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16 août 2019 5 16 /08 /août /2019 03:11

« Qu’aurais-je été si Alain ne m’avait appris à douter, Simone Weil à croire, Marc Sangnier à aimer et De Gaulle à combattre ? » (Maurice Schumann). Deuxième partie.


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Après avoir évoqué les premières années professionnelles de Maurice Schumann et son engagement dans la Résistance comme porte-parole de la France libre, je reviens sur son très long et prestigieux itinéraire politique.


L’homme politique de la IVe République

À la Libération, comme beaucoup de résistants, Maurice Schumann s’est investi dans l’action politique. Sa notoriété était déjà acquise grâce à son action historique pendant la guerre. Compagnon de la Libération, il a été encouragé par un industriel de Roubaix, Jean Catrice, ancien dirigeant du PDP (Parti démocrate populaire) dans le Nord avant la guerre et fondateur en janvier 1944 du Rassemblement démocratique des résistants d’inspiration chrétienne (RIC) qui s’est intégré au Mouvement républicain de Libération puis au MRP. Encouragé à s’implanter à Lille.

Désigné par l'ordonnance du 11 octobre 1944 comme membre de l'Assemblée consultative provisoire, Maurice Schumann a siégé au Palais du Luxembourg à Paris du 7 novembre 1944 au 3 août 1945 parmi les 247 autres membres, lui au titre de la France combattante comme notamment Alain Savary et Georges Gorse.

Tête de liste dans la 2e circonscription du Nord, Maurice Schumann fut ainsi élu député du Nord d’octobre 1945 à mars 1973, constamment réélu en juin 1946, novembre 1946, 1951, 1956, 1958, 1962, 1967 et 1968 (à partir de 1958, au scrutin majoritaire). Il fut élu également conseiller municipal de Lille du 26 avril 1953 au 5 février 1955 (comme deuxième de liste, il participa aussi en 1977 à la campagne municipale du ministre et physicien Norbert Ségard à Lille mais ils échouèrent contre le récent maire sortant Pierre Mauroy, qui en était à sa première élection sur son nom), conseiller général de Tourcoing de 1965 à 1967, conseiller municipal de Comines de 1971 à 1977, conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais de 1974 à 1998. Il fut donc un élu très implanté dans le Nord, même s’il n’a jamais eu de fonction exécutive dans une collectivité locale.

Cofondateur du Mouvement républicain populaire (MRP) regroupant de nombreux combattants chrétiens issus de la Résistance, Maurice Schumann, président du groupe MRP à l'Asemblée constituante en 1945, fut le premier président national du MRP de novembre 1944 à mai 1949, puis son président d’honneur, ce qui montrait son importance puisque, à l’époque, le MRP représentait entre 25% et 30% des électeurs (24,9% aux élections législatives du 21 octobre 1945 ; premier parti de France avec 28,2% aux élections législatives du 2 juin 1946 ; 26,0% aux élections législatives du 10 novembre 1946). Fondateur du "Sillon" en 1894, Marc Sangnier (1873-1950), de nouveau député de 1945 à 1950, a été élu président d’honneur du MRP au congrès du 16 décembre 1945. Maurice Schumann, d’origine juive, s’était converti au catholicisme à la lecture de Bergson, Simone Weil et aux contacts des Dominicains.

Il expliqua plus tard son attachement à la démocratie chrétienne : « Si je devins le premier président national du Mouvement républicain populaire après avoir été le porte-parole du Général De Gaulle, c’était parce qu’il y avait une parenté profonde entre la démocratie d’inspiration chrétienne et le gaullisme : en parlant du "levain qui fera lever toute la pâte", Marc Sangnier avait inventé une image qui s’appliquait à l’une comme à l’autre ; les démocrates-chrétiens avaient assuré la continuité de la présence des catholiques dans la famille républicaine, le Général et les premiers volontaires qui l’entouraient, la continuité de la présence française dans le camp de la victoire finale. Ces deux choix essentiels qui ont éclairé ma vie m’ont pénétré de la même certitude : celle d’appartenir à une minorité de témoins qui ont conscience d’être une avant-garde parce qu’ils ont l’avenir pour complice. » ("La Revue des deux mondes" de novembre 1980).

Lors de la démission de De Gaulle le 20 janvier 1946, Maurice Schumann a réagi ainsi : « Né de la Résistance et dans la Résistance, le MRP fut dès l’origine et demeurera jusqu’au bout le parti de la fidélité au premier résistant de France. (…) À nos yeux cependant, le gaullisme n’est pas l’attachement à une personne. Il est d’abord le refus de toutes les lâchetés et de tous les abandons. Il est ensuite un acte de foi dans la renaissance française par la fraternité des Français. Ce message, nous l’avons entendu dès la première minute. Nous le servirons tant que nous vivrons. ».

Dès lors, il garda espoir d’un retour possible de De Gaulle au pouvoir, et cela dès le 24 janvier 1946 : « Faut-il perdre l’espoir de voir un jour Charles De Gaulle achever de ses propres mains la grande besogne à laquelle il a attaché son nom ? Pour préserver en nous cette lumière, la première condition à remplir est de maintenir le contrat, que De Gaulle lui-même a signé, entre la démocratie et la patrie, entre le peuple et la grandeur. Toute autre attitude eût fait de lui ce qu’il ne veut pas, ce qu’il ne peut pas être : l’otage d’une des deux France, alors que sa raison d’être, et peut-être de revenir, est d’empêcher qu’il y ait deux France. » (Éditorial paru dans "L’Aube").

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Lors du 5e congrès du MRP le 26 mai 1949, Maurice Schumann montra de quel type d’humanisme il se chauffait : « Parce que le communisme est un attentat permanent contre la personne humaine, combattons-le sans relâche ! Mais parce que les communistes sont des personnes humaines, ne les haïssons pas, si haineux qu’ils soient envers nous. (…) Parce que la République n’est à nos yeux vivante que dans la mesure où elle devient pleinement sociale et pleinement familiale, soyons, surtout maintenant, à l’intérieur du gouvernement et de la majorité, les défenseurs intraitables des communautés naturelles et des déshérités ! Défense républicaine et justice sociale, mais toujours l’une et l’autre, et jamais l’une sans l’autre. » (Discours retranscrit par "L’Aube").

Il représenta la France à la 5e assemblée générale des Nations Unies en 1950. Maurice Schumann a été un parlementaire très actif, ce qui l’a amené naturellement à siéger au gouvernement. Au départ, sur des strapontins, sous la IVe République : il fut nommé Secrétaire d’État aux Affaires étrangères du 11 août 1951 au 18 juin 1954 dans cinq gouvernements dirigés successivement par René Pleven, Edgar Faure, Antoine Pinay, René Mayer et Joseph Laniel.


L’homme politique de la Ve République

Maurice Schumann fut ensuite élu président de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée Nationale du 18 octobre 1957 au 14 avril 1962 et du 12 décembre 1962 au 2 avril 1967. Sa brève interruption est venue de sa nomination dans le gouvernement de Georges Pompidou comme (bref) Ministre délégué auprès du Premier Ministre, pour l’Aménagement du territoire du 14 avril 1962 au 16 mai 1962.

Par ailleurs, il fut président de l’Union des Français de l’étranger en 1960, et de beaucoup d’autres organismes plus ou moins politiques.

Maurice Schumann, gaulliste du MRP comme Edmond Michelet, approuva avec enthousiasme le retour au pouvoir du Général De Gaulle en mai 1958. Il vota bien sûr les plein pouvoirs pour résoudre la crise institutionnelle et il fut le promoteur de la Ve République. En 1962, il fut réélu député sous l’étiquette MRP et fut parmi les ministres MRP qui démissionnèrent du gouvernement lorsque De Gaulle s’est moqué, au cours de sa conférence de presse du 15 mai 1962, des partisans de la construction européenne (qu’il avait pourtant lui-même approuvée en appliquant le Traité de Rome). Malgré ce désaccord européen, Maurice Schumann a pleinement soutenu la politique institutionnelle de De Gaulle et en particulier l’élection du Président de la République au suffrage universel direct (en octobre 1962), malgré les protestations de la grande majorité de ses amis centristes.

Après la disparition totale du MRP de la vie politique, au profit du Centre démocrate de Jean Lecanuet (qui avait obtenu un bon score à l’élection présidentielle de décembre 1965), Maurice Schumann quitta le groupe centriste le 6 avril 1967 pour s’apparenter au groupe gaulliste avec l’étiquette UDR qu’il a prise désormais officiellement en novembre 1967. Entre-temps, il avait soutenu dès le premier tour la candidature de De Gaulle à l’élection présidentielle de décembre 1965 contre le candidat centriste Jean Lecanuet.







Maurice Schumann a poursuivi ensuite une carrière ministérielle prestigieuse entre 1967 et 1973 : Ministre d’État, chargé de la Recherche scientifique et des Questions atomiques et spatiales du 6 avril 1967 au 31 mai 1968, dans le gouvernement de Georges Pompidou, puis Ministre d’État, chargé des Affaires sociales du 31 mai 1968 au 20 juin 1969, dans les gouvernements de Georges Pompidou et de Maurice Couve de Murville, enfin, Ministre des Affaires étrangères du 22 juin 1969 au 15 mars 1973, dans les gouvernements de Jacques Chaban-Delmas et de Pierre Messmer.

En avril 1967, il fut étonné par le choix de De Gaulle de lui confier les questions atomiques, ce dernier lui répondit qu’il ne fallait pas donner les ministères aux professionnels de la discipline (le contraire de la pratique du Président Emmanuel Macron !), afin de susciter une vision neuve. Le 30 mai 1968, aux côtés de Michel Debré, Olivier Guichard, etc., Maurice Schumann a participé à la grande manifestation d’un million de personnes à Paris pour soutenir De Gaulle qui venait de "s’éclipser" à Baden-Baden et qui a décidé habilement la dissolution de l’Assemblée Nationale.

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En juin 1969, Jacques Chaban-Delmas, qui venait d’être nommé Premier Ministre par Georges Pompidou nouvellement élu Président de la République, est venu voir Maurice Schumann pour lui dire : « Il nous faut à la fois assurer la continuité du gaullisme et donner un nouveau départ à l’Europe. Tu es notre homme ! ».

Comme chef de la diplomatie française, Maurice Schumann a renforcé sinon initié les liens de la France avec l’Union Soviétique et avec la Chine communiste, et a été un promoteur très actif de l’adhésion du Royaume-Uni dans le Marché commun.

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En mars 1973, Maurice Schumann a été obligé de quitter le gouvernement car il a été battu le 11 mars 1973 au second tour des élections législatives dans sa circonscription du Nord qu’il avait trop négligée à cause du Quai d’Orsay. Il faut se rappeler que dans le Nord, il y avait une forte rivalité entre gaullistes et centristes, et que Maurice Schumann, élu de longue date sous l’étiquette centriste (entre 1945 et 1967) est passé à l’étiquette gaulliste (UDR), ce qui a pu étonner voire déstabiliser une partie de son électorat. Maurice Schumann a en effet échoué de 358 voix (à comparer aux 32 475 voix qu’il a obtenues) face à son rival socialiste "habituel", Gérard Haesebroek (1923-2012), maire d’Armentières.

S’il n’est plus jamais revenu au gouvernement, Maurice Schumann a su cependant bien rebondir en se faisant élire au Sénat pendant encore près d’un quart de siècle (jusqu’à sa mort), élu sénateur du Nord (UDR puis RPR) du 22 septembre 1974 au 9 février 1998 (réélu le 25 septembre 1983, sur une liste d’union UDF-RPR avec le centriste André Diligent, et le 27 septembre 1992).

