai évidemment rien, je ne me trouve nulle part en conflit avec les sémites ; il n’y a pas de raison. Mais autant qu’ils constituaient une secte, comme les Templiers, ou les Jansénistes, j’étais aussi formel que Louis XIV. Il avait des raisons pour révoquer l’Édit de Nantes, et Louis XV pour chasser les Jésuites… Alors, voilà, n’est-ce pas : je me suis pris pour Louis XV ou pour Louis XIV, c’est évidemment une erreur profonde. Alors que je n’avais qu’à rester ce que je suis et tout simplement me taire. Là, j’ai péché par orgueil, je l’avoue, par vanité, par bêtise. Je n’avais qu’à me taire… Ce sont des problèmes qui me dépassaient beaucoup. Je suis né à l’époque où on parlait encore de l’affaire Dreyfus. Tout ça, c’est une vraie bêtise dont je fais les frais. ».

Très émouvante, c’est sans doute le mot qui va. Céline est à fleur de peau. Il est très sensible, très émotif. Et son génie, sans doute, c’est de transporter, transférer cette sensibilité vers ses lecteurs. Il a l’air d’être un petit garçon qui a mis le doigt dans le pot de confiture et qui dit : "oui, elle était bonne la confiture, je m’étais régalé, mais ce n’était pas bien, j’ai le diabète, maintenant".

Pour Céline, c’était l’horreur de la guerre qui a primé dans ses sentiments et réactions. L’horreur de la Première Guerre mondiale qu’il a vécue comme mobilisé. Il avait juste 20 ans quand la guerre a éclaté, cela l’a marqué et traumatisé, évidemment et cela pourrait expliquer en partie son comportement intellectuel de l’entre-deux-guerres et sous la Seconde Guerre mondiale.

Le romancier Jean-Louis Bory (1919-1979) convenait qu’il était difficile de critiquer Céline : « L’outrance dans les thèses, l’impudence dans les arguments me paraissaient haïssables, je les haïssais donc. Avec application, je me fermais les oreilles et le cœur au lyrisme satanique des pamphlets. Devant ce Pierrot-Arlequin à la mesure de notre planète, à la fois athlète et saltimbanque, sanglotant et rageur, pitoyable et grotesque, admirable et odieux, je n’accepterai plus que de me blesser aux éclats de son mauvais rire. Mais que j’ouvre le "Voyage", "Mort à crédit", ou, plus tard, "D’un Château l’autre", ou "Nord", ma rancune s’évanouissait. ».

Même si je suis peu perméable au style célinien (je déteste la noirceur de sa vision et sa haine même exprimée avec talent), il me faut admettre que Céline a laissé ce qu’il désirait laisser pour sa postérité, son style, justement. Un écrivain, n’est-ce qu’un style ? ou ses idées ? ou sa personnalité ? Ou les trois à la fois ? Après tout, Jean-Paul Sartre avait, lui aussi, un style exceptionnel et des engagements épouvantables.

La personnalité de Céline pourrait être attachante. Il était un artisan isolé, pas un militant, peut-être juste un provocateur joueur, comme l’aurait voulu André Gide sans trop en être sûr. Il aimait les animaux, les recueillait, les soigner, il était dans son comportement et dans sa vie un pacifique et un tendre, loin du fasciste guerrier et sans cœur. D’ailleurs, le gouvernement de Pétain aussi a été ciblé par les pamphlets au point que son dernier ("Les Beaux Draps") fut interdit en zone occupée le 4 décembre 1941.

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Il était un bricoleur génial de la langue française, un électron libre de la provocation, seul et autant germanophobe qu’antisémite. Anti-collectif, en fait. Trop particulier pour s’adapter à sa société. Toujours à l’écart. Il faisait sa petite cuisine dans son coin, loin des lumières de la ville. En ce sens, sa personnalité était beaucoup plus attachante que celle de Sartre.


Commentaires personnels

Ma réflexion a peu d’intérêt, mais je la livre quand même ! Car j’ai évolué sur Céline. Je n’apprécie pas son style ("Mort à crédit" par exemple) parce que je n’arrive pas à le lire avec plaisir, ses points de suspension sont comme des barrières à la lecture. Comme je l’ai écrit plus haut, je n’apprécie pas non plus son pessimisme, son défaitisme, son complotisme. Son antisémitisme est odieux, révoltant, abject, mais il n’était pas seul à le penser, il avait juste le talent pour l’exprimer mieux que les autres. Même Bernanos a failli pencher, pêcher dans l’antisémitisme au début des années 1930, mais il s’est heureusement ressaisi quelques années plus tard. Mon évolution, c’est que je trouve sa personnalité très attachante, un peu dans le genre de Michel Houellebecq (dont j’adore le style, en revanche). Difficile de haïr intellectuellement un homme d’une si grande sensibilité.

Pourquoi l’interdire alors qu’il est accessible à tous à la Bibliothèque nationale ? L’incitation à la haine ? Certes, si l’on changeait le contexte et que c’était un brûlot de djihadistes, on serait plus sévère dans l’appréciation. C’est pourquoi il est pertinent d’avoir un accompagnement critique relativement solide d’un point de vue scientifique comme l’a soutenu Pierre-André Taguieff.

Je pense que la polémique a eu au moins l’intérêt d’être un révélateur ; elle a eu l’utilité de faire ressurgir des peurs et des défiances. La principale peur et défiance, c’est de ne pas faire confiance aux citoyens sur leur capacité à prendre du recul dans leurs lectures. C’est pourtant la mission de l’Éducation nationale et de la République plus généralement, de développer l’esprit critique. C’est donc considérer que le peuple n’est pas assez adulte, pas assez mûr, pas assez intelligent pour faire la part des choses (pourtant, on lui laisse quand même le droit de vote). Paradoxalement, Céline est un grand écrivain populaire, il a cherché à intégrer un langage parlé populaire à ses écrits.

Ce n’est pas une affaire d’État mais une affaire privée. Le seul argument pour ne pas rééditer ces pamphlets, et je pense que cela peut aller au-delà de 2032 car les droits moraux sont illimités, c’est de respecter la volonté de Céline de jeter aux oubliettes des écrits qu’il a assumés mais auxquels il ne voudrait pas être réduit dans sa postérité.


Une autre motivation pour la tentative de réédition ?

Jérôme Dupuis a levé un coin du voile sur certaines motivations dans "L’Express" le 5 décembre 2017 : « Des raisons plus matérielles ont aussi pu jouer. À 105 ans, l’ancienne danseuse Lucette Destouches a besoin d’une assistance médicalisée 24 heures sur 24, ce qui nécessite de rémunérer trois personnes à temps plein. Les droits d’auteur générés par l’œuvre de Céline, aujourd’hui surtout vendue en poche, ne suffisent sans doute pas à financer ce personnel. D’autant qu’aucune adaptation au cinéma, source de rentrées conséquentes, n’est annoncée pour l’instant. ».

C’était en tout cas l’un des arguments de Pierre-André Taguieff : « Elle n’aurait plus aujourd’hui que de brefs moments d’éveil. Après avoir refusé jusqu’ici la réédition des pamphlets, conformément à la volonté de son défunt mari, elle aurait brusquement changé d’avis après mûre réflexion. Voilà qui est peu vraisemblable. » (Entretien avec Marc Knobel, le 13 décembre 2017).

La motivation alimentaire, bien loin des préoccupations intellectuelles et morales…
Et si c’était seulement cela ?


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (18 juillet 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Interview avec Louis Pauwels en 1959 (vidéo à télécharger).
Interview de Pierre-André Taguieff par Marc Knobel sur Céline le 13 décembre 2017 (à télécharger).
Les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline.
Louis-Ferdinand Céline et les banksters.
Lucette Destouches.
Georges Bernanos.
Jean-Jacques Rousseau.
Daniel Cordier.
Philip Roth.
Voltaire.
Jean d’Alembert.
Victor Hugo.
Karl Marx.
Charles Maurras.
Barbe Acarie.
Maurice Bellet.
Le philosophe Alain.
Marguerite Yourcenar.
Albert Camus.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180720-lucette-destouches.html

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/07/19/36572132.html


 

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8 juillet 2018 7 08 /07 /juillet /2018 02:39

« Cet homme, jeune encore, mais dont la carrière avait déjà formé l’expérience, était pétri de la même pâte que les meilleurs de mes compagnons. Rempli jusqu’aux bords de l’âme, de la passion de la France, convaincu que le "gaullisme" devait être, non seulement l’instrument du combat, mais encore le moteur de toute une rénovation, pénétré du sentiment que l’État s’incorporait à la France Libre, il aspirait aux grandes entreprises. Mais aussi, plein de jugement, voyant choses et gens comme ils étaient, c’est à pas comptés qu’il marcherait sur une route minée par les pièges des adversaires et encombrée des obstacles élevés par les amis. Homme de foi et de calcul, ne doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que ministre, Moulin devait, en dix-huit mois, accomplir une tâche capitale. La Résistance en Métropole (…), il allait l’amener à l’unité pratique. Ensuite, trahi, fait prisonnier, affreusement torturé par un ennemi sans honneur, Jean Moulin mourrait pour la France, comme tant de bons soldats qui, sous le soleil ou dans l’ombre, sacrifièrent un long soir vide pour mieux "remplir leur matin". » (De Gaulle, "Mémoire de guerre ; tome 1, L’Appel 1940-1942", publié en 1954 chez Plon).



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Ce lundi 18 juin 2018, un vieux monsieur a été décoré par le Président de la République Emmanuel Macron. Il s’agit de Daniel Cordier, l’un des cinq survivants des compagnons de la Libération. Grand-croix de la Légion d’honneur, le plus haut grade, à bientôt 98 ans, Daniel Cordier s’en moquerait presque. Pour lui qui a toujours refusé d’être réduit à un "ancien combattant" au point d’avoir complètement tourné la page après la guerre, reparler du passé n’avait qu’un seul sens, respecter la mémoire de son patron pendant onze mois, Jean Moulin, dont il n’a connu le véritable patronyme qu’à la Libération. C’est pour cela qu’il est devenu un historien sur le tas, très recommandé, sur l’histoire de Jean Moulin, celle de la France libre, celle de la Résistance.

Jean Moulin, fait compagnon de la Libération le 17 octobre 1942 sous le nom du caporal Joseph Mercier (passeport délivré le 9 septembre 1941), il est né le 20 juin 1899 à Béziers, il y a cent dix-neuf ans. Mais surtout, il a été arrêté par les nazis à Caluire-et-Cuire, dans la banlieue de Lyon, il y a juste soixante-quinze ans, le 21 juin 1943.

Personne n’a vraiment su ce qu’il était précisément advenu de Jean Moulin par la suite. Il a été détenu par la Gestapo de Lyon, torturé par Klaus Barbie, puis détenu à Paris, toujours torturé, il n’a pas parlé, il n’a rien lâché, et il serait mort des suites de ses blessures dans le train Paris-Berlin, du côté de Metz, le 8 juillet 1943, à l’âge de 44 ans. On voulait l’interroger à Berlin. Le corps d’un homme français sans identité a été renvoyé à Paris le 9 juillet 1943 et a été immédiatement incinéré, et ce furent ces cendres, inhumées au Père-Lachaise, qu’on a transférées au Panthéon le 19 décembre 1964. Personne n’est capable de dire si ce sont bien celles de Jean Moulin. C’est possible, c’est probable, mais ce n’est pas sûr et de toute façon, ce n’est pas l’essentiel.

Jean Moulin est devenu un héros après sa mort. Avant aussi, mais peu de personnes le savaient déjà. Sa mission était périlleuse à plus d’un titre. Il était le représentant de De Gaulle, donc, de la France libre, à l’intérieur de la France, et il était chargé d’unifier tous les mouvements de résistance intérieure, des réseaux créés de manière plus ou moins organisée ou spontanée, et il fallait compter sur la susceptibilité des uns et des autres, et en plus, il fallait rassembler tout le spectre de la vie politique de l’époque, de la Cagoule aux communistes. De Gaulle voulait retrouver la France victorieuse. Toute la France sauf celle de Pétain et Pierre Laval.

Il n’y a pas de doute à cela : le silence de Jean Moulin sous la torture a sauvé les résistants français. Ce n’était pas la première fois qu’il s’était tu sous la torture : déjà à Chartres le 17 juin 1940, les nazis l’avaient torturé puis relâché. Il s’est sacrifié en conscience. Mais ce sacrifice, il l’était déjà pour toute personne qui s’était engagée dans la Résistance, quelle que fû sa fonction dans celle-ci. En s’y engageant, on savait qu’on risquait sa vie. S’il y a eu beaucoup de jeunes, c’était par idéal, peut-être par imprudence, inconscience, romantisme même. Ce n’était pas le cas de Jean Moulin, haut fonctionnaire et personnalité qui avait devant lui une grande carrière politique.

En relisant le journal de bord d’Edmond Michelet sous l’Occupation, on peut se rendre compte à quel point tous les résistants qui ont essayé de mettre en place le Conseil national de la Résistance, qui était une sorte de préparation d’action du futur gouvernement provisoire de la République française, étaient évidemment sincères (ils risquaient leur peau) mais également très ambitieux et réfléchissaient au-delà de la victoire, sur les places à prendre. Parfois même en vendant déjà la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

On imagine très bien que Jean Moulin aurait trouvé une place de choix au sein des institutions républicaines, probablement ministre, peut-être même chef du gouvernement, et même, qui sait ? en opposition politique au Général De Gaulle comme ce fut le cas pour certains résistants comme Georges Bidault (le successeur de Jean Moulin à la tête du CNR), ou encore Maurice Schumann, etc. Jean Moulin est devenu la figure historique de la Résistance par excellence, illustrée par la fameuse photographie prise par son ami d’enfance Marcel Bernard (en hiver 1939 à Montpellier). Il est entré dans la légende gaulliste dès la création du CNR.

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Fils d’un professeur d’histoire géographie qui fut élu conseiller général radical-socialiste de 1913 à 1932, Jean Moulin fut avant tout un républicain. Étudiant en droit à Montpellier, il travailla au cabinet du préfet de l’Hérault en 1917 avant d’être mobilisé le 17 avril 1918 et fut envoyé dans les Vosges. Il fut démobilisé le 1er novembre 1919. Reprenant ses études de droit (il est sorti avec une licence en 1921), il continua à travailler pour le préfet de l’Hérault en montant rapidement en grade (chef adjoint de cabinet en 1920).

Ce qu’il faut retenir de sa jeunesse, c’est qu’il n’était pas forcément dans l’élite intellectuelle, ses études n’étaient pas "brillantes" et il n’a pas fait une école exceptionnelle, mais il a bénéficié de réseaux politiques (il a travaillé auprès du préfet grâce à son père vice-président du conseil général, et il a pris des responsabilités comme responsable à l’UNEF et aux Jeunesses laïques et républicaines). Ses convictions républicaines et radicales étaient donc plutôt axées à gauche (il s’est réjoui de la victoire du Cartel des gauches en mai 1924).