Au Sénat, il fut élu vice-président du Sénat du 5 octobre 1977 au 5 octobre 1983 et président de la commission de la culture et de l’éducation du 9 octobre 1986 au 5 octobre 1995. Le 2 octobre 1995, il fut le doyen d’âge (à 85 ans) et présida le Sénat pendant la séance inaugurale (avant la réélection de René Monory au Plateau) où il prononça une allocution d’ouverture rappelant sa fidélité à De Gaulle, son élection à l’Assemblée consultative provisoire en novembre 1944, protestant contre l’abus des procédures législatives d’urgence et des délais trop longs des décrets d’application des lois, et réaffirmant la vigilance républicaine du Sénat.

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Ses principales prises de position durant son mandat de sénateur furent notamment contre la loi sur l’IVG (de Simone Veil) en décembre 1974, contre la loi sur le divorce en juin 1975, pour la loi Sécurité et Liberté (de Alain Peyrefitte) en décembre 1980, pour l’abolition de la peine de mort (de Robert Badinter) en septembre 1981, pour les lois de décentralisation (de Gaston Defferre) en janvier 1982, pour le RMI (de Michel Rocard) en 1988, pour la (première) réforme des retraites (d’Édouard Balladur) en 1993.

En ardent défenseur de la Ve République, il refusa le quinquennat en 2000, et critiqua ouvertement le rôle de plus en plus important du Conseil Constitutionnel prêt à annuler une loi en raison du préambule de la Constitution (préambule qui peut s’interpréter de différentes manières).

Dans le dernier article, j’évoquerai la reconnaissance littéraire de Maurice Schumann, et auparavant, ses positions sur la construction européenne et sur De Gaulle.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (09 février 2018)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :

"Maurice Schumann, la voix de la Résistance" (2003) par Thibault Tellier, de l’Université de Lille-3, p171-183 du livre "L’Engagement dans la Résistance (France du Nord et Belgique)" sous la direction de Robert Vandenbussche, publication de l’Institut de recherche historique du Septentrion.

Biographie de Maurice Schumann dans "Le Dictionnaire des parlementaires français".

Être patriote.
Maurice Schumann.
Général De Gaulle.
Maréchal Leclerc.
L’appel du 18 juin 1940.
Daniel Cordier.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
François Jacob.
Loïc Bouvard.
Simone Veil.
Germaine Tillion.
La démocratie chrétienne.
Le gaullisme politique.
Pierre Messmer.
Georges Pompidou.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Edmond Michelet.
Jean Foyer.
Michel Debré.
Jean-Marcel Jeanneney.
Olivier Guichard.
Alain Peyrefitte.
Robert Galley.
Jean Charbonnel.
André Malraux.
Maurice Druon.
Robert Boulin.
Pierre Bas.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180209-maurice-schumann-2.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/maurice-schumann-le-resistant-201469

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/08/21/36127387.html


 

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12 août 2019 1 12 /08 /août /2019 03:16

« Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. » (Napoléon, 2 décembre 1804).


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Il y a 250 ans, le 15 août 1769, à Ajaccio, est né Napoléon Bonaparte (dans sa forme francisée), devenu Napoléon 1er, que j’appellerai simplement Napoléon pour plus de facilité. Napoléon, il n’y a aucun doute, est connu de tout le monde. Dans la hiérarchie des célébrités, il se place au sommet, à l’égal de Louis XIV, de Jeanne d’Arc, de Charlemagne et de Jules César. On peut même dire qu’il supplante dans la mythologie nationale De Gaulle, Vercingétorix, Hugues Capet, Henri IV, Richelieu, Thiers, Gambetta et Clemenceau.

Éclatante démonstration de la grandeur, les restes de Napoléon reposent depuis le 15 décembre 1840 (règne de Louis-Philippe) sous le dôme des Invalides, à Paris, en quelques sortes, à la place la plus prestigieuse possible (l’équivalent du mausolée sur la Place Rouge à Moscou). Ce fait dans la mémoire collective est paradoxalement associé à un élément étonnant : à quelques exceptions près, il n’existe pas de rue, d’avenue, de boulevard, de place, ni même de bâtiment public qui porte son nom. Seulement la "route Napoléon" qui vient plus d’un rappel à l’histoire (le retour de Napoléon par Nice et les Cent-Jours) que pour honorer l’homme lui-même.

Ce paradoxe est multiple et récurrent chez Napoléon qu’on pourrait résumer par deux mots : génial et sanguinaire. Le sommet de son existence fut certainement son sacre comme empereur des Français le 2 décembre 1804 vers midi. Un sacre interminable qui dura trois heures ! Sommet de gloire personnelle qui rejaillit, étonnamment sur la gloire de la France et même, sur la gloire de la Révolution. Paradoxe encore : la Révolution française n’a jamais été une parenthèse de l’histoire de France que grâce à Napoléon qui a pourtant écrasé la République.

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Pas vraiment étonnant en fait, car pour lui, il était un empereur de la République. D’ailleurs, la main droite posée sur la Bible, il a prononcé ce serment (tandis que le pape avait déjà quitté les lieux) : « Je jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République, de respecter et de faire respecter les lois du Concordat et de la liberté des cultes ; de respecter et de faire respecter l’égalité des droits, la liberté politique et civile, l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux ; de ne lever aucun impôt, de n’établir aucune taxe qu’en vertu de la loi ; de maintenir l’institution de la Légion d’honneur ; de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. ».

Ce sacre a montré toute l’ambivalence de Napoléon. Il a singé tous les aristocrates et dignitaires monarchistes dont il se moquait, au point de faire le "clown", avec l’idée que plus c’était gros, plus ça passait (il a créé sa propre cour, il a gratifié de nombreuses personnes de nombreux titres bidons), et en même temps, il était très sérieux, il voulait être pris très sérieusement, au point de dominer toute l’Europe. Ce sacre avait la même saveur que le sacre de Bokassa, un mélange d’imposture et de vanité démesurée, et pourtant, il était nettement plus "conséquent" que celui de l’empereur du Centrafrique. Du sublime au ridicule…

Napoléon Bonaparte a eu une enfance plutôt frustrante, et avait déjà pour modèles Alexandre le Grand, Jules César, Auguste, Charlemagne, et son besoin de faire renaître l’empire romain n’était donc pas anodin. Il était militaire de formation et il a rapidement pris du galon : lieutenant d’artillerie à 18 ans, capitaine à 23 ans. Rallié à la Révolution, il s’est distingué au siège de Toulon en décembre 1793 et fut nommé général en chef de l’armée de l’intérieur en octobre 1795 : il n’avait alors que… 26 ans ! En mars 1796, général en chef de l’armée d’Italie, à la tête de près de 40 000 hommes, il a fait la campagne d’Italie contre l’Autriche jusqu’en décembre 1797. Ce furent ses premières victoires : Lodi, Arcole, Rivoli…

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Le Directoire, s’inquiétant de sa trop grande influence, l’envoya en Égypte. En expédition en Égypte et en Syrie entre mai 1798 et octobre 1799, Napoléon batailla contre les Anglais (mais Nelson l’a vaincu sur mer), et contre l’armée turco-égyptienne. Ce fut à partir de cette campagne que Napoléon envoya de nombreux archéologues étudier la civilisation égyptienne avec la découverte de la pierre de Rosette (il y a eu son fameux mot aux soldats le 23 juillet 1798 : « Songez que du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ! »), et l’Égypte fut ainsi la première destination touristique.

De retour en France, Napoléon participa au coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) pour renverser le Directoire et y installer le Consulat. Rien que ce nom rappelait la république romaine. Le 13 décembre 1799, il fut nommé Premier Consul, associé à deux autres consuls, Cambacérès et Charles-François Lebrun. La Constitution fut rédigée par Sieyès, approuvée par référendum et appliquée au 25 décembre 1799. Le pouvoir de Napoléon commença à cette date. Après un premier plébiscite, Napoléon fut proclamé le 2 août 1802 Premier Consul à vie. La voie impériale s’ouvrait alors très naturellement. Avant même le plébiscite, avec le sénatus-consulte organique du 27 floréal an XII (18 mai 1804), il fut proclamé empereur des Français par le Président du Sénat Cambacérès. Proclamation ratifiée par un nouveau plébiscite dont le dépouillement s’acheva le 2 août 1804 : 3 521 675 de "oui" et 2 579 "non". L’affaire était pliée.

Le sacre en 1804, par le pape Pie VII, mille ans (et quatre ans) après celui de Charlemagne par le papé Léon III, fut une cérémonie très préparée, et Napoléon prit lui-même la couronne impériale qu’il se posa sur la tête avant de faire de même pour son épouse. Il a d’ailleurs affirmé au pape le jour de son sacre : « Je n’ai pas succédé à Louis XVI mais à Charlemagne. ».

Thierry Sarmant, conservateur en chef du patrimoine au Service historique de la Défense, dans son article sur le sujet dans "Histoire mondiale de la France" (janvier 2017, éd. Point Seuil), explique ainsi la raison du sacre : « Comme Voltaire, Napoléon pense qu’il faut de la religion pour le peuple. Il prend le titre d’empereur, car il est "plus grand" que celui de roi, "un peu inexplicable et impressionne l’imagination". L’idée du sacre vient du même désir d’envelopper le pouvoir d’une aura de mystère. La raison des gouvernants consiste à flatter la déraison des gouvernés. (…) La transformation du Premier Consul en empereur satisfait d’abord le goût effréné du principal intéressé pour le pouvoir, pour son exercice, évidemment, mais aussi pour les avantages matériels qu’il procure et les satisfactions symboliques qui l’accompagnent. ».

Napoléon a effectivement déclaré, aux curés de Milan le 5 juin 1800 : « Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole : un vaisseau dans cet état ne peut ni s’assurer de la sa route, ni espérer d’entrer au port. ».

Et Thierry Sarmant a aussi expliqué le titre même d’empereur : « Le choix du titre d’empereur plutôt que celui de roi, la référence à Charlemagne et les fastes du sacre annoncent, au-delà de "l’Empire français", le "Grand Empire" des années 1806 et suivantes. La France impériale a d’abord vocation à remplacer le Saint Empire Romain Germanique (…). Napoléon ne met pas de bornes à ses ambitions : il s’imagine aussi bien maître de l’Europe ou du monde que souverain de la France. (…) Avec le temps, Napoléon, succombant à la démesure, en vint à croire à sa quasi-légitimité de droit divin, à imaginer sa dynastie comme une quatrième "race royale", après les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens. ».

Napoléon envoya l’armée française (appelée en 1803 la "Grande Armée" qui donna le nom de la suite des Champs-Élysées entre la Place de l’Étoile et la Porte Maillot à Paris) dans toute l’Europe et fut maître de l’Europe. La Grande Armée était efficace et surtout, toujours fidèle. Avec 130 départements en 1811, soit 44 millions de Français pour 167 millions d’Européens, jamais le territoire de la France ne fut aussi vaste et la population française aussi importante par rapport à l’ensemble de l’Europe.

Ce fut d’abord des victoires : Marengo le 14 juin 1800, Austerlitz le 2 décembre 1805, Iéna le 14 octobre 1806, Eylau le 8 février 1807, Wagram le 1809, etc. jusqu’à entrer à Moscou le 14 septembre 1812. À partir du 19 octobre 1812, ce fut le repli (et la traversée de la Bérézina qui tua des centaines de milliers d’hommes). La campagne de Russie fut le début de la fin de l’aventure napoléonienne.