Sa vie professionnelle a démarré réellement le 6 février 1922 comme chef de cabinet du préfet de Savoie, à Chambéry. Il n’avait que 22 ans, ce qui était très jeune pour la fonction. Sa carrière s’envola rapidement : sous-préfet d’Albertville (Savoie) entre 1925 et 1930 (il n’avait que 26 ans), puis sous-préfet de Châteaulin (Finistère) de 1930 à 1932. Le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères Pierre Cot, député radical-socialiste de Savoie, l’a nommé chef adjoint de cabinet du 18 décembre 1932 au 28 janvier 1933.

Pierre Cot avait alors 37 ans et ce fut son premier poste ministériel, ce dernier fut ensuite le Ministre de l’Air d’Édouard Daladier, Albert Sarraut, Camille Chautemps et Léon Blum du 21 janvier 1933 au 7 février 1934 et du 4 juin 1936 au 14 janvier 1938. Jean Moulin y fut alors son chef de cabinet tout en poursuivant sa carrière préfectorale comme sous-préfet de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie) en 1933, puis sous-préfet de Montargis en janvier 1934, enfin rattaché à la préfecture de Paris en avril 1934 pour rester auprès de son ministre savoyard Pierre Cot. Entre juillet 1934 et juin 1936, il fut nommé secrétaire général de la préfecture de la Somme à Amiens, avant de revenir aux côtés de Pierre Cot au même ministère et à la même fonction de chef de cabinet lors de la victoire du Front populaire.

Jean Moulin a eu sa première expérience de la clandestinité lorsque son ministre Pierre Cot lui a demandé d’aider les républicains espagnols en les approvisionnant en armement et avions, pour résister aux troupes de Franco. Le jeune fonctionnaire aimait la vie, aimait séduire, aimait le sport, les voitures de course et l’art moderne.

Après avoir été le plus jeune sous-préfet de France, Jean Moulin fut le plus jeune préfet de France en janvier 1937 avec sa nomination à Rodez, dans l’Aveyron, à l’âge de 38 ans, puis il fut nommé préfet d’Eure-et-Loir à Chartres en janvier 1939. Une fois la guerre déclarée, il voulut combattre mais le gouvernement l’a obligé à rester à son poste de préfet.

Les habitants d’Eure-et-Loir ont pu se rendre compte de son caractère résistant dès le 11 juin 1940 sur une affiche où il proclamait, en utilisant la première personne, sa foi en la victoire, contre toute apparence, alors que les troupes nazies étaient à quelques jours d’occuper Chartres : « Vos fils résistent victorieusement à la ruée allemande. Soyez dignes d’eux en restant calmes. Aucun ordre d’évacuation du département n’a été donné parce que rien ne le justifie. N’écoutez pas les paniquards qui seront d’ailleurs châtiés. Déjà des sanctions ont été prises. D’autres suivront. Il faut que chacun soit à son poste. Il faut que la vie économique continue. Les élus et les fonctionnaires se doivent de donner l’exemple. Aucune défaillance ne saurait être tolérée. Je connais les qualités de sagesse et de patriotisme des populations de ce département. J’ai confiance. Nous vaincrons. ».

Jean Moulin fut arrêté le 17 juin 1940 par les nazis et fut torturé, car il refusa de dénoncer des innocents d’avoir commis de meurtres et des viols. Il chercha même à se suicider en se tranchant la gorge avec un morceau de verre, mais n’y est pas parvenu. Il fut alors soigné puis réintégra la préfecture de Chartres d’où il fut révoqué par Pétain le 2 novembre 1940. Jean Moulin s’est alors engagé dans la Résistance et entra dans la clandestinité.

L’écriture de son journal permet aujourd’hui de comprendre ce qu’il pensait à l’époque. Entre novembre 1940 et septembre 1941, installé à Marseille, il rencontra beaucoup de résistants (dont Henri Frenay et Antoinette Sachs) pour avoir une vision d’ensemble de la résistance intérieure. Homme de réseaux, assurément.

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En septembre 1941, Jean Moulin commença son voyage vers l’Angleterre, en passant par l’Espagne et le Portugal, pour rencontrer De Gaulle le 25 octobre 1941 à Londres. Ils parlèrent de la situation de la résistance intérieure et des besoins de son financement. Séduit par ses talents d’organisation et ses motivations (le quadragénaire était très ambitieux), De Gaulle fit de Jean Moulin son délégué exclusif en zone libre. En quelques sortes, Jean Moulin était Dieu-le-fils, de De Gaulle, Dieu-le-père, descendu sur la terre française.

Deux missions très délicates d’organisation furent confiées Jean Moulin : la création de l’Armée secrète sous commandement de De Gaulle dirigeant les Forces françaises libres (ordre du 4 novembre 1941) et l’unification de tous les mouvements de résistance intérieure afin de renforcer l’efficacité des actions de résistance par une étroite coordination (ordre du 24 décembre 1941). L’ancien préfet fut parachuté en métropole le 1er janvier 1942 à Saint-Andiol.

L’Armée secrète fut créée le 28 août 1942 sous le commandement du général Charles Delestraint (officiellement le 11 novembre 1942). Quant à l’unification, beaucoup plus difficile en raison de la personnalité des chefs des différents mouvements, une première unification a eu lieu le 26 janvier 1943 avec la création des Mouvements unis de la Résistance (MUR) qui ont regroupé les grands mouvements de la zone sud (zone libre occupée par les nazis à partir du 10 novembre 1942) : "Combat" dirigé par l’encombrant Henri Frenay (soupçonné d’être "de droite"), "Franc-Tireur" dirigé par Jean-Pierre Lévy et "Libération-Sud" dirigé par Emmanuel d’Astier de La Vigerie (soupçonné d’être "proche des communistes"). Les MUR se sont élargis à des mouvements de la zone nord en décembre 1943, notamment Libération-Nord de Pierre Brossolette (parmi les personnalités marquantes des MUR, on peut citer Jacques Baumel, René Char et François Verdier).

Jean Moulin a rendu compte de son action auprès de De Gaulle le 14 février 1943 à Londres. Le colonel Passy témoigna ainsi : « Je revois Moulin, blême, saisi par l’émotion qui nous étreignait tous, se tenant à quelques pas devant le Général et celui-ci disant, presque à voix basse : "Mettez-vous au garde-à-vous", puis "Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la Libération de la France, dans l’honneur et par la victoire". Et pendant que De Gaulle lui donnait l’accolade, une larme lourde de reconnaissance, de fierté, de farouche volonté coulait doucement le long de la joue pâle de notre camarade Moulin. Comme il avait la tête levée, nous pouvions voir encore, au travers de sa gorge, les traces du coup de rasoir qu’il s’était donné en 40, pour éviter de céder sous les tortures de l’ennemi. » (cité par André Malraux le 19 décembre 1964).

De Gaulle nomma Jean Moulin membre du Conseil national français (équivalent de ministre) le 20 mars 1943. Le CNF faisait office de gouvernement en exil entre le 24 septembre 1941 et le 3 juin 1943 (en étaient membres notamment René Pleven à l’Économie, René Cassin à la Justice, André Philip à l’Intérieur, Jacques Soustelle à l’Information, le vice-amiral Émile Muselier à la Marine, ainsi que le général Georges Catroux et le contre-amiral Thierry d’Argenlieu).

Jean Moulin a réussi l’exploit de finalement rassembler toutes les forces vives de la France résistante, politiques mais aussi syndicales, culturelles, etc. au sein du Conseil National de la Résistance (CNR) qu’il créa et présida. La première réunion a eu lieu le 27 mai 1943 à Paris (rue du Four dans le sixième arrondissement) et a contribué à rendre crédible la voix de la France parmi les Alliés dans l’optique de l’après-guerre. Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin et son futur biographe, n’assista pas à cette réunion mais surveilla les passages dans la rue pour prévenir en cas d’arrivée de la police.

Furent ainsi réunis les représentants de huit mouvements de résistance (dont Eugène Claudius-Petit, pour Franc-Tireur, et Claude Bourdet pour Combat), des représentants syndicaux (CGT et CFTC) et les représentants des six formations politiques sous la IIIe République (dont André Mercier pour le PCF, Georges Bidault, pour les démocrates-chrétiens, André Le Troquer pour la SFIO et Joseph Laniel pour la droite modérée).

Contrairement à l’union des mouvements de résistance, le CNR a pour charge la politique après la Libération. Ce n’était pas un gouvernement (CNF) mais une instance politique chargée de faire mettre en place, par un gouvernement provisoire, un programme politique défini au préalable (adopté le 15 mars 1944). La difficulté de la création du CNR fut l’antagonisme entre les dirigeants des mouvements de résistance (principalement des quadragénaires), voulant n’intégrer au CNR que leurs représentants, et "l’ancien monde", le paysage politique d’avant-guerre. De Gaulle voulait absolument réunir tout le spectre politique d’avant 1940 afin d’avoir une légitimité nationale incontestable. L’auteur de cet exploit fut Jean Moulin, très habile politique.

L’Armée secrète fut très secouée au printemps 1943 par l’arrestation de son chef Charles Delestraint le 9 juin 1943, quelques mois après l’arrestation d’un chef régional à Lyon, le capitaine Claudius Pillon le 1er février 1943. Les deux sont morts des suites de leur arrestation, Charles Delestraint fut dépoté au Struthof puis Dachau où il est mort le 19 avril 1945, et Claudius Pillon est mort le 18 février 1943 à Vichy.

Une réunion fut organisée par Jean Moulin dans une maison louée à Caluire-et-Cuire le 21 juin 1943 avec sept dirigeants de l’Armée secrète pour se concerter dans la désignation du successeur du général Charles Delestraint arrêté. Y assistèrent notamment Raymond Aubrac et bien sûr Jean Moulin. Également le résistant René Hardy qui n’était pourtant pas convoqué. Tous les présents furent arrêtés par la Gestapo, visiblement alertée, et René Hardy a pu s’échapper rapidement. Il a été par la suite prouvé que René Hardy avait été arrêté puis relâché par la Gestapo dans la nuit du 7 au 8 juin 1943, dans le train de Paris, juste avant l’arrestation de Charles Delestraint.

Arrêté le 12 décembre 1944, René Hardy a été acquitté deux fois après la Libération (les 24 janvier 1947 et 8 mai 1950) sur son éventuelle implication dans l’arrestation de Jean Moulin. Daniel Cordier reste convaincu de cette implication. D’autres ont évoqué l’action d’une maîtresse de René Hardy qui était également celle de l’adjoint de Klaus Barbie qui aurait pu le faire parler imprudemment. L’affaire restera une controverse irrésolue qui a peu de chance de rebondir plus de soixante-quinze ans après les faits.

Quant à son tortionnaire nazi, Klaus Barbie, il a été retrouvé en Bolivie le 3 février 1972 grâce au journaliste Ladislas de Hoyos, fut arrêté à La Paz le 25 janvier 1983 (après la fin de la dictature) et fut extradé vers la France le 5 février 1983. Son procès a eu lieu à Lyon du 11 mai 1987 au 9 juillet 1987. Il fut condamné à la réclusion à perpétuité "pour la déportation de Juifs de France et notamment l’arrestation, le 6 avril 1944, de 44 enfants juifs et de 7 adultes à la maison d’enfants d’Izieu et leur déportation à Auschwitz". Pour l’unique fois en France, ce procès fut filmé comme pièce à conserver pour l’histoire. Klaus Barbie a fini ses jours en prison à Lyon, le 25 septembre 1991, après huit ans de détention, lui qui avait envoyé le dernier convoi de 650 personnes pour Auschwitz le 11 août 1944.

Dans ses mémoires, le futur Ministre SFIO des Affaires étrangères Christian Pineau, qui était détenu dans la même prison que Jean Moulin pendant quelques jours, a ainsi témoigné : « À la promenade, j’éprouve, ce matin-là, une violente émotion. Parmi les nouveaux détenus qui tournent autour de la cour, je reconnais Jean Moulin qu’à Londres, nous appelions Max. (…) [Le lendemain], quelles ne sont pas ma stupéfaction, mon horreur, lorsque je m’aperçois que l’homme étendu n’est autre que Max. Celui-ci a perdu connaissance, ses yeux sont creusés comme si on les avait enfoncés dans la tête. Il porte à la tempe une vilaine plaie bleuâtre. Un râle léger s’échappe de ses lèvres gonflées. Aucun doute, il a été torturé par la Gestapo. (…) Je ne l’ai jamais revu. » ("La Simple Vérité", 1960).

La mort de Jean Moulin a traumatisé beaucoup de résistants, mais pas la Résistance car Jean Moulin n’a pas parlé. Les nazis n’ont donc pas pu éliminer le CNR ni les autres chefs de l’Armée secrète. Le 1er septembre 1943, Georges Bidault a été élu Président du CNR pour succéder à Jean Moulin. Georges Bidault fut par la suite le Président du Gouvernement provisoire du 24 juin 1946 au 16 décembre 1946, plusieurs fois ministre sous la IVe République (Affaire étrangères, Défense) et deux fois Président du Conseil du 28 octobre 1949 au 24 juin 1950.

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Les noms de Jean Moulin dans la clandestinité furent nombreux : Joseph Mercier, Rex (le nom connu de Daniel Cordier), Max, Richelieu, etc. Il a eu aussi un autre nom, Romanin, qui fut son nom d’artiste. En effet, dès le début des années 1930, il a réalisé plusieurs dessins et eaux-fortes intéressants, transformant l’image que l’histoire pouvait porter sur lui. Notamment des dessins humoristiques, dont on peut télécharger quelques échantillons ici. Sa couverture était l’art contemporain, et sa grande connaissance des arts (dont il a transmis la passion à Daniel Cordier) fut complétée par ses rencontres avec des artistes, comme Max Jacob.

Jean Moulin a reçu de nombreux honneurs après sa mort et il a même été promu général de division en novembre 1946 à titre posthume. S’il y a peu de rues qui portent le nom de Jean Moulin, il y a en revanche de très nombreux établissements scolaires à son nom (plus de quatre cents, plus que Victor Hugo, Jean Jaurès et Marie Curie !).

Le plus grand honneur fut évidemment le transfert de ses cendres présumées au Panthéon le 19 décembre 1964, en présence du Général De Gaulle (Président de la République), Georges Pompidou (Premier Ministre), Pierre Messmer (Ministre des Armées) et Jacques Chaban-Delmas (Président de l’Assemblée Nationale). Et en l’absence de Daniel Cordier qui n’avait même pas été invité.

Le discours très émouvant du Ministre de la Culture André Malraux fut sans doute le plus grand discours français du XXe siècle, tant sur le fond que sur la forme. Les cendres d’André Malraux furent ensuite, à leur tour, transférées de Verrières-le-Buisson au Panthéon le 23 novembre 1996, vingt ans après sa mort, sur décision du Président Jacques Chirac et à la demande de Pierre Messmer et avec un discours de Maurice Schumann.





J’en propose quatre extraits ici.