Ce fut ensuite des défaites qui amenèrent Napoléon à abdiquer deux fois, le 6 avril 1814 à Fontainebleau, puis, après son exil à l’Île d’Elbe du 4 mai 1814 au 26 février 1815 et son retour au pouvoir le 20 mars 1815 (avec une nouvelle Constitution rédigée par Benjamin Constant), il a abdiqué le 22 juin 1815 à l’Élysée, à la suite de la défaite de Waterloo le 18 juin 1815 (en plein Congrès de Vienne). Il partit en octobre 1815 en exil, définitif, à l’Île de Sainte-Hélène, très éloignée (dans l’Atlantique Sud, à 1 863 kilomètres des côtes africaines et 3 562 kilomètres des côtes brésiliennes), et il y est mort le 5 mai 1821, probablement d’un cancer de l’estomac.

La mégalomanie de Napoléon a mis l’Europe à feu et à sang. Le bilan humain fut très sévère. Au moins 900 000 soldats français (sur 1,6 million d’hommes recrutés en 17 levées) ont péri dans les guerres napoléoniennes. À ceux-là, il faut rajouter les pertes des adversaires. Mais sans ces offensives européennes, jamais les idées révolutionnaires de liberté et d’égalité n’auraient pu envahir l’Europe (ce qui créa d’autres problèmes à partir de 1848, avec le nationalisme).

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Pour ou contre Napoléon ?

Le contre, il est évident, c’est l’aspect très belliciste et mégalomaniaque de Napoléon qui a coûté la vie à plus d’un million de personnes (probablement bien plus). C’est aussi le retour de l’esclavage qui avait été aboli par la Révolution. C’est enfin le cynisme de sa gouvernance, où seule la fidélité comptait avant tout autre critère, faute de quoi l’on risquait une mort brutale.

Un exemple de ce cynisme sanguinaire, avec la lettre de Napoléon à son frère Joseph devenu roi de Naples, le 30 juillet 1806 : « Souvenez-vous bien de ce que je vous dis : le destin de votre règne dépend de votre conduite à votre retour dans la Calabre. Ne pardonnez pas. Faites passer par les armes au moins 600 des révoltés. Ils m’ont égorgé un plus grand nombre de soldats. Faites brûler les maisons de trente des principaux des chefs de villages, et distribuez leurs propriétés à l’armée. Désarmez tous les habitants et faites piller cinq ou six gros villages de ceux qui se sont le plus mal comportés (…). Puisque vous comparez les Napolitains aux Corses, souvenez-vous que, lorsqu’on entra dans le Niolo, quarante rebelles furent pendus aux arbres, et que la terreur fut telle que personne ne remua plus. Plaisance s’était insurgée, à mon retour de la Grande Armée, j’y envoyai Junot, qui prétendait que le pays ne s’était pas insurgé (…) : je lui ai envoyé l’ordre de faire brûler deux villages et de faire fusiller les chefs de la révolte, parmi lesquels étaient six prêtres. Cela fut fait et le pays fut soumis, et le sera pour longtemps. ». On imagine mal de jours un tel cynique capable d’écrire de telles consignes au risque du scandale ultérieur voire posthume. Mais à l’époque, la terreur n’est pas considérée comme scandaleuse.

Le pour, c’est évidemment toutes ses réalisations, et elles sont nombreuses et protéiformes. Napoléon était un maître du travail et de l’organisation. D’ailleurs, il ne pouvait s’empêcher d’organiser, au point que lors de son exil sur l’Île d’Elbe, il permit aux habitants de produire eux-mêmes leur nourriture, organisa un service d’éboueurs, fit construire des routes et des ponts, installer des réverbères, etc.

Beaucoup de réalisations, qui sont pour certaines encore actuelles, datent du Consulat : création du Conseil d’État le 25 décembre 1799, création de la Banque de France le 13 février 1800 (avec monopole d’émission de monnaie), création d’une nouvelle monnaie, le franc germinal, le 7 avril 1803, qui dura plus d’un siècle (jusqu’en 1914), création des préfectures et du corps préfectoral le 17 février 1800, création de la Légion d’honneur le 19 mai 1802 avec premières remises le 15 juillet 1804 aux Invalides, élaboration du Code civil le 21 mars 1804 (qui a beaucoup évolué en deux siècles, notamment sur le regard porté sur les femmes, Napoléon était très macho), signature du Concordat avec le Vatican (Pie VII) le 15 juillet 1801, réorganisation de la justice avec création de cours d’appel et, le 18 mars 1806, la création du premier conseil de prud’hommes (à Lyon), etc. En deux ans, Napoléon a redressé l’économie française en rétablissant l’ordre et la sécurité, en réduisant la misère, en développant l’industrie (surtout tissage, chimie et armements), en restaurant la pratique religieuse.

Parmi les autres réalisations napoléoniennes, il y a eu la création des lycées, et de l’École Saint-Cyr le 1er mai 1802, de Normale Sup. le 17 mars 1808, création de la Cour des Comptes le 16 septembre 1807, du Code pénal le 12 février 1810. Napoléon a rétabli l’université le 10 mai 1806, créé le baccalauréat le 17 mars 1808, etc.

Aussi des grands travaux : le canal du Rhône au Rhin, le canal de Nantes à Brest, le canal de Saint-Quentin, l’aménagement des ports d’Anvers, Brest et Cherbourg, la construction de plus cols ou tunnels pour traverser les Alpes. Également, le Fort Napoléon à La Seyne-sur-Mer, l’aménagement de la Place Bellecour à Lyon, etc.

À Paris, cela a donné la rue de Rivoli, l’église de la Madeleine, le Palais Brongniart (Bourse de Paris), le Palais d’Orsay (Conseil d’État), la colonne Vendôme (fondue dans le bronze des 1 200 canons pris à l’ennemi), deux arcs de triomphe (place du Carrousel et à l’Étoile), la construction de deux ponts sur la Seine (Austerlitz et Iéna), l’aménagement de trois cimetières dont le Père-Lachaise et du Jardin des Plantes, la construction du canal de l’Ourcq, du canal Saint-Martin et du canal Saint-Denis, le numérotage des rues, l’éclairage au gaz, la construction de trottoirs avec des caniveaux, etc.

Alors, pour ou contre Napoléon ? Question évidemment sans intérêt puisque c’est le passé et que Napoléon n’est aujourd’hui candidat à rien. Faut-il alors le considérer comme la Révolution française selon Clemenceau, c’est-à-dire comme un bloc à prendre ou à laisser ? Probablement. Et probablement à prendre, comme la Révolution elle-même. Malgré toute l’hécatombe humaine, qui pourrait presque s’expliquer par cette phrase prononcée en 1791 à Lyon : « Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 août 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Napoléon Ier.
Le 18 juin de Napoléon.
Le Congrès de Vienne (1815).
Napoléon III.
Henri VI, comte de Paris, ou l’impossible retour du roi.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190815-napoleon.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/napoleon-pour-ou-contre-217063

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8 août 2019 4 08 /08 /août /2019 03:05

« Une fois de plus, le remords me ronge : si je m’étais engagé dès septembre 1939, la France aurait gagné. Malgré mon départ, cette mauvaise conscience persiste : je dois me "racheter". L’exil incarne le premier acte de ma pénitence. » (23 juin 1940).


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Quatre jours après Hubert Germain, ce samedi 10 août 2019, l’ancien résistant Daniel Cordier fête aussi son 99e anniversaire. Il est l’un des quatre derniers survivants des Compagnons de la Libération. L’histoire de Daniel Cordier est extraordinaire.

Très politisé à 17 ans, il était un militant actif de l’Action française et ne jurait que par Charles Maurras. Lorsque Pétain a pris le pouvoir et a voulu l’armistice, lorsque Maurras, nationaliste, a accepté sans broncher la défaite de la France au point d’accepter de collaborer avec l’ennemi (en fait, il n’a lui-même jamais collaboré mais a encouragé la collaboration dans ses écrits), Daniel Cordier, lui, n’a pas compris et s’est trouvé en porte-à-faux entre une personnalité qu’il admirait et des idées qui s’en éloignaient.

Daniel Cordier n’a pas hésité, et a tout fait pour continuer le combat, pensant trouver dans l’Afrique du Nord des armées encore prêtes à lutter, et finalement, il a embarqué dans un bateau qui l’a amené à l’Olympia Hall de Londres, aux côtés de deux mille très jeunes comme lui, engagés dans la France libre, présentés à un De Gaulle impassible, ne les remerciant pas (vous n’avez fait que votre devoir). Daniel Cordier fut envoyé à Lyon pour devenir le secrétaire de Jean Moulin, il fut chargé notamment d’organiser les réunions secrètes, des échanges de courrier secret, etc.

Contrairement à beaucoup de résistants, Daniel Cordier ne s’est pas senti à l’aise avec l’engagement politique après la guerre. Peut-être que son maurrasisme originel l’a refroidi, puisqu’il a évolué après la guerre vers des positions plutôt socialistes. L’activité de couverture de Jean Moulin était l’art contemporain. Ainsi, Daniel Cordier fut rapidement sensibilisé à l’art contemporain et en a fait son métier. Il a cherché à réaliser quelques œuvres mais il a été surtout un dénicheur d’artistes, notamment lorsqu’il a tenu une galerie d’art.

Sa collection de peintures contemporaines est très riche et il y a déjà quelques décennies, n’ayant pas de descendance, il a fait don à l’État de celle-ci. Il fut d’ailleurs l’un des membres du Centre Pompidou, avant même son ouverture, pour sélectionner les œuvres contemporaines. C’est aussi le Centre Pompidou qui a reçu la collection Cordier.

De la guerre ? de la Résistance ? Peut-être pour être tranquille, Daniel Cordier ne voulait pas vraiment en parler. C’était du passé, il n’avait pas l’esprit "ancien combattant" (le pauvre, le voici l’un des anciens combattants les plus honorés de France et les plus connus aussi !), et lui, il était toujours tourné vers l’avenir, il n’avait que 25 ans après la guerre, il fallait qu’il se trouvât une situation, qu’il vécût.

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Ce fut seulement dans les années 1970 qu’il fut en colère contre des remises en cause concernant Jean Moulin, son ancien patron. Certains anciens résistants (Henri Frenay) l’ont même soupçonné d’avoir été un agent communiste. Ces contrevérités ont fait réagir Daniel Cordier d’une manière très heureuse. Il fallait qu’il témoignât.

Mais en fait, non. Un témoignage n’a jamais été objectif. Au contraire, c’était trop subjectif. C’était normal qu’il défendît son patron. Il fallait qu’il parlât de cette période de la Résistance, mais pas comme témoin, comme historien. Historien sur le tas. Il avait déjà plus d’une cinquantaine d’années, mais il était prêt à faire ce chemin. Il fut contesté par ses camarades car il prenait position. Il exprimait aussi ses soupçons sur qui avait livré Jean Moulin. Remuer un brasier encore chaud, cela pouvait susciter des tensions.

Sans diplôme mais reconnu par la plupart des universitaires, Daniel Cordier fut un historien pragmatique. Sa mémoire pouvait faillir. Il ne voulait rien affirmer sans prouver. Prouver par des documents administratifs, par toutes sortes d’éléments factuels. Il a été un rat de bibliothèque et de salles d’archives. Il a rassemblé de nombreuses informations sur Jean Moulin, ce qui a donné lieu à la publication d’un premier ouvrage sur Jean Moulin en 1983. Il a par la suite, entre 1989 et 1999, publier quatre autres ouvrages sur Jean Moulin.