Le sentiment de résistance : « Après vingt ans, la Résistance est devenue un monde de limbes où la légende se mêle à l’organisation. Le sentiment profond, organique, millénaire, qui a pris depuis son accent légendaire (…). Ce sentiment qui appelle la légende, sans lequel la Résistance n’eût jamais existé, et qui nous réunit aujourd’hui, c’est peut-être simplement l’accent invincible de la fraternité. Comment organiser cette fraternité pour en faire un combat ? ».

La torture et le salut des camarades : « Le jour où, au Fort Montluc à Lyon, après l’avoir fait torturer, l’agent de la Gestapo lui tend de quoi écrire puisqu’il ne peut plus parler, Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau. Pour la terrible suite, écoutons seulement les mots si simples de sa sœur : "Son rôle est joué, et son calvaire commence. Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous". Comprenons bien que pendant les quelques jours où il pouvait encore parler ou écrire, le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme. Comme le dit Mademoiselle Moulin, il savait tout ! ».

"Le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme", il était exactement là, à la fois l’acte du héros et la légende qui s’édifia par la suite sur son rôle fondateur.

La fameuse phrase d’André Malraux qui a fait tant vibrer le cœur des patriotes : « Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d’exaltation dans le soleil d’Afrique, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi, et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé. Avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuits et Brouillard, enfin tombé sous les crosses. Avec ses huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle, nos frères dans l’ordre de la Nuit… ».

Enfin, la leçon pour la jeunesse d’aujourd’hui (ou plutôt celle d’avant-hier, c’était en 1964) : « Écoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. À côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé. Ce jours-là, elle était le visage de la France. ».





"Le Chant des Partisans", l’hymne de la Résistance française, écrit en russe et mis en musique par Anna Marly et écrit en français par Joseph Kessel et Maurice Druon, fut ensuite interprété à l’issue de ce discours historique. Jean Moulin, consacré le héros suprême de la République française, le saint des saints de la liturgie gaullienne.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Discours d’André Malraux le 19 décembre 1964 lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon.
L’artiste Jean Moulin, dessinateur.
Jean Moulin.
Premier de Cordier.
André Malraux.
Maurice Druon.
Edmond Michelet.
Loïc Bouvard.
Germaine Tillion.
Alain Savary.
Être patriote.
Daniel Cordier, ni juge ni flic.
La collection Cordier.
Charles Maurras.
Philippe Pétain.
Charles De Gaulle.
L’appel du 18 juin.
Antisémitisme.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Raymond Sabot.
François Jacob.
Pierre Messmer.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Général Leclerc.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180708-jean-moulin.html

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/07/03/36533423.html



 

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22 juin 2018 5 22 /06 /juin /2018 05:11

« Alors que le nom de son assassin déjà sombrait dans l’oubli, le nom d’Arnaud Beltrame devenait celui de l’héroïsme français, porteur de cet esprit de résistance qui est l’affirmation suprême de ce que nous sommes, de ce pour quoi la France toujours s’est battue, de Jeanne d’Arc au Général De Gaulle : son indépendance, sa liberté, son esprit de tolérance et de paix contre toutes les hégémonies, tous les fanatismes, tous les totalitarismes. » (Emmanuel Macron, le 28 mars 2018 dans la cour d’honneur des Invalides, à Paris).



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Retour sur le colonel Arnaud Beltrame (son grade lui a été attribué à titre posthume), mort il y a trois mois, le 23 mars 2018. Il semble déjà presque oublié dans les médias plus préoccupés par les grèves de la SNCF, si ce n’est par les héritiers de Johnny Hallyday et maintenant, par le football.

Je suis fier que ce héros ait reçu l’hommage solennel qu’il a eu aux Invalides le mercredi 28 mars 2018 en présence du Président de la République Emmanuel Macron et de nombreux hauts responsables ou anciens hauts responsables de la vie politique nationale. C’est une unanimité qui, comme le 11 janvier 2015, montre que les Français sont capables de se rassembler quand il le faut, pour défendre des valeurs fondamentales de la République.

Personne ne pourra jamais obliger une seule personne à faire le même geste qu’Arnaud Beltrame, mais ce geste doit être salué à sa juste valeur, celui du sacrifice, celui du don de soi, et évidemment, celui du courage.

Pour la première fois à propos d’un attentat terroriste, on parle plus d’une victime que des terroristes. Je suis souvent en colère quand j’entends évoquer trop souvent, même en mal, forcément en mal, les noms des terroristes, lorsqu’on raconte leur vie, lorsqu’on essaie d’expliquer  leurs actes barbares. Ils doivent être oubliés. La mémoire doit les laisser dans la boue de l’horreur qu’ils ont produite. Ce n’est pas la loi, mais la conscience des journalistes qui devrait guider cette nécessité de ne pas insister sur la personnalité des terroristes, du moins pour le grand public (bien sûr que les enquêteurs ont besoin, eux, d’insister).

Il est des noms qui surgissent de l’âme nationale, au détour d’une actualité soudaine, et qui marquent durablement l’histoire populaire. Je suis persuadé qu’Arnaud Beltrame fera partie de ces légions improbables de héros ou, plutôt, de figures héroïsées a posteriori (c’est un peu comme les saints, on le sait rarement de son vivant).

Dans "Libération" du 29 mars 2018, Laurent Joffrin a voulu mettre un parallèle saisissant entre cet hommage à Arnaud Beltrame et, dans la même cour d’honneur des Invalides (selon l'éditorialiste), la cérémonie de dégradation de Dreyfus, accusé (injustement) d’espionnage et de haute trahison. En fait, le 5 janvier 1895, le capitaine Alfred Dreyfus a été dégradé dans la cour de l'École militaire et pas dans la cour d'honneur des Invalides. Ce fut le début de "l’affaire Dreyfus" pendant plus de dix ans, la France coupée en deux, et l’antisémitisme en toile de fond. Alfred Dreyfus, bien malgré lui, est devenu, lui aussi, un "héros", le symbole d’une injustice d’État qui a marqué les esprits.

Laurent Joffrin a même attribué à cette injustice la cause du sionisme : si, même en France, pays des droits de l’homme, les Juifs ne pouvaient pas vivre tranquillement, il leur faudrait alors une terre spécifique. Je ne sais pas si c’est la cause, car le concept de la Terre promise est bien plus ancien que cela, peut-être la cause "moderne", mais dans le monde de 1895, et jusqu’en 1945 au moins, l’antisémitisme a eu un écho suffisamment important pour gagner même des honnêtes gens.

Est-on revenu à cette époque ? Probablement pas, fort heureusement. L’assassinat de Mireille Knoll à Paris a eu lieu le même jour que l’attentat de Trèbes, le 23 mars 2018, qui pourrait être antisémite (ou crapuleux, l’enquête le dira), et plusieurs assassinats auparavant montrent qu’il faut toujours rester vigilant.

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D’autres noms peuvent surgir des mémoires à l’évocation d’Arnaud Beltrame. Guy Môquet, par exemple, qui ne voulait pas plus être un héros (ni non plus être une station de métro). Et évidemment, tous les héros de la Résistance, tous ceux qui ont agi sous l'Occupation pour la victoire de la France, ces si peu nombreux compagnons de la Libération, et le premier d'entre eux, Jean Moulin.

Oui, il est sain que la République, unie et rassemblée, ait célébré la France du colonel Beltrame. Ce serait ingratitude de sa part si elle ne l’avait pas fait. Il ne s’agit pas de récupération, ni politique ni religieuse, car son geste a ému trop de personnes pour qu’il soit la "propriété" d’une seule catégorie de la population.

Dans sa belle allocution d’hommage du 28 mars 2018 (lisible dans son intégralité ici), Emmanuel Macron a évidemment fait le rapprochement avec la France résistante. Celle qui refuse la fatalité et qui combat pour ses valeurs.

Emmanuel Macron a d’abord rappelé la recherche de la mort du terroriste : « [Le colonel Beltrame] savait (…) que le terroriste détenait une employée en otage. Qu’il se réclamait de cette hydre islamiste qui avait tant meurtri notre pays. Qu’avide de néant, ce meurtrier cherchait la mort. Cherchait sa mort. Cette mort que d’autres avant lui avaient trouvée. Une mort qu’ils croyaient glorieuse, mais qui était abjecte : une mort qui serait pour longtemps la honte de sa famille, la honte des siens et de nombre de ses coreligionnaires ; une mort lâche, obtenue par l’assassinat d’innocents. L’employée prise en otage était de ces innocents. Pour le terroriste qui la tenait sous la menace de son arme, sa vie ne comptait pas, pas plus que celle des autres victimes. Son sort sans doute allait être le même. ».

En brossant ce tableau d’introduction, ce qu’a trouvé Arnaud Beltrame en entrant dans la supérette, on comprend deux choses : qu’il voulait sauver la vie de l’otage, et que sa propre vie prenait un risque considérable : « Accepter de mourir pour que vivent des innocents, tel est le cœur de l’engagement du soldat. Être prêt à donner sa vie parce que rien n’est plus important que la vie d’un concitoyen, tel est le ressort intime de cette transcendance qui le portait. Là était cette grandeur qui a sidéré la France. ».

Oui, le mot présidentiel est juste, il s’est effectivement agi d’une "sidération" de toute la nation française. Il est en effet stupéfiant de savoir que certains placent les valeurs avant toute autre chose, bien avant des considérations plus matérielles comme on pourrait le croire dans cette société consumériste. Au prix de leur propre vie, au prix de détruire celle de leurs proches qu’ils aiment, qui en seraient forcément affectés. Arnaud Beltrame a agi selon un idéal. En allant jusqu’au bout de son idéal. Qu’importe que cet idéal soit professionnel, républicain, spirituel, religieux. Il est sans doute un mélange de tout cela. Ce qui semble admis, c’est qu’il y avait beaucoup réfléchi tout au long de son existence. Ce geste était mûrement réfléchi, même si la situation avait fait irruption devant lui sans crier gare. Il était déjà moralement prêt.

Il est allé sans hésitation. C’est la différence entre les "héros" et les autres : « À cet instant (…), d’autres, même parmi les braves, auraient peut-être transigé ou hésité. Mais [il] s’est trouvé face à la part la plus profonde et peut-être la plus mystérieuse de son engagement. Il a pris une décision qui n’était pas seulement celle du sacrifice, mais celle d’abord de la fidélité à soi-même, de la fidélité à ses valeurs, de la fidélité à tout ce qu’il avait toujours été et voulu être, à tout ce qui le tenait. ».

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Le rendez-vous avec son destin : « Lucide, déterminé, le lieutenant-colonel Beltrame a pris auprès du terroriste la place de l’otage. (…) Un soldat aussi aguerri, gendarme d’élite, cité au combat en Irak, sentait sûrement qu’il avait rendez-vous avec la mort ; mais il avait rendez-vous avant tout et plus encore avec sa vérité d’homme, de soldat, de chef. Ce fut la source de son immense courage : pour ne pas manquer aux autres, il faut ne pas se manquer à soi-même. [Il] a fait ce choix parce qu’il se serait éternellement reproché de ne pas l’avoir fait. ».

Emmanuel Macron a fait ensuite l’association entre le geste d’Arnaud Beltrame et un acte de résistance : « Droit, lucide, et brave, il faisait face à l’agression islamiste, face à la haine, face à la folie meurtrière, et avec lui surgissait du cœur du pays l’esprit français de résistance, par la bravoure d’un seul entraînant la Nation à sa suite. Cette détermination inflexible face au nihilisme barbare convoqua aussitôt dans nos mémoires les hautes figures de Jean Moulin, de Pierre Brossolette, des Martyrs du Vercors et des combattants du maquis. ».

Et de poursuivre en remontant l’histoire : « Soudain se levèrent obscurément dans l’esprit de tous les Français, les ombres chevaleresques des cavaliers de Reims et de Patay, des héros anonymes de Verdun et des Justes, des compagnons de Jeanne et de ceux de Kieffer, enfin, de toutes ces femmes et de tous ces homme qui, un jour, avaient décidé que la France, la liberté française, la fraternité française, ne survivraient qu’au prix de leur vie, et que cela en valait la peine. ».

Rappelons que le capitaine Philippe Kieffer (1899-1962), fut compagnon de la Libération et le commandant du 1er bataillon de fusiliers marins commandos qui s’illustra pendant la Seconde Guerre mondiale et en particulier lors du Débarquement de Normandie, et dont l’héroïsme ne fut reconnu en France que …le 6 juin 2004 ! Ils avaient été "oubliés" à cause de De Gaulle, mis à l’écart de la préparation du Débarquement, qui les trouvaient "trop" britanniques.

Face aux résistants, « un obscurantisme barbare » qu’Emmanuel Macron a désigné clairement : « Non, ce ne sont pas seulement les organisations terroristes, les armées de Daech, les imams de haine et de mort que nous combattons. Ce que nous combattons, c’est aussi cet islamisme souterrain, qui progresse par les réseaux sociaux, qui accomplit son œuvre de manière invisible, qui agit clandestinement, sur des esprits faibles ou instables (…). C’est un ennemi insidieux, qui exige de chaque citoyen, de chacun d’entre nous, un regain de vigilance et de civisme. ».

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Faire d’un citoyen un héros de la France, cela pourrait paraître de l’instrumentation. Pas l’instrumentation politique au service d’un clan, d’un parti (je l’ai écrit plus haut, l’émotion a été trop largement partagée pour être durablement accaparée), mais l’instrumentation la plus glorieuse qui peut être faite, celle de servir de but à montrer, d’horizon à tendre.

C’est bien sûr à la jeunesse qu’Emmanuel Macron a pensé : « Puisse son engagement [celui du colonel Beltrame] nourrir la vocation de toute notre jeunesse, éveiller ce désir de servir à son tour cette France pour laquelle un de ses meilleurs enfants, après tant d’autres, vient de donner héroïquement sa vie, clamant à la face des assoupis, des sceptiques, des pessimistes : Oui, la France mérite qu’on lui donne le meilleur de soi. Oui, l’engagement de servir et de protéger peut aller jusqu’au sacrifice suprême. Oui, cela a du sens, et donne sens à notre vie. ».

Et d’insister : « Et je dis à cette jeunesse de France, qui cherche sa voie et sa place, qui redoute l’avenir, et se désespère de trouver en notre temps de quoi rassasier la faim d’absolu, qui est celle de toute jeunesse : l’absolu est là, devant nous. ».

Le geste d’Arnaud Beltrame est donc une pierre nouvelle à la morale républicaine : « [L’absolu] n’est pas dans les errances fanatiques, où veulent vous entraîner des adeptes du néant, il n’est pas dans le relativisme morne que certains autres proposent. Il est dans le service, dans le don de soi, dans le secours porté aux autres, dans l’engagement pour autrui, qui rend utile, qui rend meilleur, qui fait grandir et avancer. ».

Et Emmanuel Macron de conclure : « Arnaud Beltrame rejoint aujourd’hui le cortège valeureux des héros qu’il chérissait. (…) Sa mémoire vivra. Son exemple demeurera. J’y veillerai ; je vous le promets. Votre sacrifice, Arnaud Beltrame, nous oblige. (…) Au moment du dernier adieu, je vous apporte la reconnaissance, l’admiration et l’affection de la Nation tout entière. ».

Par antimacronisme primaire, certains opposants au gouvernement actuel (qui ont des raisons tout à fait respectables de s’opposer politiquement) pourraient être tentés de dénigrer ce genre de discours en pensant que le Président de la République voudrait faire de la récupération. Ce serait une erreur.

Je crois, au contraire, qu’Emmanuel Macron était parfaitement dans son rôle, celui du chef des armées, du chef de la Nation, du chef de l’État, pour parler au nom de tous les citoyens et adresser à la famille et aux proches d’Arnaud Beltrame, unanimement, ce petit mot de reconnaissance si précieux : merci, colonel !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (21 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jean Moulin.
La France d’Arnaud Beltrame.
Discours du Président Emmanuel Macron aux Invalides le 28 mars 2018 (texte intégral).
La gendarmerie nationale.
Arnaud Beltrame, la foi et la République.
Que faire des djihadistes français en Syrie ?
L’attentat du Super U de Trèbes le 23 mars 2018.
Les attentats de Barcelone et de Cambrils (17 et 18 août 2017).
Daech : toujours la guerre.
Les attentats du 11 septembre 2001.
L’attentat de Manchester du 22 mai 2017.
L’attentat de Berlin du 19 décembre 2016.
L’unité nationale.
L'assassinat du père Jacques Hamel.
Vous avez dit amalgame ?
L'attentat de Nice du 14 juillet 2016.
L'attentat d'Orlando du 12 juin 2016.
L'assassinat de Christina Grimmie.
Les valeurs républicaines.
Les assassinats de Merah (mars 2012).
Les attentats contre "Charlie-Hebdo" (janvier 2015).
Les attentats de Paris du 13 novembre 2015.
Les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016.
Daech.
La vie humaine.
La laïcité.
Le patriotisme.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180328-arnaud-beltrame.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/la-france-du-colonel-beltrame-203248

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/22/36310829.html


 

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19 juin 2018 2 19 /06 /juin /2018 04:17

« À combien de morts par noyade évalue-t-on la dissuasion ? Qui prendra la décision de laisser ces hommes, femmes et enfants mourir dans le but hypothétique d’avoir moins d’immigrés chez nous ? Qui ouvrira les yeux… et qui les fermera ? Qui assumera ? » (le blogueur Koz alias Erwan Le Morhedec, le 18 juin 2018).



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Dans mon précédent article sur le sauvetage de 630 réfugiés par l’Aquarius, je voudrais apporter une précision importante car j’ai pu mal m’exprimer, ou du moins, laisser possible une mauvaise interprétation dans mon expression, à propos de la réaction du Ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, leader de la Ligue (Lega).

J’avais présenté le raisonnement de ce responsable politique italien sur le fait que la présence de bateaux de sauvetage de plusieurs ONG pourrait encourager les passeurs criminels à ne pas entretenir leurs bateaux-tombes et les candidats à l’immigration à garantir leur traversée. Et j’ai ajouté très maladroitement : "Il n’a pas tort". Je voulais bien sûr m’exprimer dans le registre politique, pour signifier qu’il n’avait pas tort d’exploiter ce type d’argument démagogique qui doit être très efficace auprès de sa cible électorale.

En revanche, il a tort dans le fond du raisonnement qui s’apparente à une logique foireuse qui est largement démentie par les faits (qui sont têtus). Il revient à culpabiliser les associations humanitaires en leur faisant porter la responsabilité du phénomène migratoire, comme si on accusait les pompiers volontaires bénévoles d’avoir volontairement allumé les feux d’incendie qu’ils chercheraient à éteindre.

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L’éditorial que l’excellent blogueur Koz qui se présente comme un avocat chrétien (ou plutôt, un chrétien avocat), Erwan Le Morhedec, a publié sur son blog le lundi 18 juin 2018 a justement voulu approfondir cette question sous le titre : "Migration : la faute aux secours ?". Il a posé la question de l’éventualité de la "complicité objective" entre les secours et les réseaux de passeurs : « Ainsi, les navires de secours seraient le maillon irresponsable entre le continent européen et les passeurs pour permettre à ces derniers de se livrer à la traite des migrants. On peut certes penser que si ces navires n’étaient pas là, les migrants n’arriveraient pas. Mais cesseraient-ils pour autant de partir ? Suffirait-il de laisser la mer faire son office pour dissuader les migrants de partir ? ».

La dissuasion, il en douterait toujours : « Je doute que l’on puisse dissuader quelqu’un qui est prêt à braver la mort. Certains de ces gars traversent le désert tchadien, subissent les mauvais traitements libyens, prennent le risque de mourir en mer Méditerranée, puis traversent les Alpes où l’on a récemment retrouvé les corps de migrants, après la fonte des neiges… Et on les dissuaderait ? Comment ? » (une de ses réactions du 18 juin 2018).

Dans sa réflexion, il a répondu de deux manières différentes : d’une part, en prouvant que ce raisonnement était faux dans les faits et n’était qu’une spéculation théorique à vocation politique, et d’autre part, même si ce raisonnement était vrai, cela n’aurait pas empêché le devoir de secourir les vies de ces personnes : « On peut tout aussi bien reprocher à celui qui donne une pièce au SDF de le maintenir à la rue. (…) Aider son prochain le dissuaderait de se prendre en main. ».

Et de citer le cardinal guinéen Robert Sarah, actuel préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements au Vatican : « Il ne faut pas que le discernement sur les intentions des autres nous empêche de vivre la charité. », ce dernier citant saint Paul : « La charité croit tout, espère tout, supporte tout. », et rappelant aussi saint Matthieu : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. ».

Un des lecteurs de Koz a d’ailleurs réagi ainsi, très justement : « Merci de rappeler que quand un enfant se noie, on ne se demande pas pourquoi il ne sait pas nager, ni pourquoi ses parents ne l’ont pas mieux surveillé, ni pourquoi l’eau l’attire. On le sauve d’abord. » (18 juin 2018).

Mais revenons plutôt sur la fausseté du raisonnement d’une supposée collusion implicite des secours humanitaires avec les passeurs criminels qui multiplieraient les départs des candidats à l’immigration.

La réalité, c’est qu’en un an, il n’y a plus la douzaine de bateaux affrétés en Méditerranée par des associations humanitaires pour secourir les migrants, mais seulement trois (dont l’Aquarius). Pourtant, il n’y a pas eu une baisse des traversées en proportion, malgré un risque de noyades nettement plus élevé.

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En fait, l’Union Européenne a elle-même raisonné de la même manière en 2014, lorsqu’elle a refusé de mettre les mêmes moyens que l’Italie pour remplacer l’Opération Mare Nostrum (l’Opération Triton est une mission de sécurité et pas de secours). Elle pensait qu’il y aurait moins de tentatives de traversées. Ce qui s’est révélé faux. Koz a lâché cette phrase pleine de bon sens et d’humanité : « En la matière, il n’est pas convenable de tester des idées. Lorsque la vie et la mort sont en jeu, on n’émet pas une opinion. » (18 juin 2018).

En effet, ce raisonnement s’est révélé faux car il y a surtout eu plus de noyades. Les naufrages particulièrement ravageurs entre le 12 et el 18 avril 2015 ont tué plus de 1 200 personnes et ces morts sont directement imputables à l’arrêt de l’Opération Mare Nostrum quelques mois auparavant (la marine italienne patrouillait au large des côtes libyennes pour secourir les réfugiés en détresse et a sauvé des dizaines de milliers de vies, bravo à elle !).

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Le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker l’a même reconnu dans un discours au Parlement Européen de Strasbourg le 29 avril 2015 : « Ce fut une grave erreur que d’avoir mis un terme à la mission Mare Nostrum. Elle a coûté des vies humaines. L’Italie seule a financé la mission Mare Nostrum. Dorénavant, c’est le budget européen et les contributions nationales de tous qui vont financer la mission Triton. (…) Il ne fut pas normal d’avoir laissé aux seuls soins de l’Italie le financement de la mission Mare Nostrum. » (dans son compte-rendu du Conseil Européen extraordinaire du 23 avril 2015 sur le sujet).

Koz a cité deux rapports intéressants rédigés par deux chercheurs, Charles Heller (post-doct soutenu par le Fonds national suisse de la recherche) et Lorenzo Pezzani (maître de conférences de l’Université de Londres), et produits par Forensic Oceanography, une équipe de recherche du laboratoire Forensic Architecture Agency de Goldsmiths, de l’Université de Londres, spécialisée "dans l’utilisation de la cartographie et des techniques de médecine légale pour reconstituer les conditions des morts en mer".

Le premier rapport a été publié le 18 avril 2016 justement sur les effets létaux de l’absence d’assistance européenne : "Death by Rescrue : The Lethal Effects of the EU’s Policies of Non-Assistance". Il a montré que la probabilité de mourir en haute mer a été multipliée par 30 (le nombre de morts par traversée a multiplié par 30 !), passant de 2 morts par 1 000 traversées les quatre premiers mois de 2014 à 60 morts par 1 000 les quatre premiers mois de 2015. Or, en 2014, il y avait l’Opération Mare Nostrum mais arrêtée en fin 2014. L’arrêt de cette opération a eu un impact direct sur la mortalité de ces traversées.

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Le second rapport a été publié en juin 2017 : "Blaming the rescruers, criminalising solidarity, re-enforcing deterrence". Il avait pour but de réfuter les accusations portées contre les associations humanitaires de "collusion avec les passeurs" et de "création d’un facteur d’attraction" : « Nous l’avons écrit pour prévenir une catastrophe imminente : si les ONG sont contraintes d’arrêter ou de réduire leurs opérations, il y aura beaucoup plus de morts en mer. ».

Ces accusations toxiques sans fondement contre les ONG ont eu pour origine un article de Duncan Robinson ("EU border force flags concerns over charities’ interaction with migrant smugglers") du "Financial Times" du 15 décembre 2016 qui a reconnu avoir exagéré sur des allégations issues d’un rapport de l’agence européenne Frontex.

Ce second rapport s’est focalisé à réfuter ces accusations qu’il a résumées ainsi : « Les ONG SAR [Search And Rescue : de recherche et de sauvetage] (1) constituent un "facteur d’attraction" qui pousse de plus en plus de migrants à tenter une traversée dangereuse ; (2) "viennent involontairement en aide aux criminels" en poussant les passeurs à utiliser des embarcations encore plus précaires et des tactiques plus dangereuses ; (3) et rendent de ce fait la traversée plus dangereuse pour les migrants. ». Une argumentation déjà développée pour fustiger l’Opération Mare Nostrum.

1. Facteur d’attraction ?

Il n’y a pas de lien de causalité entre la croissance du nombre de traversées et la présence des ONG de sauvetage en mer : « Le décalage dans le temps entre le début de l’augmentation des traversées par les migrants africains depuis la Libye et le déploiement des ONG SAR suggère qu’il n’y a pas de lien direct entre ces deux phénomènes. C’est ce que montre aussi l’augmentation de 46% entre 2015 et 2016 sur la route de Méditerranée occidentale depuis le Maroc, en l’absence de tout bateau d’ONG SAR. ». Déjà "clairement démontré" dans le premier rapport : « L’arrêt de l’Opération Mare Nostrum n’a pas entraîné une diminution des traversées en début de l’année 2015, mais un accroissement du nombre de morts. ».

2. Aide involontaire aux criminels ?

Le rapport a analysé l’évolution des pratiques des passeurs, notamment le recours accru à des bateaux pneumatiques au lieu de bateaux en bois ; la réduction des réserves en carburant et en nourriture et eau ; la surcharge accrue des bateaux ; les départs malgré des conditions météorologiques difficiles : « À la fin de l’année 2015 est apparu un nouveau modus operandi pour les passeurs, avec l’intervention de milices de différentes factions libyennes, qui a contribué à plusieurs des changements mentionnés ci-dessus. ».

Mais, comme l’a constaté rapport semestriel de l’Opération EUNAVFOR Med en janvier 2016, la lutte organisée par l’Europe contre les passeurs a eu aussi un effet pervers : « L’interception et la destruction des embarcations utilisées par les passeurs ont entraîné le remplacement des gros bateaux en bois par des bateaux pneumatiques, peu sûrs et moins stables. ». L’Opération EUNAVFOR Med a été lancée le 18 mai 2015 par l’Union Européenne pour lutter contre le trafic des migrants en Méditerranée.

Autre raison des changements de pratiques des passeurs, la violence des garde-côtes libyens qui font parfois chavirer les bateaux en mer.

Là encore, on peut effectivement prouver la réfutation du lien de causalité : « On observe ces changements de tactiques à la fin de l’année 2015 et dans les premiers mois de 2016, quand les ONG SAR étaient peu nombreuses. La temporalité du phénomène est une confirmation supplémentaire du fait que les activités des ONG n’en étaient pas la cause. ».

Seul bémol admis dans le rapport : « La présence des ONG, dont les garde-côtes italiens ont envoyé les bateaux plus près des côtes libyennes pour secourir les migrants en détresse, a été une réponse à ces tendances. Il est probable que leur présence ait en retour contribué à la consolidation des changements spécifiques dans les pratiques de passeurs, par exemple ne plus fournir de téléphones satellitaires aux migrants, mais n’a pas été la cause de la dégradation des conditions de traversée. ».

3. Traversée plus dangereuse à cause des ONG ?

Là encore, l’analyse succincte des statistiques pourrait être trompeuse : « 2016 a été la plus meurtrière pour les traversées de la Méditerranée, mais aussi l’année où le plus grand nombre d’ONG SAR étaient présentes, ce qui semble un paradoxe. Une analyse plus fine révèle pourtant le rôle crucial que les ONG ont joué dans le sauvetage des vies humaines. Le taux de mortalité des migrants s’est accru au début de 2016, avant que les unités des ONG SAR ne reviennent en Méditerranée après la pause de l’hiver. Il a décru au moment de leur redéploiement. Le taux de mortalité n’a crû de nouveau que lorsque la présence des ONGSAR a diminué à la fin de l’automne. Il y a donc une corrélation négative indiscutable entre la baisse du taux de mortalité et l’augmentation du nombre de navires des ONG SAR. ».

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La conclusion du rapport est très incisive : « La délégitimation et la criminalisation des opérations de recherche et sauvetage proactives s’inscrivent dans la continuité des politiques précédentes, par exemple l’arrêt de Mare Nostrum, qui ont tenté de dissuader les migrants en rendant la traversée plus difficile, avec pour seule conséquence des milliers de morts. ».

Et même accusatrice : « Finalement, face au supposé échec des réponses humanitaires, les acteurs s’en prenant aux ONG SAR ont systématiquement proposé d’autres solutions "réalistes" qui impliquent invariablement la coopération avec des régimes dictatoriaux à la périphérie de l’UE pour bloquer les traversées. (…) Étant donné les conditions de vie des migrants en Libye aujourd’hui, les empêcher de quitter le territoire libyen revient à être complice de la détention arbitraire, la torture, les violences sexuelles, le travail forcé et le trafic d’êtres humains. ». Reprenant le rapport du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, "Report on human rights abuses against migrants in Libya", publié le 13 décembre 2016.