L’historien était né, et il était très honoré. Sa modestie, son besoin de vérité ont fait de lui un "conteur" écouté et lu. Son chef-d’œuvre fut plus tard, en 2009, avec "Alias Caracalla" (chez Gallimard), qui est la première partie de son autobiographie, entre 1940 et 1943. Son style est fluide, l’histoire est poignante, cela a même déjà fait l’objet d’une adaptation à la télévision, et pour cet ouvrage, son auteur reçut le Prix littéraire de la Résistance et le Prix Renaudot de l’essai. Il a écrit une suite, et a publié en 2014 "Les Feux de Saint-Elme" (chez Gallimard) où il parle (notamment) de son homosexualité.

Je souhaite ici m’arrêter aux premières pages de "Alias Caracalla", au moment où Daniel Cordier a décidé de quitter sa famille pour s’engager dans la France libre. Pour lui, c’était une évidence : on ne pouvait pas rester sans rien faire avec la défaite, avec une France allemande. Ce qui était moins une évidence et même une souffrance intellectuelle et politique pour lui, c’était que son "maître à penser" était de l’avis contraire, il était pour l’arrêt des combats et la collaboration. Toutes les citations ici proviennent de ce livre.

Dans ce livre, Daniel Cordier évoque évidemment son militantisme mais aussi les liens forts d’amitié qui l’unissaient à des camarades qui pouvaient ne pas avoir les mêmes opinions que lui. Cela l’intriguait d’ailleurs : « Existe-t-il entre les êtres un lien plus fort que leurs opinions ? Je me suis déjà posé la question à l’égard d’André Marmissolle, que j’admire. Avec lui, rien ne peut être plus fort que l’amitié. Mais avec cet inconnu ? ».

Peu avant, il expliquait : « À l’exception d’André Marmissolle, je n’ai fréquenté aucun marxiste. Que ce garçon quitte la France pour lutter contre les Boches me surprend. Pourquoi veut-il défendre son pays, puisque l’Internationale exige la ruine des patries ? ». Ce qui est très intéressant dans ce livre, c’est que Daniel Cordier explique le cheminement intellectuel du jeune homme très vindicatif qu’il était. Pour lui, nationaliste, et donc anticommuniste, la première chose à combattre, c’était le communisme, mais aussi le nazisme, car il a défait la France. C’est cette double injonction qu’a saluée plus tard l’écrivain (et académicien) Jacques Laurent dans ce qu’il a appris de Maurras, sauf que Maurras est tombé dans le piège nazi.

L’opinion est en pleine construction par la discussion : « J’écoute sa réponse avec intérêt : il souhaite combattre les fascistes et les nazis, tueurs de liberté (…)."Notre seul espoir, dit-il, est de les détruire". Je suis moi aussi contre Hitler et le nazisme, mais en dépit de la "trahison" de Mussolini (qui a déclaré la guerre à la France en pleine déroute, le 10 juin 1940), je suis en désaccord avec Laborde sur sa condamnation du fascisme. J’écoute toutefois ce garçon sympathique (…) défendre sa cause avec une conviction forgée par l’expérience de la vie. (…) En l’écoutant, il me semble mieux comprendre la révolte des "misérables". Avec Laborde, elle s’incarne dans une présence criant l’injustice de la condition ouvrière. Avec André Marmissolle, l’intelligence la transforme en algèbre d’un futur scintillant, mais glacé. (…) Grâce à eux, l’humanité opprimée sera libérée de l’esclavage de l’argent. La doctrine de l’Action française dit-elle autre chose ? ».

Daniel Cordier, ce 22 juin 1940, s’est posé aussi la question de la trahison de Pétain : « Un point demeure obscur, cependant : Pourquoi Pétain, sauveur de la patrie en 1917, acclamé par Maurras au mois d’avril [1940] pour gagner la guerre, a-t-il changé de camp en acceptant la défaite ? (…) Instinctivement, je suis sûr qu’il a trahi. Mais avant lui, le grand coupable n’est-il pas le Front populaire, qui a désarmé la France ? ».

C’est intéressant de lire ce raisonnement car finalement, "la défaite de la France, c’est à cause de Léon Blum", c’est un argument qui revenait presque à continuer l’antisémitisme même dans le combat contre les nazis. C’était un raisonnement souvent pensé encore dans les années 1980. Il y a eu le même raisonnement en Allemagne après la défaite de 1918, en considérant que la défaite ne provenait pas de l'armée impériale mais des Juifs et des communistes.

La lecture du témoignage d’Hubert Germain, par exemple, permet sans doute de mieux comprendre la situation : par son père général, il avait participé, adolescent, à de nombreuses conversations avec d’autres officiers supérieurs, entre 1934 et 1939, et il avait bien compris qu’aucun ne souhaitait retourner à la guerre, tous étaient des "mous", la défaite fut d’abord une défaite du mental. Personne ne voulait combattre.

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Mais à l’époque, l’anticommunisme prenait le dessus chez Daniel Cordier qui avait noté cette citation de Maurras : « Ou nous abjurerons ces fables menteuses, démolirons ces réalités dangereuses, révélerons la vérité politique et rétablirons la monarchie nationale, ou nous avons de sûres et tristes chances de devoir nous dire avant peu les derniers des Français. ». Intéressante phrase de Maurras qui résonne en 2019 : combien d’extrémistes croient aujourd’hui que la France ne sera plus la France à cause que quelques pourcents d’immigrés en plus ?

Le Daniel Cordier de 17 ans était encore moins dans la nuance, en réagissant à cette phrase de Maurras : « Il a raison : Blum, Cot et Pétain doivent être fusillés sans procès. Responsables de la mort de la France, ils ne peuvent que subir un châtiment à la mesure de leurs crimes. ». Qu’ont donc dit d’autres certains gilets jaunes extrémistes lorsque, sur des ronds-points, ils arboraient odieusement une guillotine à l’intention du Président Emmanuel Macron ?

En réponse à cette réflexion, celle de son camarade Marmissolle, très réaliste : « Tu penses trop à la politique. C’est quand même Gamelin qui était le chef des armées. Il a perdu en quinze jours une guerre qu’il prépare depuis dix ans. Il n’y a pas que les traîtres, il y a aussi les vieux c@ns. ».

Je termine avec cette observation. Le 22 juin 1940, Daniel Cordier était donc en traversée de l’Atlantique. À un moment, lui et ses compagnons ont croisé une barque qui dérivait : « Le cargo s’approche lentement. Lorsque nous la surplombons, j’aperçois un homme mort, gisant nu au fond de la barque. Son corps, gonflé comme une baudruche, exhibe un sexe raidi et noir de mazout, comme ses membres, à l’exception du visage. Je n’ai jamais vu de cadavre. Cette apparition grotesque m’impose l’image des désastres d’une guerre que je fuis. Elle illustre aussi un danger que masquent le temps radieux et l’immensité de la mer. Un long silence nous étreint (…). ».

Pour cet anniversaire, mes vœux de bonne santé vont à Daniel Cordier !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 août 2019)
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Pour aller plus loin :
Hubert Germain.
Daniel Cordier.
Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR).
Stéphane Hessel.
Daniel Mayer.
Roland Leroy.
Antoine de Saint-Exupéry.
Joseph Kessel.
Premier de Cordier.
Daniel Cordier, ni juge ni flic.
La collection Cordier.
Georges Mandel.
Jean Zay.
Simone Veil.
Antisémitisme.
Maurice Druon.
Général De Gaulle.
Joseph Joffo.
Anne Frank.
Robert Merle.
L’amiral François Flohic.
Jean Moulin.
André Malraux.
Edmond Michelet.
Loïc Bouvard.
Germaine Tillion.
Alain Savary.
Être patriote.
Charles Maurras.
Philippe Pétain.
L’appel du 18 juin.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Raymond Sabot.
François Jacob.
Pierre Messmer.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Général Leclerc.

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5 août 2019 1 05 /08 /août /2019 03:01

« Nous étions des braises, la flamme était en nous, elle a jailli. » (Hubert Germain).


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Ceux qui, en France, ont eu 20 ans en 1940, la génération terrible qui, sans charge de famille, allait s’engager, ou pas, dans la Résistance contre l’occupant nazi, vont avoir, s’ils ont réussi à traverser le siècle, justement, cent ans dans très peu de temps. C’est le cas du résistant Hubert Germain qui fête son 99e anniversaire ce mardi 6 août 2019 (né à Paris, dans le seizième arrondissement, dans les "beaux quartiers"). Un tel âge donne le vertige, et pourtant, il n’est plus si exceptionnel que cela puisque plus on avance dans le temps, plus les sociétés postmodernes ont des centenaires, plusieurs centaines de milliers nous promet-on dans quelques décennies.

Le mérite d’Hubert Germain n’est évidemment pas d’être vieux. Au contraire, son mérite est d’avoir été vraiment jeune, c’est-à-dire, d’avoir su utiliser sa jeunesse, sa force de l’âge, au sommet de sa puissance physique et intellectuelle (hélas, après, cela commence à se dégrader !!), pour la lutte pour les libertés, et j’ose le dire, puisque j’en suis un bénéficiaire, pour ma liberté. Comme citoyen, je lui dois une reconnaissance infinie, comme à tous ceux qui, sous les deux guerres mondiales, et ils furent des dizaines de millions, ont lutté pour que je puisse vivre aujourd’hui dans un pays libre et en paix (et j’ajoute même, pour que je pusse naître hier dans un pays libre et en paix).

Hubert Germain, en effet, fait partie d’une confrérie spéciale, exceptionnelle, ou plutôt, d’un groupe de personnalités récompensées en très petit nombre, pour leur courage et leurs actes héroïques, les Compagnons de la Libération. Quatre cinquièmes de siècle après les faits, il fait partie (par le décret du 20 novembre 1944) d’une ère de dinosaures de la vertu, hélas en voie de disparition, puisque, depuis le 7 janvier 2019, ils ne sont plus que quatre à vivre encore. Les trois autres compagnons d’Hubert Germain sont en effet Edgard Tupët-Thomé (né le 19 avril 1920), Daniel Cordier (né le 10 août 1920), connu pour avoir été le secrétaire de Jean Moulin (j’y reviendrai très prochainement), et Pierre Simonet (né le 27 octobre 1921). Ils sont les chevaliers de la France moderne, ceux grâce à qui l’honneur du pays est sauf au regard émouvant de l’histoire mouvementée du monde.

Fils d’un officier (son père Maxime était polytechnicien et général d’armée), Hubert Germain a fait partie des premiers engagés dans les Forces françaises libres (FFL). Il a participé à la cruciale Bataille de Bir Hakeim (11 juin 1942) dans la 13e demi-brigade de Légion étrangère, fut décoré de la Croix de la Libération par De Gaulle à Naples à la fin juin 1944 et a participé au débarquement de Provence en août 1944.

Grâce à des missions de son père (affecté aux colonies), il avait visité pendant son enfance de nombreux pays, le bassin méditerranéen, dont la Syrie, mais aussi l’Indochine. Révolté, Hubert Germain fut exclu des meilleurs lycées parisiens (Janson de Sailly, Louis-le-Grand).

En 1934, Maxime Germain était affecté au cabinet de Pétain, alors Ministre de la Guerre. Le fiston a compris que Pétain n’était pas le héros de Verdun si vertueux. Puis, la famille s’est installée à Bordeaux en 1937. L’adolescent qu’était Hubert Germain a pu suivre les conversations de son père avec d’autres officiers supérieurs, notamment sur l’annexion de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie, les Accords de Munich, etc., des officiers qui visiblement ne voulaient pas refaire une guerre.

À son examen d’entrée à l’École navale de Bordeaux, Paris venait de tomber. Ne se voyant pas faire une carrière militaire sous commandement allemand, il a rendu copie blanche et fut dégoûté par Pétain qui appela à cesser les combats le 17 juin 1940. Il quitta sa famille le 21 juin 1940, et est parvenu, avec quelques amis, à embarquer le 24 juin 1940 dans un bateau pour l’Angleterre et s’est retrouvé à l’Olympia Hall à Londres devant De Gaulle pour s’engager volontaire comme des milliers d’autres : « Ce n’était pas l’amour de la patrie, mot bien trop abstrait. Non, c’était vraiment l’amour de la France… ». Pour plus de détails sur son action pendant la guerre, je propose la lecture de cette excellente biographie sur le Web.

Hubert Germain a fini la guerre avec le grade de lieutenant : bien plus tard, le matin du 13 juillet 2016, veille de la fête nationale, il fut honoré au Sénat et a demandé de se faire appeler "mon lieutenant" en souvenir de cette période.

En 1945, Hubert Germain fut affecté comme aide de camp du général Koenig (futur maréchal à titre posthume), commandant des forces françaises d’occupation en Allemagne, et fut démobilisé en 1946. Il fut cadre dans le privé après la guerre.

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Lors de la prise d’armes aux Invalides, le lundi 11 juin 2018, Hubert Germain fut élevé au grade de Grand-Croix de la Légion d‘Honneur par le Président de la République Emmanuel Macron (décret du 31 décembre 2017 qui a récompensé aussi Daniel Cordier).

J’ai appris son existence pas du tout par ses actes héroïques (car à l’époque, c’était assez fréquent dans la vie politique, beaucoup de parlementaires étaient d’anciens résistants), mais par les caricatures de Jacques Faizant. En effet, dans les années Pompidou, il fut une personnalité politique assez "ordinaire" qui fut jusqu’à ministre. Il est clair que beaucoup de jeunes résistants furent rapidement au pouvoir sous les Quatrième et Cinquième République. Pourtant, Hubert Germain n’était pas vraiment un homme politique. Ce ne fut, pour lui, qu’une activité temporaire d’une douzaine d’années de sa vie, au contraire de beaucoup d’autres "animaux politiques".

C’était toutefois une carrière politique remarquable. Proche d’un autre résistant, Pierre Messmer, également Compagnon de la Libération, avec qui il a cofondé et dirigé "Présidence et Action du gaullisme", Hubert Germain fut chargé de mission puis conseiller technique dans le cabinet de Pierre Messmer alors Ministre des Armées, de 1960 à 1962 et de 1967 à 1968.

Hubert Germain fut élu maire de Saint-Chéron (dans l’actuelle Essonne) de 1953 à 1965, puis fut élu trois fois député de Paris, en novembre 1962, battu en mars 1967, en juin 1968 et en mars 1973. Il fut membre de la commission des finances, de l’économie générale et du plan, ainsi que de la commission d’enquête sur le fonctionnement des sociétés civiles de placement immobilier et sur leurs rapports avec le pouvoir politique, créée le 14 décembre 1971, vice-président du groupe UDR à l’Assemblée Nationale de 1971 à 1972, et en 1973, membre de la commission de la défense nationale et des forces armées.

Sa participation au gouvernement l’a laissé actif à l’Assemblée Nationale huit ans (1962 à 1967, 1968 à 1972 et 1973). Hubert Germain fut effectivement nommé dans les trois gouvernements de Pierre Messmer, d’abord Ministre des Postes et Télécommunications du 6 juillet 1972 au 27 février 1974, puis, brièvement à cause de la mort du Président Georges Pompidou, Ministre des Relations avec le Parlement du 1er mars 1974 au 27 mai 1974, tout en assurant l’intérim de son successeur, Jean Royer, Ministre des Postes et Télécommunications, du 11 avril 1974 au 27 mai 1974, car le fougueux maire de Tours avait démissionné pour se présenter à l’élection présidentielle de 1974.

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Comme ministre, Hubert Germain a dû faire face à l’explosion de la demande de lignes téléphoniques, en grand décalage avec l’offre (surtout en milieu rural) et à la multiplication des cabines téléphoniques. Début d’une époque qui demandait au moins trois ou quatre semaines pour installer une ligne téléphonique (et encore, souvent grâce à des "relations") et définitivement révolue avec l’Internet et les réseaux des téléphones mobiles (on démonte maintenant les cabines téléphoniques et Orange, ex-France Télécom, l’un des lointains successeurs des PTT, a décidé de ne plus proposer de nouveaux abonnements pour le téléphone fixe).

Croix de guerre 1939-1945 avec palmes, Médaille de la Résistance avec rosette, décoré de plein d’autres récompenses, Hubert Germain présida, après ses fonctions ministérielles, la Société française de télédistribution de 1975 à 1982 (date de sa retraite). Que sa vie reste un exemple pour les jeunes Français dans cette période nouvelle où la guerre est si éloignée dans les esprits et si proche dans les inquiétantes actualités. Pour cet anniversaire, mes vœux de bonne santé vont à Hubert Germain !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 août 2019)
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Pour aller plus loin :
Biographie militaire d’Hubert Germain.
Hubert Germain.
Daniel Cordier.
Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR).
Stéphane Hessel.
Daniel Mayer.
Roland Leroy.
Antoine de Saint-Exupéry.
Joseph Kessel.
Premier de Cordier.
Daniel Cordier, ni juge ni flic.
La collection Cordier.
Georges Mandel.
Jean Zay.
Simone Veil.
Antisémitisme.
Maurice Druon.
Général De Gaulle.
Joseph Joffo.
Anne Frank.
Robert Merle.
L’amiral François Flohic.
Jean Moulin.
André Malraux.
Edmond Michelet.
Loïc Bouvard.
Germaine Tillion.
Alain Savary.
Être patriote.
Charles Maurras.
Philippe Pétain.
L’appel du 18 juin.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Raymond Sabot.
François Jacob.
Pierre Messmer.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Général Leclerc.

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16 juillet 2019 2 16 /07 /juillet /2019 03:26

« Quant à celui qui n’a pas faim de la Voie, pour qui elle n’est rien, ou toute méprisable, celui-là est prêt pour la cruauté majeure. Il ne le sait pas encore, peut-être, il est encore dans l’illusion de ses bons sentiments, de sa culture, de sa moralité. Il suffira d’un choc, peut-être léger, d’un glissement, d’un écart imprévu. Car il est prêt : fruit bon à cueillir par le premier démon qui imposera, à cet homme vide, sa loi de fer. » (Maurice Bellet, "La Voie", 1982). Seconde et dernière partie.


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Dans le premier article, j’ai évoqué succinctement l’historique de l’effroyable génocide qui a coûté la vie à 800 000 voire un million de personnes au Rwanda. Je reviens ici pour donner la version des acteurs français de l’époque en citant certains passages intéressants du Rapport Quilès.

Auparavant, je rappelle rapidement le contexte politique français. Le Président de la République française était François Mitterrand, jouissant de sa pleine autorité sur le gouvernement avant mars 1993. Pierre Joxe était son Ministre de la Défense et Roland Dumas son Ministre des Affaires étrangères. Hubert Védrine était son Secrétaire Général de l’Élysée pendant cette période (et pendant la Mission Quilès, il était devenu le Ministre des Affaires étrangères). Après les élections de mars 1993, un gouvernement de cohabitation a été formé. Édouard Balladur en était le Premier Ministre, François Léotard le Ministre d’État, Ministre de la Défense, Alain Juppé le Ministre des Affaires étrangères, et Bernard Debré (un peu plus tard) le Ministre de la Coopération (il était aussi le médecin du Président, tout en étant politiquement opposé à lui). Cela posé pour bien comprendre à quel titre ces acteurs se sont exprimés lors de leurs auditions parlementaires.

Pour mieux comprendre les responsabilités françaises, le mieux est en effet de se référer à l’imposant rapport de la "mission parlementaire d’information sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994", créée le 3 mars 1998, présidée par l’ancien Ministre de la Défense Paul Quilès et dont les deux rapporteurs socialistes furent Bernard Cazeneuve (le futur Premier Ministre) et Pierre Brana.

Ce rapport (qu’on peut lire dans son intégralité ici) a été déposé au bureau de l’Assemblée Nationale le 15 décembre 1998 (sous le n°1271), et il a été fortement contesté par l’opposition parlementaire UDF, DL et RPR. C’était à l’époque du gouvernement de cohabitation dirigé par Lionel Jospin. Précisons aussi que c’était une mission d’information et pas une commission d’enquête qui a des pouvoirs d’investigation plus étendus (notamment pour convoquer aux auditions les personnes impliquées).

Les passages cités qui vont suivre proviennent donc du Rapport Quilès, sauf indication contraire.

À l’époque du génocide, la France vivait sous un gouvernement de cohabitation (je vient de l’évoquer plus haut, et aussi à propos des négociations des Accords d’Arusha). La mission parlementaire a auditionné de nombreux acteurs clefs, ministres et membres du cabinet de François Mitterrand. Ce dernier était déjà mort, mais beaucoup voulaient encore protéger sa mémoire.

Le Rapport Quilès a tenté de résumer la philosophie générale de la France pendant cette période trouble : « [L’]engagement [de la France] au Rwanda était fondé sur le sentiment d’une obligation de solidarité à l’égard d’un pays francophone, lié à la France par des accords de coopération civile et militaire, dont la stabilité était menacée par une incursion armée provenant de l’extérieur. La politique suivie a cependant sous-estimé le fait que cette offensive provenait de réfugiés dont la volonté de revenir dans leur pays ne semblait pas être prise en compte. Elle n’a pas non plus attaché suffisamment d’attention à la dérive raciste du régime rwandais. ».

Confortant cette approche, cette note. Dominique de Villepin, haut fonctionnaire au Quai d’Orsay (futur directeur de cabinet d’Alain Juppé, future Ministre des Affaires étrangères et futur Premier Ministre), a signé et émis le 24 juillet 1992 cette note émanant de la Direction africaine et malgache : « L’action de la France au Rwanda est guidée par une volonté de stabilisation et un souci d’apaisement. Elle comporte un volet diplomatique et un volet militaire. Le premier nous a amenés à encourager le processus d’ouverture au Rwanda et à soutenir les efforts régionaux de paix ainsi que le dialogue entre les parties en conflits (…). Le second, complétant le premier, nous a conduits à dépêcher des militaires sur place, afin de protéger nos ressortissants, et à intensifier notre coopération auprès de l’armée rwandaise. La déstabilisation du Rwanda, si elle se produisait, sonnerait en effet le glas du processus de démocratisation, dans un contexte d’exacerbation des tensions communautaires. ».

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La Mission Quilès a expliqué le système décisionnel : « La gestion de la crise rwandaise a été orientée par le Président de la République, qui a agi à la fois en tant qu’autorité de politique étrangère, "garant du respect des traités" aux termes de la Constitution, et chef des armées. ». Roland Dumas, Ministre des Affaires étrangères, a parlé d’une « forte coordination au niveau de la Présidence de la République ». Mais la cohabitation a modifié l’équilibre des pouvoirs : « En période de cohabitation, le Premier Ministre, responsable de la Défense nationale aux termes de la Constitution, est intervenu dans les mécanismes de décision concernant la gestion de la crise rwandaise, alors qu’il en était éloigné auparavant. Des réunions interministérielles et des réunions de cabinet traitant de cette question en présence de représentants du Président de la République se sont alors ajoutées à celles précédemment énumérées. ».