Et elle finit ainsi : « Le droit à la solidarité doit ainsi être défendu. Tant que l’absence de voies légales pour les migrants force ceux-ci à recourir aux passeurs, le secours proactif en mer sera un impératif humanitaire (…). ».

Ce que disait finalement en d’autres mots Jean-Claude Juncker lui-même devant les députés européens : « Je suis également bien conscient (…) qu’aujourd’hui, de larges pans de l’opinion publique nous pressent, en tant que représentants de l’Union Européenne, d’agir de toute urgence pour mettre en œuvre tout ce que la compassion commande. Mais l’on sait bien que, dans six mois, l’opinion publique aura peut-être connu un revirement. Je souhaiterais vivement que toutes celles et tous ceux qui sont aujourd’hui d’accord avec nous pour plaider en faveur de l’immigration légale et de l’introduction d’un système européen de quotas restent fidèles à leur parole présente lorsque l’opinion publique aura viré. Tout le monde ici sait bien que le continent européen ne peut pas être le seul et unique havre au monde où échapper à la misère et à la faim. Mais en tant que continent le plus riche de la planète, l’Europe doit veiller à ce que les personnes qui, poussées par la nécessité, s’entassent dans des navires pour gagner nos côtes ne se noient plus devant celles-ci. C’est notre devoir commun ! » (29 avril 2015).

Hélas, malgré les 120 millions d’euros alloués, les moyens sont bien trop insuffisants pour éviter que les tragédies ne se renouvellent en pleine mer. Quant aux quotas, ils ne sont respectés quasiment par aucun pays. L’odyssée récente d’une semaine de l’Aquarius a permis d’éviter le pire, mais a mis le doigt très crûment sur cette insuffisance…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (18 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Migration : la faute aux secours ? (blog de Koz du 18 juin 2018).
Documentation sur les sauvetages de migrants dans la mer Méditerranée depuis 2014.
Une collusion tacite des secours humanitaires avec les passeurs criminels ?
Le radeau Aquarius.
Aymen Latrous.
L’affaire Leonarda.
Mamoudou Gassama.
Arnaud Beltrame.
Donner sa vie.
L’esprit républicain.
Ce qu’est le patriotisme.
Les réfugiés.
Une politique d’immigration ratée.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180618-aquarius.html

https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/une-collusion-tacite-des-secours-205323

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/20/36500467.html



 

 

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18 juin 2018 1 18 /06 /juin /2018 04:20

« La vie, c’est de l’eau. Si vous mollissez le creux de la main, vous la gardez. Si vous serrez les poings, vous la perdez. » (Jean Giono, 1943).




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Les 274 premiers réfugiés des 630 sauvés par l’Aquarius sont arrivés dans le port de Valence, en Espagne, ce dimanche 17 juin 2018 dans la matinée à bord du "Dattilo", bateau italien venu "alléger" l’Aquarius avec un autre bateau, "Orione". Les deux autres navires ont suivi dans la journée. Aucune victime n’est à déplorer pour cette traversée qui n’a pourtant pas  donné beaucoup de raisons d’être fier d’être Européen.

À force de tergiverser pendant plus d’une semaine (le sauvetage a commencé le 9 juin 2018), ce sont d’autres personnes qui sont en danger dans les eaux de la Méditerranée et qui ne peuvent pas être secourues par l’Aquarius…

L’odyssée de l’Aquarius est malheureusement l’illustration que le monde et en particulier l’Europe va mal en ce moment. Instrumentalisée dans un sens ou dans un autre, elle révèle ce qui n’est pourtant pas nouveau mais que les gouvernements préfèrent oublier.

Reprenons rapidement les faits, et commentons-les.


1. Le contexte général du crime organisé

Depuis longtemps, des criminels se font passer pour des passeurs et proposent à prix d’or la traversée de la Méditerranée à des candidats à l’immigration en Europe. Dans l’esprit de ces migrants, l’Europe est un eldorado, et même si c’est évidemment faux, ils ne le savent pas et de toute façon, la terre européenne est toujours moins difficile que leur pays d’origine. Cela pour rappeler que quelles que soient les mesures prises par les nations européennes, l’Europe restera toujours une terre enviée tant que l’Afrique et le Moyen-Orient auront un niveau de vie très inférieur à celui de l’Europe.

Ces passeurs sont des criminels car ils sont payés au début de la traversée. Donc, si leurs "clients" n’arrivent pas à bon port, ils s’en moquent, enfin, ceux qui n’ont aucune conscience humaine, bien entendu. Donc, pas la peine d’investir dans des navires coûteux et qu’importent si leurs bateaux coulent, ils sont déjà largement rentabilisés. Certains ont même coulé exprès leur navire pour pouvoir le récupérer plus facilement (notamment le 15 septembre 2014, selon les rares rescapés d’un naufrage majeur). On retrouve le même type de crime organisé lors des transports, sur terre, en Europe, de dizaines de migrants dans des camions, qu’importe s’ils meurent dans les remorques sans ventilation, les coûts des camions sont déjà largement amortis.


2. L’injuste règle européenne

L’Accord de Schengen (signé le 14 juin 1985) complété par trois séries d’accords de Dublin (signées respectivement le 15 juin 1990, le 18 février 2003 et le 26 juin 2013) ont donné un cadre d’accueil des réfugiés pour les pays membres de l’Union Européenne : chaque migrant doit être enregistré dans le premier pays franchi, et lorsque ce dernier va dans un autre pays européen et qu’il n’a pas le droit d’y séjourner, il est renvoyé dans le premier pays.

On voit tout de suite la difficulté pour les pays méditerranéens et en particulier les trois principaux : Grèce, proche de la Turquie et route des réfugiés syriens, l’Italie, proche de la Libye et route des réfugiés africains, et également l’Espagne, très proche du Maroc (avec un "comptoir" limitrophe). C’est devenu impossible, pour ces pays, de "gérer" la forte arrivée des réfugiés à partir de 2014.


3. Les naufrages et la réaction européenne

On comprend que le sujet est essentiel, mais mélange plusieurs considérations : l’humanitaire (sauver les vies), la lutte contre le crime organisé (face aux passeurs criminels), le politique (faire accepter aux peuples européens une forte arrivée de réfugiés), et la construction européenne qui s’en trouve ébranlée. L’Accord de Schengen est parti d’une volonté de libre circulation des personnes et des biens à l’intérieur des pays signataires, mais l’absence de contrôle aux frontières nationales signifie un contrôle global des frontières extérieures à l’Espace de Schengen. Or, la plupart de ces frontières sont côtières et donc difficilement contrôlables.

La forte immigration vers la Grèce a pu trouver une solution grâce à un accord avec la Turquie. Mais il est impossible à l’Europe de conclure un accord avec la Libye car la Libye n’est pas (plus ?) un État. Le problème est européen, mais la plupart des pays européens, sauf l’Allemagne, ont manqué de solidarité vis-à-vis des pays méditerranéens.

Après les premiers naufrages qui ont ému les peuples européens, en particulier ceux du 3 octobre 2013 et du 11 octobre 2013 au large de Lampedusa, qui ont coûté la vie à 634 réfugiés, l’Italie, dirigée par Enrico Letta, Président du Conseil italien, a mis en place l’Opération Mare Nostrum du 15 octobre 2013 au 1er novembre 2014, visant à observer les eaux territoriales italiennes et à secourir les éventuels bateaux en perdition. Cela a permis de sauver plus d’une centaine de milliers de vies. Il était même question d’attribuer le Prix Nobel de la Paix à la marine italienne tant son travail fut efficace. Malheureusement, pas durable.

Financée principalement par l’Italie, l’Opération Mare Nostrum fut remplacée par l’Opération Triton prise en charge par l’agence européenne Frontex à partir du 1er novembre 2014, mais cette dernière opération est beaucoup moins ambitieuse et ne s’est pas donné les moyens pour assurer le sauvetage en haute mer.


4. La création de SOS Méditerranée

D’autres naufrages importants ont eu lieu par la suite, comme celui du 15 septembre 2014 au large de Malte (environ 500 morts), celui du 12 avril 2015 dans le détroit de  Sicile (plus de 400 morts) et celui du 19 avril 2015 (environ 800 morts, le plus grave depuis l’an 2000), alors que les garde-côtes italiens ont sauvé environ 10 000 personnes entre le 10 et le 14 avril 2015. Le naufrage du 20 avril 2016 a fait environ 500 morts. L’Union Européenne est fustigée pour son inaction et la fin de l’Opération Mare Nostrum (on lui a reproché de ne faire que des missions d’observation au lieu d’avoir des missions de sauvetage en haute mer).

Ce fut la raison de la création de l’association humanitaire SOS Méditerranée le 9 mai 2015 (dans quatre pays européens : l’Italie, la France, l’Allemagne et la Suisse). Elle a pour but de faire du sauvetage de réfugiés en pleine mer, en coordination avec l’association Médecins sans frontières. Elle a acquis un "bateau citoyen" appelé Aquarius, qui a commencé ses missions en février 2016 et qui a la capacité de secourir entre 200 et 500 réfugiés. L’association humanitaire est financée principalement par des dons.


5. L’événement déclencheur et les réactions des États

Dans la nuit du 9 au 10 juin 2018, l’Aquarius a fait un sauvetage en mer et a secouru 630 réfugiés (629) que l’association humanitaire a donc fait monter à bord, largement au-dessus de ses capacités. Le navire a donc demandé en urgence d’accoster sur les côtes italiennes, les plus proches. Car il n’y a pas que le problème de la surcharge, le bateau se trouvait également dans une mer agitée pour des raisons météorologiques.

La réaction du gouvernement italien ne s’est pas fait attendre et a été un moyen, pour le Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini, de montrer sa politique : plus question d’accepter de nouveaux immigrés, donc, refus catégorique de l’Italie d’autoriser l’arrivée de l’Aquarius dans un port italien.

Pour Matteo Salvini, c’était justement un bon exemple à instrumentaliser. Malgré l’investiture du nouveau gouvernement, Matteo Salvini se croit toujours en campagne électorale et n’attend qu’une chose, les prochaines élections pour prendre la tête du gouvernement. En instrumentalisant cet événement, il en a fait un enjeu politique alors qu’il est d’abord un problème humanitaire et même juridique (le droit maritime impose d’accueillir pour sauver).

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L’Italie n’est pas la seule en cause. Le gouvernement de Malte, île très proche, a également refusé l’accueil. Au bout de plus d’un jour, alors que l’Aquarius tournait en rond sans beaucoup de réserves, le nouveau gouvernement espagnol de Pancho Sanchez (ultraminoritaire) a proposé le 11 juin 2018 d’accueillir l’Aquarius au port de Valence, au sud de la Catalogne. Pour Pancho Sanchez, cette décision est aussi une mesure fondatrice, qui prouve la volonté de solidarité européenne de l’Espagne. Le trajet serait long, probablement trois jours, ce qui le rendrait dangereux. L’Italie a proposé d’aider l’Aquirius à rejoindre Valence avec deux bateaux supplémentaires. À cause de la situation météorologique, l’Aquarius a dû se déporter vers la Sardaigne.

Évidemment, la Sardaigne n’est pas très loin de la Corse, en tout cas, la Corse est beaucoup plus près que l’Espagne de ce bateau, et donc, la question de la réaction de la France s’est posée. Elle a été en dessous de tout devoir moral. La première réaction de la France, ce fut son silence pendant deux jours. Pourtant, il ne s’agissait pas de donner une carte de séjour à tous ces réfugiés, il s’agissait de sauver leur vie. D’éviter une hécatombe.

Ensuite, ce fut une leçon de morale assez odieuse à l’Italie (qui supporte pourtant la plus grande vague de migration depuis plusieurs années, sans beaucoup de solidarité européenne). Emmanuel Macron a parlé de cynisme et d’irresponsabilité à l’égard de Matteo Salvini. Pour lui, la bataille contre l’extrême droite s’est déplacée sur le champ européen. Pendant plusieurs jours, les relations entre la France et l’Italie ont été conflictuelles par déclarations interposées. La page a été heureusement tournée lors de la venue du Président du Conseil italien Giuseppe Conte à l’Élysée le vendredi 15 juin 2018.

Face aux députés étonnés, y compris ceux de la majorité LREM, le Premier Ministre Édouard Philippe a déclaré que la France, naturellement, participerait à l’accueil de ces réfugiés de l’Aquarius, mais en étudiant leur situation seulement une fois arrivés en Espagne.

Pourtant, le devoir humanitaire, c’est que le port le plus proche de l’endroit où se trouve le navire accepte de l’accueillir pour éviter tout risque de naufrage. La France aurait pu les accueillir en Corse, d’autant plus que les nationalistes corses, en charge de la gestion de l’île (mais pas dans le domaine migratoire), avaient eux-même proposé de les accueillir.

Dans son argumentaire, Matteo Salvini a fustigé également le "business" des associations humanitaires qui se placent sur les côtes libyennes pour secourir les réfugiés, ce qui encourage les passeurs criminels à ne pas s’occuper de la vétusté de leurs navires et donne une sorte de garantie de passage aux candidats à l’immigration. Il n’a pas tort.


6. L’immigration, l’immigration

En France, le thème de l’immigration est utilisé dans la vie politique depuis les élections législatives de 1978, par Jean-Marie Le Pen. Mais d’autres ont eu cette intuition que l’immigration risquait de ne plus être acceptée par les Français, en particulier le Président Valéry Giscard d’Estaing qui voulait faire une loi pour stopper l’immigration (il a retiré son projet après la réaction de Simone Veil prête à démissionner sur le champ, lire le témoignage de Lionel Stoléru).

Bien sûr que l’immigration peut inquiéter et angoisser, surtout quand les nouveaux arrivants ont des identités fortes, et que ceux qui les accueillent, pour beaucoup de raisons extérieures, ont des identités faibles en ce sens que beaucoup sont en perte de repère, d’identité. Surtout aussi lorsqu’il y a un effet de masse.

Mais les "immigrés" ne sont pas la cause de la crise économique structurelle que connaît la France depuis quarante ans. Ils ne sont pas la cause du chômage et n’empêchent même pas la baisse du chômage quand la conjoncture économique internationale s’améliore (voir la fin des années 1990). Ils ne sont pas la cause des déficits récurrents que les gouvernements successifs ont faits par clientélisme, en reportant le financement de leurs mesures dépensières sur les générations plus jeunes.

Ils ne sont pas seuls responsables non plus de l’insécurité (il suffit de voir qui, aujourd’hui, est considéré comme un tueur en série). Ils ne sont pas, non plus, responsables des attentats islamistes (pour la plupart, leurs auteurs sont des citoyens français). Les immigrés ne sont pas des terroristes. Cela n’empêche pas l’arrivée, par les mêmes moyens que les réfugiés récents, de quelques terroristes, mais c’est très rare et ils sont souvent (pas toujours) repérés par les services de police.