Le Rapport Quilès a tenté de comprendre les carences de l’époque : « Les autorités politiques n’ont pas été suffisamment informées de la complexité et des spécificités de la crise rwandaise. La politique de renseignement n’a pas suppléé aux lacunes des autres sources d’information. Les chaînes de décision militaire et diplomatique sont restées trop autonomes. ».

Ayant travaillé au cœur de l’Élysée, « Hubert Védrine a souligné que les structures administratives de l’Élysée n’étaient pas inscrites dans la Constitution mais dépendaient de la volonté du Président de la République. C’est pourquoi leur organisation a varié selon les périodes. Les possibilités de coopération entre les équipes sont nombreuses. Quoi qu’il en soit, il a estimé que les capacités d’intervention de la cellule africaine de l’Élysée faisaient fréquemment l’objet d’exagérations et relevaient souvent du fantasme. Il est vrai que les responsables de cette cellule ont de fréquents contacts avec les Présidents pour des affaires concrètes mais il s’agit d’une spécialisation administrative et non de missions secrètes. Les relations de la cellule africaine avec le Secrétariat Général de l’Élysée relèvent d’une organisation interne qui dépend du Président de la République. Certaines notes étaient ainsi cosignées par le chef de la cellule africaine et le chef d’état-major particulier ou un conseiller diplomatique, les problèmes complexes devant être abordés sous leurs différents aspects. Il a supposé qu’à l’heure actuelle, la structure était restée semblable et a considéré qu’il serait de bonne méthode de garder à l'Élysée des conseillers spécialistes des affaires africaines. (...) Il n'existe pas de solution parfaite et tout dépend de la pratique. La cohérence s’établit au niveau du Secrétaire Général de l’Élysée ou directement du Président de la République assisté par les ministres, par exemple au niveau des conseils restreints ou de réunions particulières ad hoc contrairement à certaines idées répandues. Le pragmatisme n’a jamais dissimulé des actions conduites en dehors des procédures régulières. Évoquant le rôle de l’état-major particulier, M. Hubert Védrine a rappelé qu’il assurait la liaison entre le Président de la République, le Ministre de la Défense et l’état-major des armées, et que cette fonction particulière s’expliquait par le rôle constitutionnel du chef de l'État, chef des armées et responsable de la dissuasion nucléaire. L’état-major particulier prépare les réunions relevant de son domaine de compétences et transmet les instructions du Président. Il ne définit, ni ne mène de politique autonome et, si le chef d’état-major peut faire valoir ses avis ou ses points de vue, c’est avant tout une instance d'exécution, de transmission et de relais. ».

Écouté par la Mission le 21 avril 1998, « Édouard Balladur a souhaité redire sa surprise et sa réprobation devant le comportement de tous ceux qui, impuissants à rétablir la paix, incapables de sauver la vie des Européens de Kigali, impuissants encore à mettre fin aux massacres ou à porter secours aux populations martyrisées, mettent aujourd’hui en accusation le seul pays au monde qui a agi, avec les moyens qu’il avait, et en surmontant les réticences de la communauté internationale. (…) Il n’y a pas d’un côté les bons, de l’autre les mauvais, d’un côté les bourreaux, de l’autre les victimes. Ce qui s’est passé avant, pendant, après ce génocide, jusqu’à aujourd’hui, montre que la situation est autrement complexe. La clarté doit être faite. Ce n’est donc pas la loi du silence qu’il faut respecter, mais celle de la vérité et chacun a le devoir de s‘exprimer librement, complètement et impartialement. ».

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Auditionné le 21 avril 1998, « Alain Juppé a déclaré qu’(…)il ressentait une légitime fierté pour la façon dont la France avait su montrer l’exemple : ses soldats ont appliqué leurs instructions avec efficacité et humanité, sa diplomatie a donné mauvaise conscience à une communauté internationale décidée à ne rien faire. Il a alors fait part de son incompréhension face à la remise en cause du bien-fondé de l’action de la France et a souligné l’admiration et la reconnaissance qu’il éprouvait envers les soldats et les diplomates français qui nous ont permis de sauver l’honneur. ».

Interrogé le 21 avril 1998 par la Mission, François Léotard « a affirmé avec force que les Français avaient été les seuls à ensevelir les cadavres, il a d’ailleurs fallu pour les soldats chargés de cette tâche un soutien psychologique, à lutter contre les épidémies, à installer un hôpital de campagne et aussi à penser à fournir de l’eau potable. Il a rappelé plusieurs chiffres : 94 000 consultations de réfugiés et de blessés, 10 000 jours d’hospitalisation, 24 000 vaccinations. ».

Puis, l’ancien Ministre de la Défense a exprimé « son amertume pour le fait qu’une action, aussi incontestable, menée sous la pression de l’horreur et d’un sentiment de compassion et qui honore la France ait pu être entourée d’un voile de suspicion, [et] a estimé qu’il y avait là une situation des plus troublantes et des plus incompréhensibles. Rappelant que lorsqu’il s’est rendu à deux reprises au Rwanda, les réfugiés l’avaient tous remercié, il a estimé que les termes employés, notamment dans la presse, "erreur d’analyse, complicité, hypocrisie, silence…", étaient l’indice d’une campagne de dénigrement tout à fait scandaleuse dont il a demandé que les tenants et aboutissants soient dégagés et éclairés, afin de découvrir qui en sont les véritables bénéficiaires. ».

Concernant l’Opération Amaryllis (évacuation au début du génocide), François Léotard a déclaré qu’il s’agissait d’une « action classique d’évacuation, dans laquelle priorité était donnée aux ressortissants européens, selon une pratique constante, mais que des personnes de nationalité rwandaise ont été également concernées. Il a déclaré ne pas savoir si, sur place, une discrimination avait été instaurée entre les ethnies lors de l’évacuation. (…) L’opération avait été particulièrement dangereuse, comme en témoigne l’état du dernier avion de retour à sa base, qui avait été criblé de balles. ». Alain Juppé a précisé « qu’aucun tri n’avait été effectué en fonction de l’origine ethnique des personnes et souligné qu’affirmer le contraire sans apporter la moindre preuve était particulièrement grave. ». Le fait était qu’il fallait pouvoir communiquer avec les personnes en danger et les Tutsis avaient beaucoup moins de lignes téléphoniques que les autres (certains ont soupçonné la France de ne vouloir évacuer, parmi les Rwandais, que la famille de Juvénal Habyarimana ainsi que ses proches).

Écouté par la Mission le 5 mai 1998, « Hubert Védrine a précisé que cette politique se traduisait à l’époque, non pas par un soutien au régime en place, mais au contraire par une pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Habyarimana pour que celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis politiques y accèdent. Il a précisé que cette pression s’exerçait à l’occasion de toutes les décisions, que ce soit l’autorisation des partis politiques, la composition du gouvernement, ou la répartition des postes ministériels, et visait à ce qu’au bout du compte, il y ait un arrangement. Il a expliqué que la France estimait à l’époque qu’un tel arrangement, conclu à l’abri de la politique de sécurisation menée grâce à la coopération militaire pour la formation de l’armée rwandaise, pouvait aboutir à ce que les choses soient un jour réglées. Il a indiqué que c’est cette dynamique qui avait conduit à la signature des Accords d’Arusha en 1993. ».

Pierre Joxe a cependant expliqué le 9 juin 1998 à la Mission que le but de l’Opération Noroît n’avait pas que pour mission d’assurer la sécurité des ressortissants français mais aussi d’assurer la pérennité du régime de Juvénal Habyarimana.

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Dès 1992, on a commencé à parler d’une chasse aux Tutsis et aux Hutus modérés. Le Rapport Quilès se pose alors la question de l’aide militaire apportée par la France : « Comment justifier une telle aide au Rwanda qui laisse à penser que la France soutient une logique de guerre alors que celle-ci considère, sur le plan diplomatique, que seule l’ouverture politique intérieure est à même d’apporter la solution au conflit ? Il semble bien que la réponse ait consisté à dire d’une part que l’évolution démocratique est difficilement réalisable dans un pays déstabilisé par la guerre, d’autre part que face à la certitude du FPR d’obtenir une victoire militaire, il convenait de permettre aux FAR de résister pour préserver la capacité de négociation politique et diplomatique du gouvernement rwandais. (…) Un des objectifs de la politique de la France était d’éviter une victoire militaire du FPR. ».

Bernard Debré, Ministre de la Coopération à l’époque, a affirmé le 2 juin 1998 à la Mission : « Le Président François Mitterrand considérait que seul un État structuré avec un exécutif fort pouvait éviter un bain de sang. Cet État était incarné aux yeux de François Mitterrand par Juvénal Habyarimana. ». Juvénal Habyarimana fut d’ailleurs reçu à l’Élysée le 11 octobre 1993, à la suite des Accords d’Arusha.

Le rapport est assez sévère sur l’absence d’écoute de ceux qui avaient mis en garde la France d’un risque de génocide. Dès 1990, un attaché de défense (le colonel René Galinié) avait indiqué ce danger qu’en cas d’avancées territoriales du FPR, le risque d’un massacre des Tutsis vivant sur la partie non contrôlée par le FPR était très élevé, en guise de mesure de représailles.

Mais l’analyse du colonel était incomplète car d’autres causes pouvaient déclencher le génocide au début des années 1990 : « La dégradation économique, l’existence des quotas, les massacres ethniques passés et les éléments racistes préexistant à 1990 dans l’entourage du Président, créaient un terreau favorable. Car, pour qu’il y ait massacres puis génocide, fallait-il encore que l’État rwandais laisse au moins s’organiser et se produire, sans réagir, de telles exactions. Des massacres d’une telle ampleur ne pouvaient avoir lieu qu’avec une complicité, voire une participation des autorités politiques et administratives rwandaises. ».

Dès janvier 1992, on a observé que le régime rwandais faisait des distributions d’armes encadrées par les FAR et destinées aux populations civiles de la zone frontalière, pour prévenir des massacres qui seraient commis par le FPR. En janvier 1994, ces distributions d’armes ont été accélérées et des milices extrémistes ont été organisées. C’était précisé dans un télégramme diplomatique daté du 15 janvier 1994. Tout était donc déjà en place pour des massacres de grande ampleur.

Je cite ici la raison pour laquelle l’opposition parlementaire UDF-DL-RPR a finalement refusé d’approuver le Rapport Quilès qu’elle a trouvé trop sévère dans sa  "tonalité". Dans l’ensemble, ces députés ont trouvé utile et documenté le rapport, notamment pour comprendre l’histoire de l’action de la France au Rwanda : « Dans la tragédie rwandaise, la France seule, contrairement à la quasi-totalité de la communauté internationale, n’a pas failli. Son action, au cours des années ayant précédé le drame, avait notamment permis l’aboutissement des Accords d’Arusha et la mise en place du seul gouvernement de coalition nationale ayant jamais existé dans ce pays. Son intervention en 1994, volontairement placée sous l’égide des Nations Unies, a sûrement limité l’ampleur du génocide. ».

Mais ils ont considéré que l’introduction était inutilement négative et ne correspondait pas au contenu du rapport : « La tonalité de l’introduction favorise une tendance à rejeter sur la France la responsabilité des événements qui ont conduit au génocide. Or (…), sous réserve d’erreurs partielles, la France a fait ce qu’elle a pu, sans être appuyée ou aidée par quiconque, notamment par les puissances européennes ou par les États-Unis. Par contre, le rapport est accablant sur le comportement de l’Organisation des Nations Unies, indépendamment des responsabilités qui incombent aux membres du Conseil de Sécurité lors du vote des résolutions. La faillite de l’ONU dans une crise comme celle du Rwanda rejoint les analyses qui ont pu être faites par ailleurs sur les interventions des Nations Unies en Somalie ou dans l’ex-Yougoslavie. La tonalité de l’introduction constitue donc un premier motif de refus d’approbation du rapport. » (Les autres motifs sont d’ordre plus procédural ou institutionnel).

Pour terminer sur le sujet, je souhaite citer le grand géopoliticien Alfred Grosser qui a donné une clef pour éviter de faire des analyses erronées de la situation rwandaise. Mais avant, je cite un responsable de l'ONU. Dans son rapport du 19 mai 1994, le Haut commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme a commencé ainsi : « Les massacres de civils en grand nombre perpétrés pour des raisons ethniques ou politiques ne sont pas une nouveauté au Rwanda. ». Mais il a ajouté immédiatement : « Toutefois, la violence qui s’est déchaînée au cours de ces six dernières semaines dépasse de très loin tout ce que l’on a connu auparavant. ».

Rien de génétique dans le génocidaire. Il n’y a eu aucun processus prédestiné qui aurait abouti au génocide rwandais que certains pourraient imaginer guidé par un certain déterminisme culturel ou ethnique. Alfred Grosser l’a écrit avant le génocide, en 1989 : « Trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz ? ». Réflexion à méditer…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 avril 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Rapport Quilès sur le rôle de la France dans le génocide rwandais déposé le 15 décembre 1998 (à télécharger).
Rwanda 1994 : Bagatelles pour un massacre (1).
Rwanda 1994 : Bagatelles pour un massacre (2).
Génocide rwandais : la France est-elle toute blanche ?
Idi Amin Dada.
Jean-Bedel Bokassa.
Robert Mugabe.
Laurent Gbagbo.
La Shoah.
Industrialisation de la mort.
Le génocide arménien.
Le génocide cambodgien.
Le communisme.
Pamphlébite.
La cruauté selon Maurice Bellet.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190406-genocide-rwanda-2.html

https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/rwanda-1994-bagatelles-pour-un-214054

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/04/04/37234763.html



 

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6 juillet 2019 6 06 /07 /juillet /2019 03:11

« Mandel vient sans que je l’invite, moyennant quoi j’oublie de le retenir à déjeuner. Mais ne dites pas de mal de ce phénomène. Mandel n’a pas d’idées mais il les défendrait jusqu’à la mort. » (Clemenceau).


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Dans la forêt de Fontainebleau, il y a soixante-quinze ans, le 7 juillet 1944, un résistant et ancien ministre de la Troisième République fut assassiné par des miliciens collaborateurs, peut-être en représailles à l’assassinat du Ministre de la Propagande Philippe Henriot le 28 juin 1944, mais plus probablement sur ordre des nazis. Pierre Laval, qui dirigeait le gouvernement, a été très ému par cet assassinat, car la victime avait été un de ses ministres avant la guerre, et il a réussi à éviter les assassinats prévus de Léon Blum et de Paul Reynaud, tandis que l’ancien ministre Jean Zay avait été assassiné deux semaines auparavant (avant l’assassinat de Philippe Henriot). 

La victime, Georges Mandel, 59 ans (né le 5 juin 1885 à Chatou, dans les Hauts-de-Seine actuels), était loin d’être typique des personnalités politiques de l’entre-deux-guerres. Ne serait-ce que pas son nom, déjà, alors qu’il s’appelait Louis Rothschild. Il n’avait aucun lien de famille avec les banquiers, ce qui a fait qu’il a préféré prendre le nom de jeune fille de sa mère et un autre prénom. Cependant, ses détracteurs antisémites n’hésitaient pas à faire la confusion entre ces deux familles.

Sa trajectoire politique est irréductiblement associée à celle de son mentor, Georges Clemenceau qui n’hésitait pas, comme à son habitude, à balancer des mots ironiques sur lui, comme celui mis en tête d’article, ou alors celui-ci, encore plus cavalier et vulgaire : « Quand c’est moi qui pète, c’est lui qui pue ! ».

Pourtant, s’il était au service de Clemenceau, c’était plus par journalisme que par politique. Mimétisme dans l’ironie et la parole mordante qui a engendré une série d’inimitiés personnelles nombreuses. Sa conscience politique s’est éveillée en 1902 avec l’affaire Dreyfus. Georges Mandel soutenait le capitaine Dreyfus dans son injuste condamnation. Très bizarrement, il a renoncé à des études qui auraient été probablement brillantes car il fut un excellent élève au lycée, pour se consacrer directement au journalisme. Son premier article fut publié le 18 août 1902, quelques semaines après avoir reçu son baccalauréat, dans le journal "Le Siècle". Par la suite, dans sa vie politique, Georges Mandel a fait état de diplômes imaginaires (Normale Sup., licence de lettres, etc.) et ses détracteurs ont eu assez de facilité à le confondre dans ces mensonges.

En 1903, Georges Mandel s’est fait recruter naturellement par "L’Aurore", le fameux journal qui a publié le "J’accuse" de Zola le 13 janvier 1888. Son directeur était l’un de ses célèbres éditorialistes, Clemenceau, qui avait trouvé le titre "J’accuse". Georges Mandel a suivi Clemenceau lorsque ce dernier a créé le "Journal du Var" dont il présida le conseil d’administration, puis en mai 1913, "L’Homme libre", enfin puis, après le début de la guerre, "L’Homme enchaîné".

Mais entre-temps, la soif de pouvoir politique l’a envahi. Clemenceau arriva (enfin) au pouvoir en 1906, d’abord comme très influent Ministre de l’Intérieur puis comme Président du Conseil. Georges Mandel suivait son maître dans les ministères, d’abord, sur recommandation de Clemenceau, comme chef adjoint de cabinet du sous-ministre Albert Sarraut le 16 mars 1906, ensuite comme conseiller technique dans du cabinet de Clemenceau devenu Président du Conseil en octobre 1906, jusqu’au 20 juillet 1909.

Lorsque Clemenceau fut rappelé à la tête du gouvernement en novembre 1917, il le nomma chef de cabinet (c’est la fonction actuelle de directeur de cabinet). Tout au long de sa vie politique, Mandel a été le plus fier de ce titre : "ancien chef de cabinet de M. Georges Clemenceau". D’ailleurs, il n’a jamais eu autant d’influence que pendant cette période, chargé de coordonner la politique intérieure (avec le Ministre de l’Intérieur Jules Pams, grand fidèle de Clemenceau) pendant la dernière année de la guerre. Il s’occupa aussi de renouveler l’administration préfectorale qu’avait nommée Louis Malvy (ancien Ministre de l’Intérieur du 17 mars 1914 au 31 août 1917) que Clemenceau voulait faire condamner lourdement pour pacifisme.

Depuis son jeune âge (20 ans), Georges Mandel a peu changé en caractère. Sa notice du Dictionnaire des Parlementaires français le caractérise ainsi : « distant, insoucieux de la caricature, du sarcasme ou de l’injure ».

Forcément, homme de convictions dès le plus jeune âge, engagé comme il était, il ne pouvait que sortir de l’ombre. Il a fait une première tentative aux élections législatives du 26 avril 1910 à Saint-Denis, où le député sortant socialiste fut réélu dès le premier tour. Georges Mandel, lui, fut classé dernier, avec moins de 10% des suffrages exprimés. Aux élections législatives d’avril 1914, Georges Mandel retenta sa chance mais dans les Basses-Alpes (il aurait voulu se présenter dans le Var mais Clemenceau ne voulait pas car un candidat qui dirigeait le principal journal local aurait pu être contesté). Ce fut le désastre avec seulement 729 voix.

En 1919, le parachutage fut enfin réussi en Gironde, département considéré comme modéré. Les élections après la fin de la guerre ont fait de Georges Mandel un notable de la République, bien implanté, en quelques mois seulement. En novembre 1919, il fut élu député (tête de liste, il a remporté les douze sièges de la Gironde) de 1919 à 1924, puis, après son échec lors de la victoire du Cartel des gauches, il fut réélu de 1928 jusqu’en 1940 (déchu de son mandat à cause des lois anti-Juifs). Le 1er décembre 1919, il fut élu conseiller municipal, puis, le 10 décembre 1919, maire de Soulac-sur-Mer (il le resta jusqu’à la guerre suivante, en 1940). L’implantation locale est achevée avec son élection le 14 décembre 1919 de conseiller général de Lesparre, puis le 5 janvier 1920, président du conseil général de la Gironde (jusqu’au 5 septembre 1921, après sa démission à cause de violents incidents).

Le positionnement politique de Georges Mandel était de centre droit, indépendant, plus exactement, il était inscrit au groupe des indépendants républicains (qu’il présida de 1932 à 1934). Malgré l’anticléricalisme de Clemenceau, dans sa première intervention (tardive) comme député, le 16 novembre 1920, il était favorable à un rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican, après la brouille suscitée par Émile Combes et l’application initialement très combative de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État (l’ambassade de France fut supprimée en 1904). Le 16 mars 1921, il réclama la fermeté dans l’application du Traité de Versailles. Toutefois, le départ du pouvoir de Clemenceau après son échec à l’élection présidentielle le 16 janvier 1920 isola Georges Mandel.

Notable bien établi, avec pour seul CV le nom de Clemenceau qui ouvrait bien des portes juste après la guerre (en 1919) mais l’a isolé (après 1920), Georges Mandel a dû attendre plus de trois législatures avant d’être nommé dans de nombreux gouvernements de la Troisième République : Ministre des PTT du 8 novembre 1934 au 4 juin 1936 (gouvernements de Pierre-Étienne Flandin, Fernand Bouisson, Pierre Laval, Albert Sarraut), où il a fait preuve de grande fermeté en cas de mouvements sociaux (par exemple, pour briser la grève à Nice, il a fait venir des postiers parisiens), mais aussi d’innovation (première ligne aéropostale, premier studio de télévision avec la première émission télévisée le 26 avril 1935, etc.). Il a augmenté la productivité de son administration.

Puis, après une cure d’opposition avec le Front populaire, il retrouva le pouvoir comme Ministre des Colonies dans les gouvernements d’Édouard Daladier du 10 avril 1938 au 18 mai 1940, et enfin, dans le gouvernement de Paul Reynaud, il fut Ministre de l’Intérieur, du 18 mai 1940 au 16 juin 1940, comme son mentor, mais dans des circonstances très différentes puisque très courtes et en pleine débâcle.

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S’il n’a pas participé à la Première Guerre mondiale à cause de sa santé fragile, il fut un résistant de la première heure sous la Seconde Guerre mondiale. De plus, entre les deux guerres, dans les années 1930, il fut parmi les rares à avoir anticipé la menace hitlérienne (voir son discours fondateur du 9 novembre 1933), en s’opposant à toute remilitarisation de l’Allemagne, en condamnant les Accords de Munich (il était alors ministre). Sa logique politique était assez simple : la lutte contre tous les totalitarismes, autant communiste que nazi.