C’est même faux de dire que les immigrés coûtent cher aux Français. Au contraire, une étude universitaire a démontré que les étrangers donnaient plus qu’ils ne recevaient, qu’ils payaient plus d’impôts sur le revenu, de TVA, de cotisations sociales, etc. qu’ils ne gagnaient d’allocations familiales et d’autres aides sociales comme la couverture maladie universelle. Un mot sur cette couverture : elle n’existe que par besoin de faire du contrôle de gestion sur les dépenses publiques. Avant sa création, les étrangers pouvaient être soignés tout aussi gratuitement, mais ce n’était pas comptabilisé spécifiquement.


7. Ces 630 réfugiés de l’Aquarius

Ces 630 réfugiés de l’Aquarius, ils ne doivent pas être pris pour des immigrés. Ni pour un instrument politique, dans un sens ou dans un autre (fermeté ou moraline). Ils sont, avant tout, "seulement" des êtres humains, des personnes qui doivent pouvoir vivre et qui doivent donc être secourues le cas échéant. Toute autre considération, aussi valable soit-elle, est à rejeter quand il y a urgence à sauver des vies humaines. C’est pourquoi la France n’est pas plus glorieuse que l’Italie ou Malte dans sa réaction.

Ces 630 réfugiés ne sont pas non plus une "cargaison" qu’on peut abandonner n’importe où. Ce sont des vies.

Or, il est assez inquiétant de lire parfois les réactions de certains internautes dans les sites Internet qui peuvent leur donner la parole. On sait qu’il y a une forte opposition à tout ce qu’il y a d’immigration mais elle peut parfois aveugler les fondamentaux.

Par exemple, on a peur d’une perte d’identité des peuples qui accueillent, qui seraient submergés culturellement par les nouveaux arrivants à la culture solidement ancrée. Oui. Pourquoi a-t-on peur ? Parce qu’on considère que cette culture est différente. Et notamment sur le regard que la société porte à la femme, et même sur la valeur de la vie humaine. Nous y voilà : on voudrait refuser l’immigration pour défendre des racines qu’on qualifierait de judéo-chrétiennes dont le premier principe est de considérer justement que toute vie humaine est précieuse et à protéger. Même celle des immigrés. Grande contradiction ! Le pape François est le premier à vouloir aider les réfugiés. On ne peut pas prétendre parler au nom des valeurs chrétiennes lorsqu’on veut rejeter les immigrés : c’est le contraire de l’Évangile !

Mais certains vont encore plus loin dans leur expression ou leur colère, et n’hésitent pas à prétendre vouloir éliminer purement et simplement le bateau gênant sans se rendre compte que cela signifierait tuer les 630 personnes qui ont été secourues par l’Aquarius. Dont des femmes, parfois enceintes, des enfants, des bébés. Que ceux-ci ne s’aventurent pas à fustiger les assassins d’enfants. Ils ne valent pas mieux qu’eux !


8. Bernard Tapie face au FN

Cela me fait penser à une déclaration provocatrice de Bernard Tapie (75 ans depuis le 26 janvier 2018), qui, à l’époque, était député de Marseille et était alors  leader des listes socialistes pour les élections régionales de mars 1992 en Provance-Alpes-Côte d’Azur ("Énergie Sud"). Des listes "désocialistisées", avec lui comme tête de liste dans les Bouches-du-Rhône, Léon Schwartzenberg dans les Alpes-Maritimes et Alain Bombard dans le Var (ce dernier a finalement abandonné). En face de lui, il y avait Jean-Claude Gaudin, président du conseil régional sortant (qui fut réélu), et Jean-Marie Le Pen.

N’ayant pas peur de l’affrontement direct (et physique !), Bernard Tapie a décidé de se rendre dans un meeting organisé par le FN à Orange, le 28 janvier 1992. Cela ne manquait pas d’audace ni de courage. Lorsqu’il est entré, il a essuyé beaucoup de sifflets, évidemment, car il ne passait pas inaperçu et c’était d’ailleurs le but, ne pas passer inaperçu. À la tribune, on lui proposa de venir parler au micro. Alors, sous les huées, Bernard Tapie s’empara du micro et parla tellement "bien" qu’il fut applaudi !

Pourquoi applaudi par la salle ? Parce qu’il leur a dit des choses que la salle voulait entendre, rejeter les immigrés : « On prend tous les immigrés, hommes, femmes, enfants. On les met sur des bateaux, et on les envoie très loin d’ici. ». La salle l’a alors acclamé. Il poursuivit : « Et quand ils sont assez loin, pour être sûr qu’ils ne reviennent pas, on coule les bateaux ! ». Et là, ce fut le délire. La salle exulta.

Bernard Tapie a alors esquissé un sourire. Il avait réussi sa démonstration. Il rembraya : « Je ne me suis pas trompé sur vous. J’ai parlé d’un massacre, d’un génocide, de tuer hommes, femmes et enfants. Et vous avez applaudi. Demain, au moment de vous raser ou de vous maquiller, lorsque vous vous verrez dans la glace, gerbez-vous dessus ! ». Il est reparti de la salle très rapidement… sous les huées, évidemment. Chapeau l’artiste !

L’anecdote a été racontée par André Bercoff. À ma connaissance, il n’y a pas eu d’enregistrement sonore de ce meeting, et donc, il faut bien sûr croire ce dernier.

J’ai peur qu’aujourd’hui, ceux qui prônent ce genre de solution radicale, sans peut-être se rendre compte du sens réel de leur pensée, ne sont pas seulement parmi les militants d’un parti d’extrême droite, mais plus largement répandus dans le spectre du paysage politique.





Le soir même (28 janvier 1992), en meeting à Marseille, Bernard Tapie n’a pas hésité, preuve à l’appui, à dire que les électeurs de Le Pen était des "s@lauds", rompant une habitude bien française qui veut que les électeurs d’un parti extrémiste étant à reconquérir ne doivent surtout pas être fustigés : « Arrêtons de trouver sans cesse des excuses aux électeurs du FN. Arrêtons de dire que Le Pen est un s@laud mais que ses électeurs doivent être compris, qu’ils ont des problèmes difficiles. Si l’on juge que Le Pen est un s@laud, alors ceux qui votent pour lui sont aussi des s@lauds ! ». Jean-Marie Le Pen a alors déposé plainte pour ces propos injurieux..


9. Boat people

Le problème des "boat people" n’existe pas depuis le 9 juin 2018. Il existe depuis au moins les années 1970 pour fuir la dictature cambodgienne. Une réponse de politique intérieure à cet enjeu international majeur n’est pas du tout à la hauteur. Il n’y a pas à tergiverser dans l’urgence, il y a à sauver les vies humaines, à les secourir, à ne pas laisser échapper la moindre chance de les sauver.

Cela n’empêche pas les réponses politiques ultérieures. Les réponses humanitaires doivent être rapides et spontanées, les réponses politiques plus réfléchies et collectives, et comme l’a répété Emmanuel Macron avec raison le 12 juin 2018, elles doivent être focalisées sur les racines du mal. De deux manières : aider au développement des pays d’origine, mais c’est du long terme qui ne résoudra rien avant plusieurs décennies ; faire la chasse aux passeurs criminels.

En revanche, laisser croire que les pays européens sauront décourager les candidats à l’immigration en prenant des décisions qui les décourageraient, au point même de laisser des réfugiés mourir en mer, c’est une véritable illusion : ceux qui traversent aujourd’hui la Méditerranée savent déjà qu’ils risquent gravement leur vie, mais cela ne les empêchera jamais de vouloir la traverser, surtout s’ils risquent déjà leur vie dans leur pays d’origine.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le radeau Aquarius.
Aymen Latrous.
L’affaire Leonarda.
Mamoudou Gassama.
Arnaud Beltrame.
Donner sa vie.
L’esprit républicain.
Ce qu’est le patriotisme.
Les réfugiés.
Une politique d’immigration ratée.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180617-aquarius.html

https://www.agoravox.fr/actualites/europe/article/aquarius-630-vies-humaines-et-les-205270

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/18/36495820.html


 

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17 juin 2018 7 17 /06 /juin /2018 04:46

« Je guette la phrase annonçant la revanche. Soudain, j’entends ces mots inouïs : "C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat". La phrase suivante me fait comprendre le désastre irréversible (…). La guerre est donc finie, irrémédiablement perdue ? Tandis que ma mère s’affaisse entre les bras de mon beau-père, je me précipite vers l’escalier et monte dans ma chambre afin de dissimuler mes larmes. Jeté en travers du lit, je sanglote en silence. » ("Alias Caracalla", 15 mai 2009, éd. Gallimard).



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La phrase de la défaite annoncée par le maréchal Pétain le 17 juin 1940 a fait l’effet d’une bombe à désillusion chez Daniel Cordier. Dans son livre, il poursuit : « Ainsi, la France est morte sans que j’aie combattu ! Comment est-ce possible ? Ma patrie, l’orgueil de ma vie, la gloire de l’univers, désignée par Dieu pour défendre sa foi, pour répandre la civilisation, modèle du genre humain… Morte à jamais ? Je m’accuse de ne pas l’avoir aimée suffisamment, de ne pas lui avoir tout sacrifié puisque je suis en vie tandis qu’elle agonise. Ce malheur absolu me révèle combien j’aime mon pays. Brusquement, je me dresse : l’information qui m’a terrassé est un cauchemar sans fondement puisque la France est invincible. Les Boches seront impuissants si quarante millions de Français se lèvent contre eux. Il faut soulever le pays d’une fureur sacrée, l’organiser et combattre. Que peuvent quelques centaines de milliers de soldats allemands devant quarante millions de Français résolus ? Avant toute réflexion, une certitude : Dieu n’a pas abandonné la France ; c’est Pétain qui l’a trahie. Sous le couvert de sa gloire, il a dupé tout le monde, y compris Maurras. Le mythe du "vainqueur de Verdun" s’effondre : trop vieux. Il jette l’éponge alors que la victoire est à portée de main. (…) Comme nous avons eu raison, les jeunes, de nous moquer des anciens combattants radoteurs. Aujourd’hui, nous devons prendre la relève et montrer l’exemple : à nous de délivrer le pays. ».

Ce texte provient du précieux livre témoignage publié par Gallimard le 15 mai 2009. Presque 1 000 pages qui racontent comment le jeune militant maurassien devient gaulliste sans le savoir. Il n’a pas entendu de ses oreilles l’appel du 18 juin mais il en a entendu parler le lendemain et n’a eu plus qu’une seule obsession, après sa déception de Pétain et Maurras vendus à l’ennemi : rejoindre De Gaulle et continuer le combat. Ce qu’il fit. En devenant notamment le secrétaire particulier de Jean Moulin à Lyon entre le 25 juillet 1942 et le 21 juin 1943.

Il a rejoint l’Angleterre le 25 juin 1940. Sa première rencontre avec De Gaulle a eu lieu le 6 juillet 1940 à l’Olympia Hall à Londres : « Je demeure sur place, abasourdi. Désormais, mon chef est cet homme froid, distant, impénétrable, plutôt antipathique. ». Quelques minutes auparavant, l’homme distant lui avait dit, à lui et à ses compagnons : « Je ne vous féliciterai pas d’être venus : vous avez fait votre devoir. (…) Ce sera long, ce sera dur, mais à la fin, nous vaincrons. ». Il fallait vraiment être motivé ! Daniel Cordier l’était, assurément.

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Le 20 novembre 1944, ce fut donc logique que Daniel Cordier fût nommé compagnon de la Libération par De Gaulle, le seul titre dont il se sent fier, beaucoup plus que d’être grand-croix de l’ordre national de la Légion d’honneur (depuis le 31 décembre 2017). Il y a eu en tout et pour tout 1 038 compagnons de la Libération (dont seulement 6 femmes, 60 étrangers et 271 à titre posthume).

Depuis quelques jours, Daniel Cordier fait partie des cinq derniers survivants de ce cercle très restreint des héros qui ont sauvé la France. Il va avoir 98 ans le 10 août 2018 et est le "vice-benjamin". Depuis le 23 octobre 2017, successeur de Fred Moore, Daniel Cordier est chancelier d’honneur de l’ordre de la Libération (depuis le 16 novembre 2012, il n’y a plus de chancelier en titre car le conseil de l’ordre a été transformé en conseil national des communes "Compagnon de la Libération", par la loi n°99-418 du 26 mai 1999 et la loi n°2012-339 du 9 mars 2012). À ce titre, Daniel Cordier coprésidera ce lundi 18 juin 2018, à 11 heures, la cérémonie d’hommage au Mont-Valérien à l’occasion du 78e anniversaire de l’appel de De Gaulle. Aux côtés du Président de la République Emmanuel Macron.

Depuis quelques mois, il y a eu beaucoup de disparitions parmi les compagnons de la Libération : Yves de Daruvar (97 ans) le 28 mai 2018, Claude Raoul-Duval (98 ans) le 10 mai 2018, Constant Engels (97 ans) le 3 avril 2018, Jacques Hébert (97 ans) le 15 février 2018, Victor Desmet (98 ans) le 29 janvier 2018, Fred Moore (97 ans) le 16 septembre 2017, Alain Gayet (94 ans, le grand-père de Julie Gayet) le 20 avril 2017, etc.

Les quatre autres survivants sont Guy Charmot (né le 9 octobre 1914), Edgard Tupët-Thomé (né le 19 avril 1920), l’ancien ministre Hubert Germain (né le 6 août 1920) et Pierre Simonet (né le 27 octobre 1921). Daniel Cordier n’aimerait pas mourir le dernier car il ne tient pas à être enterré dans l’obscure crypte du Mont-Valérien en région parisienne, il espère plutôt rester dans le sud provençal.

Daniel Cordier est un héros tellement modeste et humble qu’après la guerre, il a complètement tourné la page. Il ne voulait pas devenir "ancien combattant" comme il avait subi ceux de la Première Guerre mondiale pendant son enfance : « Il était inimaginable de devenir à mon tour un ancien combattant. Alors, quand la guerre est terminée, elle a été terminée pour moi aussi. J’avais quel âge, déjà, en 1945 ? 25 ans… Eh bien, à 25 ans, voyez-vous, je ne voulais pas vivre dans le passé. À cet âge-là, c’est l’avenir qui m’intéressait. J’avais trop souffert d’être "prisonnier" de la guerre de 1914 pour vouloir reproduire ça après 1945. » ("Le Monde" du 9 mai 2018).

Traumatisé par la mort de son patron, Jean Moulin, qui lui a appris les rudiments sur l’art contemporain (qui était une couverture), Daniel Cordier s’est intéressé à ce domaine pendant une trentaine années de sa vie. Avant même la fin de la guerre et à la fin de sa mission en France le 21 mars 1944, pour regagner l’Angleterre, il a rejoint Madrid (non sans mal, emprisonné par Franco), ce qui lui a permis de visiter son premier musée, le Prado : Jean Moulin lui avait promis de visiter avec lui ce musée après la guerre pour lui montrer la peinture de Goya… Daniel Cordier est ensuite devenu peintre, galeriste et marchand d’œuvres d’art, impressionné par les toiles de De Staël, découvreur d’artistes au point d’avoir construit progressivement une collection très fournie qu’il a léguée au Centre Pompidou dès la création de celui-ci.

Tellement modeste alors qu’il aurait pu faire de la politique, à l’instar de bien des résistants, et se retrouver ministre, député, aux avant-postes du pouvoir. Tellement modeste qu’on a oublié de l’inviter le 19 décembre 1964, lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon (avec le fameux discours d’André Malraux), et lui-même n’a même pas été scandalisé par cet oubli.

Ce n’est qu’en 1977 que Daniel Cordier a refait surface dans "l’actualité des résistants", scandalisé par la publication d’un livre d’Henri Frenay ("L’Énigme Jean Moulin", chez Robert Laffont), qui considérait Jean Moulin comme un agent soviétique. Révolté par ces manquements à la vérité, Daniel Cordier s’est alors attelé à une très ambitieuse tâche, celle de raconter l’histoire réelle, celle qu’il a vécue.

Son travail fut tellement riche qu’il est l’un des rares historiens amateurs à avoir reçu la reconnaissance d’universitaires (comme Jean-Pierre Azéma, biographe de Jean Moulin). Daniel Cordier a passé beaucoup de temps à retrouver des archives, à faire la part des choses entre souvenirs personnels qui peuvent trahir la bonne foi et documents factuels. Au-delà de ses ouvrages très denses sur Jean Moulin (six volumes, dont quatre spécifiquement biographiques de 1 000 pages chacun) publiés de 1983 à 1999 chez Lattès et Gallimard, il a écrit une autobiographie qui a été un grand succès, "Alias Caracalla" chez Gallimard (Prix Renaudot 2009) ainsi que d’autres ouvrages. Mais on attend encore la suite pour "Alias Caracalla" car le premier tome s’arrête au 23 juin 1943.

Daniel Cordier explique d’ailleurs qu’il est assez lent et qu’il a encore quelques manuscrits à corriger ou à compléter : « En ce moment, je relis, je corrige, mais je fais ça à mon rythme, car j’ai quand même l‘âge que j’ai. » ("Le Monde" du 9 mai 2018).

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Il n’a jamais participé au débat politique, sauf lors de l’élection présidentielle de 2017 (entre les deux tours) où il a rencontré le candidat Emmanuel Macron le 2 mai 2017 à son QG de campagne pour lui apporter son soutien. Daniel Cordier fut l’un des invités d’honneur à la cérémonie d’investiture du Président Emmanuel Macron quelques jours plus tard, le 14 mai 2017. Il a été aussi honoré par François Bayrou le 17 novembre 2017 à Pau où il a habité avant de partir vers Londres.

Pourquoi parler de Daniel Cordier ? Parce qu’il a répondu à une longue interview publiée dans le journal "Le Monde" du mercredi 9 mai 2018. Si les propos, recueillis à Cannes (où il a déménagé après avoir quitté le centre de Paris) par le journaliste Thomas Wieder, n’ont révélé aucune information vraiment nouvelle sur Daniel Cordier, le plus intéressant est que cet entretien a intéressé tellement les lecteurs du journal que "Le Monde" a laissé ce numéro en kiosque jusqu’au samedi suivant. C’est plutôt rassurant de savoir que son message fait de l’audience.

Le plus intéressant de cette interview est son inquiétude sur l’antisémitisme qui persiste encore de nos jours. Lui-même a été antisémite lorsqu’il était jeune parce que tout acquis aux idées de Maurras.

Et il a expliqué comment cet antisémitisme lui est passé au début de l’année 1943 : « Arrivé à l’Arc de triomphe, l’horreur : tout autour de la tombe du Soldat inconnu, il n’y avait que des soldats allemands qui se prenaient en photo. C’était terrible… Je pensais encore à cela en descendant les Champs-Élysées quelques minutes plus tard quand, tout à coup, je croise un homme et un enfant, bien habillés, remontant vers l’Arc de triomphe. Ils avaient le mot "juif" et l’étoile jaune cousus sur leur veste. En vous le racontant aujourd’hui, j’ai envie de pleurer, tellement ça a été un choc. Oui, un choc ! C’était inacceptable. Là, d’un coup, je me suis dit : mais pourquoi ? Pourquoi ? Qu’ils soient Juifs ou pas, qu’est-ce que ça peut faire ? Je ne sais pas comment vous dire, mais ça a brisé d’un coup mon antisémitisme. Cela reste un moment unique de ma vie. » ("Le Monde" du 9 mai 2018).

L’assassinat de Mireille Knoll le 23 mars 2018 par antisémitisme l’a renvoyé brutalement soixante-quinze ans plus tard avec une grande tristesse et une certaine impuissance : « Que puis-je vous dire ? Je ne comprends pas qu’on en soit toujours là. Pour moi, c’est quelque chose de très douloureux. En parlant de ça aujourd’hui, je repense à mes camarades qui sont morts. Après la guerre, nous pensions que c’était fini, que ça ne recommencerait jamais plus. Et, au fond… c’est encore là. C’est terrible. » ("Le Monde" du 9 mai 2018).

Pourtant, Daniel Cordier reste optimiste, car son expérience lui a appris que « même quand tout paraît bouché, il peut rester un espoir. », au point même de nager dans une sorte de sérénité certainement enviable : « Aujourd’hui, je suis heureux, je suis même un vieux monsieur très, très heureux. Peut-être parce que je suis en règle avec moi-même, et surtout avec la vérité. » ("Le Monde" du 9 mai 2018).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (01er juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Interview de Daniel Cordier dans le journal "Le Monde" du 9 mai 2018 : "De Jean Moulin à la jeunesse d’aujourd’hui, la leçon de vie d’un homme libre".
Jean Moulin.
Premier de Cordier.
Daniel Cordier, ni juge ni flic.
La collection Cordier.
Charles Maurras.
Philippe Pétain.
Charles De Gaulle.
L’appel du 18 juin.
Antisémitisme.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Raymond Sabot.
François Jacob.
Pierre Messmer.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Général Leclerc.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180509-daniel-cordier.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/premier-de-cordier-204867

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/17/36454295.html





 

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13 juin 2018 3 13 /06 /juin /2018 04:38

« Le cynisme ne soulage qu’un moment les consciences écœurées par l’hypocrisie. » (Georges Bernanos, 1939).



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Le lundi 11 juin 2018, plusieurs raffineries ont été bloquées par des syndicalistes paysans. La raison ? Faire pression sur le gouvernement et sur le groupe Total pour que cette société utilise l’huile de colza française plutôt que l’huile de palme asiatique. Le gouvernement avait autorisé l’importation de 300 000 tonnes d’huile de palme.

La semaine précédente, le 6 juin 2018, invité de la matinale de France Inter, le Ministre d’État Nicolas Hulot a expliqué que c’était un accord négocié entre l’État et Total. Le Ministre de l’Agriculture Stéphane Travert a confirmé le 11 juin 2018 qu’il n’était pas question d’y revenir. Il s’agissait d’autoriser Total d’utiliser, pour 70%, de l’huile de palme importée pour faire son biocarburant. Les rendements pour produire l’huile de palme (en tonnes par hectare et par an) sont dix fois supérieurs à l’huile de soja et cinq fois supérieurs à l’huile de colza (un palmier produit 40 kilogrammes d’huile de palme par an). L’huile de palme revient donc bien moins chère que l’huile de colza, mais là n’est pas la seule raison.

Il devrait y avoir un accord européen sur l’huile de palme dans les biocarburants ce mercredi 13 juin 2018 à la suite de négociations entre le Conseil Européen, le Parlement Européen et la Commission Européenne.

Les députés européens avaient voulu le 17 janvier 2018 que les biocarburants composés d’huile de palme fussent exclus des objectifs des énergies renouvelables pour 2021, ce qui signifierait que ces carburants ne recevraient plus de subvention publique. Ils avaient en effet voté une résolution non contraignante : proposition de directive du Parlement Européen et du Conseil relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables.

Plus précisément, deux amendements sur le sujet avaient alors été adoptés le 17 janvier 2018. Le premier : « La résolution du Parlement Européen du 4 avril 2017 sur l’huile de palme et la déforestation des forêts tropicales humides invitait la Commission à prendre des mesures pour faire progressivement cesser l’utilisation dans les biocarburants d’huiles végétales qui entraînent la déforestation, y compris l’huile de palme, de préférence d’ici à 2020. » (considérant 25 bis).

Et le second amendement : « La contribution des biocarburants et des bioliquides produits à partir de l’huile de palme est de 0% à compter de 2021. » (article 7).

Une mesure qui a de quoi inquiéter les principaux fournisseurs. La France devrait faire opposition.

Dans le monde, 27 millions d’hectares de terres sont consacrés à la production d’huile de palme. Des étendues immenses de forêts tropicales ont été dévastées, défrichées et brûlées, pour installer les plantations, mettant en danger d’extinction des espèces en voie de disparition : l’éléphant pygmée de Bornéo, le tigre de Sumatra, l’orang-outan, le rhinocéros, etc. Entre 1990 et 2010, il y a eu 3,5 millions d’hectares de forêts détruites en Indonésie, Malaisie et Papouasie Nouvelle-Guinée, pour faire des plantations de palmiers. De plus, l’Indonésie a émis plus de gaz à effet de serre que les États-Unis en 2015.

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En fait, l’huile de palme, qui concourt à la déforestation de la planète, est un produit qui pourrait même tuer des êtres humains de manière très directe.

L’information est scandaleuse et odieuse. Elle a été révélée par le journal "Libération" le 8 juin 2018 dans un article d’Aude Massiot. Elle se résume par cette phrase choquante : « Serge Atlaoui a failli mourir pour de l’huile de palme. ». Serge Atlaoui, j’ai déjà longuement évoqué sa situation très préoccupante. Il a été condamné à mort en Indonésie pour fabrication de drogue. En fait, il ne s’occupait que de machines dont il assurait la maintenance et ne connaissait pas la finalité du produit fabriqué. Il a échappé de justesse à l’exécution il y a trois ans et depuis cette date, il est toujours en situation d’être exécuté malgré son innocence sur ce point.

Quel rapport entre l’huile de palme et le Français Serge Atlaoui ? Sans doute sa nationalité française qui l’a épargné lors de la dernière série d’exécutions le 29 juillet 2016. Pourquoi ? Parce que l’Indonésie, dans un cynisme pur et dur, y a vu matière à faire pression sur l’un de ses gros clients.

Car l’Indonésie est, avec la Malaisie, le principal producteur d’huile de palme (l’Indonésie le premier et la Malaisie le deuxième ; à eux deux, ils ont fourni 87% de la production mondiale en 2013, respectivement 51% et 36%), et l’Europe est l’un des principaux marchés juteux de l’huile de palme. Actuellement, 66 millions de tonnes d’huile de palme sont produites dans le monde (en 1997, seulement 18 millions de tonnes), dont 7,1 millions de tonnes exportées en Union Européenne en 2014 pour trois applications principales : 45% pour les biocarburants, 34% pour l’alimentation et 16% pour l’électricité et le chauffage. La part des biocarburants n’était que de 8% en 2010 (une obligation au biocarburant a été décidée en 2009).

De la part de ces deux pays (Indonésie et Malaisie), il y a eu des pressions que je qualifierais de "traditionnelles" parce que commerciales. L’Indonésie était en pleines négociations pour l’achat de 250 Airbus et également de satellites. La Malaisie aussi avait des moyens de faire pression sur la France, avec de gros contrats pour des avions Rafale, dans un contexte où la concurrence internationale reste toujours très rude. Plusieurs centaines de millions d’euros sont en jeu, ainsi que plusieurs milliers d’emplois en France.

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Lors de la discussion sur la loi biodiversité, en 2016, certains députés français avaient été informés, de manière informelle, par les services diplomatiques, d’un chantage absolument honteux : si l’article prévoyant d’augmenter la taxation de l’huile de palme alimentaire était voté à l’Assemblée Nationale, le condamné Serge Atlaoui serait exécuté. Pour bien accentuer la pression, des représentants indonésiens étaient présents lors du vote, en haut de l’hémicycle, sur les bancs des visiteurs.

"Libération" a cité notamment l’ancienne Ministre de l’Écologie Delphine Batho (PS), et surtout, la rapporteure de la loi en question, Geneviève Gaillard (PS) : « Le Ministère des Affaires étrangères et Matignon m’ont demandé expressément de faire marche arrière. Cela m’a beaucoup perturbée de savoir que la vie de cet homme dépendait de ma décision. J’en garde un très mauvais souvenir. ».

Je me suis alors repenché sur les (très longs) débats parlementaires concernant cette fameuse loi n°2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Le texte initial du projet de loi a été adopté au conseil des ministres du 26 mars 2014, et elle n’a été promulguée que le 8 août 2016, deux ans et demi plus tard, deux gouvernements plus tard !

Personne ne reprochera à un gouvernement de mettre du temps à élaborer la loi, car le défaut français est plutôt de légiférer trop vite et trop souvent. Pour ce texte, il y a eu trois lectures en navette, une commission paritaire mixte qui a échoué et une lecture définitive à l’Assemblée Nationale (qui garde toujours le dernier mot pour les lois ordinaires). Le problème, c’était que le texte contenait tout et n’importe quoi, si bien que c’était l’occasion pour les parlementaires d’évoquer de nombreux sujets polémiques.

Et l’un des sujets polémiques, qui correspondait pourtant à très peu de phrases par rapport à l’ensemble du texte (le texte final comptait 174 articles !), c’était ce qu’on a appelé la "taxe Nutella", du nom de la célèbre pâte à tartiner contenant beaucoup d’huile de palme. Revenu en commission à l’Assemblée Nationale après l’échec de la commission paritaire (députés et sénateurs), l’article 27A fut rajouté le 14 juin 2016 pour taxer l’huile de palme alimentaire, afin de prévenir la déforestation de la planète.

L’article 27A du projet de loi, selon le texte, examiné et adopté le 14 juin 2016 par la commission en troisième lecture (à la base de la discussion), était le suivant : « Il est institué une contribution additionnelle à la taxe spéciale prévue à l’article 1609 vicies sur les huiles de palme, de palmiste et de coprah effectivement destinées, en l’état ou après incorporation dans tous produits, à l’alimentation humaine. Est exempté de la contribution mentionnée (…) le redevable qui fait la preuve que le produit taxé répond à des critères de durabilité environnementale. Le taux de la contribution additionnelle est fixé à 30 euros par tonne en 2017, à 50 euros en 2018, à 70 euros en 2019 et à 90 euros en 2020. ».

Le gouvernement, représenté par sa Secrétaire d’État chargée de la biodiversité, Barbara Pompili, écologiste devenue LREM, est revenu sur cet article 27A en proposant et obtenant des députés le 22 juin 2016 son remplacement par le texte suivant, beaucoup moins concret : « Pour contribuer à la préservation et à la reconquête de la biodiversité et préserver son rôle dans le changement climatique, l’État se fixe comme objectif de proposer, dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, un dispositif prévoyant un traitement de la fiscalité sur les huiles végétales destinées, en l’état ou après incorporation dans tous produits, à l’alimentation humaine qui, d’une part, soit simplifié, harmonisé et non discriminatoire et, d’autre part, favorise les huiles produites de façon durable, la durabilité étant certifiée sur la base de critères objectifs. » (amendement 457).

Après un passage au Sénat où l’ensemble du projet de loi a été profondément modifié, le texte, en dernier passage, est revenu le 19 juillet 2016 en examen à la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée Nationale et n’a pas touché à cet article 27A tel que rédigé le 22 juin 2016. Mais le lendemain, le 20 juillet 2016, le gouvernement a finalement retiré cet article, ce que du reste avaient déjà souhaité les parlementaires de l’opposition dès juin 2016. Notons aussi, pour bien comprendre le contexte psychologique, que la séance du 20 juillet 2016 a commencé par l’hommage aux victimes de l’attentat de Nice qui venait d’avoir lieu quelques jours auparavant.

L’adoption définitive de cette loi sur la biodiversité a eu lieu le 20 juillet 2016, sans finalement qu’aucune taxe additionnelle sur l’huile de palme alimentaire ne fût conservée. Et quelques jours plus tard, le 29 juillet 2016, l’Indonésie a procédé à sa dernière série d’exécutions de condamnés à mort, en épargnant la vie de Serge Atlaoui.

Ce chantage odieux sur la vie de Serge Atlaoui, qui semble confirmé par plusieurs parlementaires français, montre à quel point la justice indonésienne peut être instrumentalisée. Serge Atlaoui n’est plus le coupable d’un crime qu’il n’a jamais eu l’intention de commettre, mais l’otage d’un géant de l’huile de palme pour continuer à faire son business.

Dans un prochain article, je reprendrai plus précisément quelques extraits de ces débats parlementaires à propos de cette taxe sur l’huile de palme, qui sont assez instructifs sur le niveau de sérénité des députés.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Surtaxer l’huile de palme en France ?
Taxe Nutella : Serge Atlaoui, otage de l’huile de palme ?
Vives inquiétudes pour Mary Jane Veloso.
Le cauchemar de Serge Atlaoui.
Peine de mort pour les djihadistes français ?
L’industrie de l’énergie.
L’industrie aéronautique.
L’industrie ferroviaire.
L’économie dans un monde globalisé.
La concurrence internationale.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180608-serge-atlaoui.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/taxe-nutella-serge-atlaoui-otage-205133

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/13/36482121.html

 

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11 juin 2018 1 11 /06 /juin /2018 04:35

« La nouvelle instruction de la demande de titre de séjour qui suivra aussitôt tiendra nécessairement compte de l’acte positif et altruiste par lequel Mohamed Aymen Latrous s’est distingué en 2015. » (Préfet du Val-d’Oise, le 4 juin 2018).


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Imaginez le tableau. Un jeune étranger habitant à Fosses, dans le Val-d’Oise, s’est vu refuser le séjour en France. C’est une situation malheureusement ordinaire. Le 30 janvier 2018, l’administration lui a notifié le refus de sa demande de carte de séjour déposée à la sous-préfecture de Sarcelles en décembre 2017 et lui a adressé la terrible obligation de quitter le territoire français. En clair, il n’avait plus rien à faire en France. Il fallait qu’il s’en aillât. Il est sans-papiers. Peut-être même qu’il allait se faire filmer en train d’être expulsé. Il y aurait eu peut-être des polémiques, les uns qui étaient pour l’expulsion, les autres qui n’étaient pas pour accueillir toute la "misère" du monde mais que, quand même, il faudrait un peu plus d’humanité dans les rapports entre l’État et les personnes, fussent-elles étrangères.

Cela aurait pu faire une nouvelle "affaire Leonarda". Leonarda, elle n’est pas tunisienne comme Aymen Latrous, mais vaguement kosovare. Qu’importe, car sa situation était la même en 2013. Elle avait été sous les projecteurs de l’actualité car la police était allée la chercher à une heure où elle avait cours, le 9 octobre 2013, et une expulsion devant ses camarades, forcément, cela choquait. François Hollande, alors Président de la République, avait très mal géré la situation. Avec son envie de faire la synthèse entre les partisans de la loi (et donc de l’expulsion), et les partisans d’une certaine humanité, il avait voulu couper la poire en deux.

Cela avait donné lieu le 19 octobre 2013 à une allocution télévisée complètement surréaliste au cours de laquelle, alors que Leonarda était déjà hors de France, il lui avait proposé de revenir en France… mais sans ses parents : « Un accueil lui sera réservé, à elle seule. » ! Comme si une môme de 15 ans pouvait traverser l’Europe sans sa famille. Père sans cœur. Et ingratitude médiatique suprême, grâce aux technologies de la communication, Leonarda avait pu répliquer en direct à la télévision, quelques minutes seulement après l’intervention présidentielle, en lui disant d’aller se faire voir, qu’elle ne reviendrait pas sans ses parents. Humiliation présidentielle.

Dans cette affaire, François Hollande avait tout perdu : son autorité de Président de la République (qui s’est fait rabrouer par une adolescente étrangère pleine d’ingratitude et à la limite de l’incorrection), sa fermeté de gardien de la loi (en donnant la permission à Leonarda de passer outre son obligation de quitter le territoire), son humanité auprès de son aile gauche (car il avait quand même laisser l’expulsion se poursuivre, dans des conditions peu humaines car très humiliantes), et même, sa faculté d’être père (ce qu’il était pourtant quatre fois) en ne comprenant pas l’absolue stupidité de vouloir accueillir l’adolescente sans ses parents.

C’est le risque du Président de la République lorsqu’il s’occupe trop précisément de faits-divers qui ne devraient pas être de son ressort. Le piège était le même pour son successeur Emmanuel Macron lorsqu’il a reçu avec les honneurs, surtout avec l’honneur des caméras, Mamoudou Gassama, sans-papiers mais héros. Emmanuel Macron en a profité pour bien expliquer que l’exception ne devait pas oublier la fermeté, et que face à l’acte héroïque d’un demandeur de carte de séjour, il y avait plusieurs milliers d’autres personnes qui devraient quitter le territoire.

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C’est là qu’est venue se greffer l’histoire du Tunisien de 25 ans, Aymen Latrous. En fait, son histoire est plus ancienne que celle de Mamoudou Gassama, mais sa médiatisation postérieure. En effet, le jeune homme était expulsable et beaucoup de monde autour de lui était révolté par sa situation. Filmer son expulsion aurait pu amorcer une nouvelle affaire Leonarda pour un Président de la République qui, jusqu’à maintenant, a réussi un sans-faute dans son exercice régalien, avec le principe de faire le contraire des erreurs qu’avait commises François Hollande.

Le maire de sa commune avait fait tout son possible pour lui éviter l’expulsion mais un maire ne compte pas pour ces choses-là. Si ce n’est pour compléter correctement des dossiers et alerter les administrations. Alors, ce fut son avocate Philippine Parastatis qui a voulu médiatiser la situation, car Aymen Latrous ne pouvait pas être une seconde Leonarda, puisque c’est plutôt un autre Mamoudou Gassama.

C’est la surmédiatisation de ce dernier qui a convaincu l’avocate d’aller au front médiatique le 4 juin 2018. Car Aymen Latrous, lui aussi, a été un héros. Un grand héros. Dans la soirée du 10 avril 2015, avec deux amis, il a sauvé deux enfants de la mort certaine dans un incendie à Fosses. Entendant, de la rue, les appels au secours d’une mère de famille, les trois compères étaient rentrés dans l’appartement en flammes pour chercher les deux enfants, un bébé de 19 mois et un garçon de 4 ans.

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À l’époque, les trois sauveurs avaient eu la reconnaissance du maire de Fosses qui les avait décorés pour leur bravoure. Pas immédiatement, car ils étaient repartis sans laisser de coordonnées et la mère avait dû lancer un appel pour les retrouver. Mais il n’y a pas eu de suite en termes de reconnaissance. Trois ans plus tard, les services insensibles du Ministère de l’Intérieur ont froidement adressé l’obligation de quitter le territoire à celui qui avait sauvé la vie de ces deux enfants. Un scandale beaucoup trop discret !

La sous-médiatisation de l’acte héroïque d’Aymen Latrous peut s’expliquer par le fait qu’il n’avait pas été filmé. La médiatisation a été efficace puisque le soir même, la préfecture de Cergy a fait savoir qu’elle réagirait favorablement et le jeudi 7 juin 2018, comme promis, Aymen Latrous a été informé de l’annulation de son obligation de quitter le territoire et s’est vu délivrer un récépissé de demande de carte de séjour qui le régularise pour trois mois et surtout, qui lui permet de travailler, ce qui est très heureux puisqu’il venait de trouver par ailleurs du travail.

La réponse très rapide des services de la préfecture a montré que nécessairement, une intervention a eu lieu au plus haut sommet de l’État. Mais dans sa grande prudence, le Président Emmanuel Macron a évité de communiquer sur le sujet pour éviter, justement, de tomber dans le piège dans lequel était tombé François Hollande avec la jeune Leonarda.

Me Philippine Parastatis n’est pourtant pas complètement satisfaite : « Il est dommage que l’administration n’ait pas reconnu son erreur, mais qu’elle a simplement réajusté sa position devant la pression médiatique. ». En effet, la préfecture de Cergy a simplement indiqué qu’elle réexaminerait la demande de carte de séjour avec deux éléments nouveaux (que l’avocate a transmis au dossier le 29 mai 2018 et transmis à la préfecture le 31 mai 2018), à savoir son acte de bravoure et sa promesse d’embauche. Tandis que Mamoudou Gassama a été régularisé durablement en quelques jours.

L’avocate a également pointé du doigt « la question de la hiérarchisation des actes de bravoure lancée à Monsieur le Président Macron par l’intermédiaire des médias » qui « est restée sans réponse » : « Je renouvelle mon appel au Président de la République sur la question du traitement inégalitaire de deux situations similaires. Pourquoi Aymen Latrous doit-il subir un traitement différent ? ».

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Elle pose évidemment une question pertinente et la réponse provient aussi de cette pression médiatique qui provoque, ou pas, une réaction de la part des dirigeants. Cette inégalité de traitement pourrait s’appliquer à tous les actes publics, pourquoi Serge Dassault a-t-il reçu un hommage aux Invalides et pas Pierre Bellemare ? Pourquoi des funérailles nationales pour Johnny Hallyday et pas Jacques Higelin ni France Gall ? Pourquoi…

Le risque est évidemment double. Le premier, c’est qu’il peut y avoir une surmédiatisation des demandes de carte de séjour en faisant la "publicité" du demandeur considéré comme une "chance pour la France" et pas comme une "charge pour la France".

Il es toujours facile de définir des règles générales sur l’immigration, de se donner des quotas, d’ordonner des expulsions, etc. Il est toujours plus délicat, lorsqu’on connaît les situations individuelles, de parler d’une personne en particulier et des conséquences sur sa propre vie d’une décision administrative. La mise en héros, ou la mise en lumière des demandeurs pourrait devenir une règle de plus en plus commune.

Attention, je n’écris pas que tout le monde est un héros. Justement, non, et c’est justement pour cela que la France doit être reconnaissante envers ces héros, à ces sauveurs d’enfants. Elle doit l’être sans chercher des manœuvres politiciennes, tant pis s’il y a récupération, parce qu’il s’agit de valeurs fondamentales.

Il reste qu’il faut espérer que certains sans-papiers, forts de cet enseignement, n’essaient pas de provoquer des situations pour mettre en scène leur héroïsme, au risque de mettre en danger la vie d’autrui…

Quant à Mamoudou Gassama, qui a reçu le 4 juin 2018 la médaille Grand Vermeil de la Ville de Paris décernée par la maire de Paris Anne Hidalgo, déjà en campagne électorale pour sa réélection, a déjà fait des émules : le 6 juin 2018, le Chinois Zhang Whin a, lui aussi, sauvé un enfant suspendu à un balcon en grimpant par la façade, inspiré par la méthode de Mamoudou Gassama. C’était en Chine et il est devenu une véritable star dans les médias chinois. Bravo donc aussi à lui !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (10 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Aymen Latrous.
L’affaire Leonarda.
Mamoudou Gassama.
Arnaud Beltrame.
Donner sa vie.
L’esprit républicain.
Ce qu’est le patriotisme.
Les réfugiés.
Une politique d’immigration ratée.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180607-aymen-latrous.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/aymen-latrous-n-est-pas-leonarda-205069

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/06/11/36476486.html


 

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5 juin 2018 2 05 /06 /juin /2018 23:37

Le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) a remis le 5 juin 2018 le rapport de synthèse sur les États généraux de la bioéthique organisés à partir du 18 janvier 2018. On peut le lire ainsi que différents documents sur le sujet. Cliquer sur les liens pour télécharger le fichier .pdf correspondant.

Rapport de synthèse du Comité d'éthique du 5 juin 2018 :
http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/rapport_de_synthese_ccne_bat.pdf

Communiqué de presse sur l'ouverture d'un site Internet le 9 février 2018 :
https://etatsgenerauxdelabioethique.fr/media/default/0001/01/85932e22eff77a5ce165b00a90bdb0e8a3718fa7.pdf

Dossier de presse sur l'ouverture des États généraux de la bioéthique le 18 janvier 2018 :
https://etatsgenerauxdelabioethique.fr/media/default/0001/01/5f0a2059803ef477ded725f8d7c4cee9d1b864b6.pdf

Pour en savoir plus :
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180605-etats-generaux-bioethique.html

SR

http://rakotoarison.over-blog.com/article-srb-20180605-rapport-comite-ethique.html



 

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2 juin 2018 6 02 /06 /juin /2018 23:18

Le 6 juin 2018, les sénateurs ont adopté à l'unanimité une proposition de loi permettant l'analyse des caractéristiques génétiques de personnes décédées avec un certain encadrement. Cliquer sur les liens pour télécharger le fichier .pdf correspondant.

Texte adopté par le Sénat le 6 juin 2018 :
http://www.senat.fr/leg/tas17-114.pdf

Rapport de Catherine Deroche du 30 mai 2018 :
http://www.senat.fr/rap/l17-523/l17-5231.pdf

Synthèse du rapport Deroche du 30 mai 2018 :
http://www.senat.fr/rap/l17-523/l17-523-syn.pdf

Compte rendu de la séance du 06 juin 2018 au Sénat :
http://www.senat.fr/cra/s20180606/s20180606.pdf

Pour en savoir plus :
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180606-test-adn.html

SR

http://rakotoarison.over-blog.com/article-srb-20180606-documents-proposition-milon.html



 

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