Georges Mandel a été à l’origine de la mission de De Gaulle, alors Secrétaire d’État, pour représenter le gouvernement français à Londres, le 14 juin 1940, auprès de Churchill, avant la nomination de Pétain. Dans la nuit précédente, réunis à Tours, Georges Mandel a dit à De Gaulle : « Vous avez de grands devoirs à accomplir, Général, mais avec l’avantage d’être au milieu de nous tous un homme intact (…). Ne pensez qu’à ce qui doit être fait pour la France, et songez que, le cas échéant, votre fonction actuelle pourra vous faciliter les choses. ». Sans ce conseil de Georges Mandel, De Gaulle aurait démissionné du gouvernement dès le 13 juin 1940, mais le fait d’être resté ministre lui a apporté des avantages matériels qui l’ont bien aidés, ainsi qu’une reconnaissance politique auprès du gouvernement britannique. De Gaulle lui a rendu hommage dans ses Mémoires.

L’idée de Jean Monnet, folle d’un premier abord et très habile d’un point de vue militaire, était la fusion des deux États, français et britannique, ce qui aurait permis à la France de rester en guerre et de ne pas être vaincue. Si Paul Reynaud n’avait pas la stature psychologique pour être le leader politique de la résistance (il était dépassé par les événements), on pourrait se demander en revanche pourquoi Georges Mandel, pourtant ministre important du gouvernement (Intérieur), n’est pas allé lui-même à Londres pour être l’interlocuteur de marque de Churchill. À un général britannique qui lui a proposé de l’accompagner à Londres le 16 juin 1940, Mandel lui répondit : « Vous craignez pour moi parce que je suis juif. Eh bien, c’est justement parce que je suis juif que je ne partirai pas demain, cela aurait l’air de dire que j’ai peur et que je m’enfuis. ».

Pétain a pris le pouvoir le 16 juin 1940. Le lendemain, Georges Mandel a transmis ses pouvoirs à son successeur Charles Pomaret (1897-1984), qui ne resta que dix jours. Le soir même du 17 juin 1940, à Bordeaux, Georges Mandel fut arrêté ainsi qu’un général, l’un de ses proches, par un ordre signé de Pétain qui fut apparemment abusé par un de ses ministres. Finalement, il fut rapidement libéré, après protestation du Président de la République Albert Lebrun et reçut de vive voix les excuses de Pétain.

L’idée de Georges Mandel, comme celle d’autres parlementaires qui refusèrent l’armistice avec les nazis, c’était de continuer la guerre en Afrique, dans les colonies françaises. Cela expliqua sa volonté de rejoindre l’Afrique du Nord à bord du Massilia. Il fut accompagné le 21 juin 1940 d’Édouard Daladier, Yvon Delbos, Pierre Mendès France, Jean Zay, André Le Troquer, Edgard Pisani, Jean Perrin (le célèbre physicien), ainsi que sa compagne, Béatrice Bretty (1893-1982) et sa maîtresse Deva Dassy (1911-2016), toutes les deux actrices ou cantatrices (Édouard Herriot et Louis Marin auraient dû aussi embarquer).

Les passagers arrivèrent à Casablanca le 24 juin 1940 et furent arrêtés/protégés jusqu’au 18 juillet 1940, certains d’eux furent jugés (car ils avaient été mobilisés et donc étaient considérés comme des déserteurs) et les autres autorisés à regagner la métropole. Georges Mandel fut, lui, arrêté le 8 août 1940 et a rejoint Édouard Daladier, Gamelin et Paul Reynaud, et tous les quatre furent condamnés le 7 novembre 1941 à la réclusion à perpétuité par la cour de Riom.

Transféré en Allemagne le 20 novembre 1942, Georges Mandel fut incarcéré près de Buchenwald avec notamment Léon Blum, puis ramené à Paris et livré aux miliciens. Les seize balles qu’un milicien lui a tirées très lâchement dans le dos le 7 juillet 1940 ne lui laissèrent aucune chance. La région parisienne allait être libérée le 25 août 1944.

Sans faire d’uchronie, on pourrait raisonnablement imaginer que si Georges Mandel avait survécu à la guerre, il aurait été l’une des personnalités politiques les plus honorées de la France de la Reconstruction, parce qu’il fut bien avant beaucoup d’autres, très clairvoyant sur les événements qui venaient d’embraser le monde dans une folie meurtrière inédite. Mais De Gaulle eut cette clairvoyance plus grande encore (et très rare) de comprendre que le seul moyen pour continuer la guerre, c’était de se ranger sous l’aile protectrice du Royaume-Uni.

Quelques jours après l’assassinat de son père, Claude Georges-Mandel (1930-2003) a écrit une lettre à Pétain pleine de dignité. La fille exprimait à la fois sa fierté et son admiration : « Votre justice a passé de fait de moi une orpheline. (…) Le nom que j’ai l’immense honneur de porter, vous l’aurez immortalisé ; grâce à vous, il brillera dans l’histoire comme un flambeau. Car il n’évoquera, ce nom, ni capitulation, ni trahison envers des alliés, ni soumission à l’ennemi, ni tous les mensonges d’une époque qui nous a fait tant de mal. Il servira d’exemple à la France et l’aidera à se retrouver, bientôt dans le chemin de l’honneur et de la dignité. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (05 juillet 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Georges Mandel.
Georges Clemenceau.
Jean Zay.
Simone Veil.
Antisémitisme.
Maurice Druon.
Général De Gaulle.
Joseph Joffo.
Anne Frank.
Robert Merle.
L’amiral François Flohic.
Jean Moulin.
Daniel Cordier.
André Malraux.
Edmond Michelet.
Loïc Bouvard.
Germaine Tillion.
Alain Savary.
Être patriote.
Charles Maurras.
Philippe Pétain.
L’appel du 18 juin.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Raymond Sabot.
François Jacob.
Pierre Messmer.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Général Leclerc.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190707-georges-mandel.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/georges-mandel-la-clairvoyance-216431

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/06/29/37466419.html


 

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19 juin 2019 3 19 /06 /juin /2019 03:06

« [Mon père] ajoutait que si la révolution est par définition une évolution ratée, il fallait prendre en compte que cette évolution, même mal conduite, avait tout de même été faite. Dès lors, on devait bien la prendre comme un nouveau départ. C’est pourquoi, constatait-il, les contre-révolutionnaires et les émigrés n’avaient pas réussi à écraser la Révolution, la France était à l’apogée de ses moyens, plus en avance en philosophie et en sciences que n’importe quel autre pays, plus peuplée que tous ses voisins réunis. Mais elle éclatait dans ses structures sociales devenues périmées par carence du premier des trois pouvoirs et d’une partie du deuxième : la noblesse devenue inadaptée au temps parce que interdite de banque, d’industrie et de commerce, la justice, qui se prétendait indépendante, ne jugeait plus qu’à son gré. Que pouvait donc faire Louis XVI ? » (Amiral Philippe De Gaulle, entretiens avec Michel Tauriac, 2004).


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Le prince Henri d’Orléans, comte de Paris et prétendant au trône sous le nom d'Henri VI, est mort à Cherisy il y a vingt ans, le 19 juin 1999, à quelques jours de son 91e anniversaire (il est né le 5 juillet 1908) et le même jour que le mariage de son petit-fils, Eudes, duc d’Angoulême, à Dreux (où il fut enterré deux jours plus tard). Pour ne pas le confondre avec son fils, appelé également Henri (Henri VII) et qui fut comte de Paris à la mort de son père, je nommerai ce dernier comte de Clermont, qu’il fut pendant l’existence de son père. Henri, comte de Clermont, est mort au début de cette année, le 21 janvier 2019, et j’appellerai son père, par commodité, le comte de Paris ou Henri VI bien qu’il ne régnât jamais.

Son père Jean d’Orléans, duc de Guise, est mort le 25 août 1940, si bien que si la France était encore en monarchie (constitutionnelle), Henri VI aurait été le roi des Français pendant près de cinquante-neuf ans, du 25 août 1940 au 19 juin 1999. Il n’a été que "prétendant au Trône" (et du 28 mars 1926 au 25 août 1940, il était le prétendu dauphin).

Passons rapidement sur la querelle dynastique française qui oppose la famille d’Orléans et la famille des Bourbons d’Espagne.

Famille d’Orléans : Henri d’Orléans en était le représentant, en tant que descendant du dernier roi, Louis-Philippe Ier (Henri VI était l’arrière-arrière-petit-fils de Louis-Philippe Ier). Depuis la mort d’Henri VII (comte de Clermont), c’est maintenant Jean d’Orléans, duc de Vendôme depuis 1987, qui est le prétendant au trône (Jean IV). Les Orléans ne sont descendants que de Louis XIII, mais pas de Louis XIV, au contraire de leurs concurrents dynastiques.

Famille des Bourbons d’Espagne : elle est la branche aînée des descendants directs d’Hugues Capet. C’est la dynastie espagnole actuelle qui provient d’un descendant de Louis XIV, dont un petit-fils, Philippe V d’Espagne (1683-1746), oncle de Louis XV, avait renoncé à tout droit sur la couronne de France dans la mesure où il avait déjà des droits sur la couronne d’Espagne par sa grand-mère paternelle, Marie-Thérèse d’Autriche, fille du roi d’Espagne Philippe IV. L’idée était de préserver l’identité des deux royaumes, France et Espagne, qui ne pouvaient donc pas être réunis sous l’autorité du même souverain.

Cette renonciation, pour lui et tous ses descendants, a été formellement spécifiée dans le Traité d’Utrecht signé le 13 juillet 1713 pour mettre fin à la guerre de Succession d’Espagne (parallèlement, les Habsbourg et les Orléans renonçaient définitivement à la couronne d’Espagne). Le prétendant au trône actuel est Louis de Bourbon, duc d’Anjou, depuis le 30 janvier 1989 (Louis XX). Pour l’anecdote tragique, son père Alphonse de Bourbon, duc de Cadix, petit-fil du roi Alphonse XIII et cousin du roi d’Espagne Juan-Carlos Ier, est mort dans le Colorado, aux États-Unis, en faisant du ski et en se faisant presque décapiter par un câble.

La querelle dynastique a déjà été "réglée" deux fois, une fois avec les Traités d’Utrecht en 1713, et une autre fois en 1873, lors de l’impossible restauration au début de la Troisième République : le comte de Chambord, Henri V d’Artois (1820-1883), petit-fils de Charles X, sans descendance, avait reconnu la légitimité, pour après sa mort, le 24 août 1883, de son (ancien) concurrent orléaniste Louis-Philippe d’Orléans, comte de Paris (1838-1894), petit-fils de Louis-Philippe Ier qui prit le nom de Philippe VII au lieu de Louis-Philippe II (dans un souci d’union et de fusion des courants monarchistes).

Cette querelle est aujourd’hui plus théorique que personnelle puisque Jean d’Orléans (Jean IV) a assuré entretenir de bonnes relations avec son lointain cousin Louis de Bourbon (Louis XX) et les deux personnalités ont participé ensemble à la commémoration du quatre centième anniversaire de la mort de leur aïeul Henri IV, assassiné le 14 mai 1610.

De toute façon, cette querelle n’aurait eu de sens que si la monarchie avait été restaurée en France, ce qui n’a pas été le cas et ne semble plus être sérieusement envisageable. D’ailleurs, celui qui avait le plus de chance de restaurer la monarchie, c’était justement Henri VI, le comte de Paris, car il s’est retrouvé au carrefour de l’histoire et l’on peut même dire qu’il a eu trois petites occasions de le faire, même si ces fenêtres étaient très étroites.

Henri VI a toujours eu de mauvaises relations avec l’écrivain (et académicien) royaliste Charles Maurras, qui avait une grande influence sur le courant monarchiste d’entre-deux-guerres, avec "L’Action française". Ses idées nationalistes s’opposaient à l’ouverture sociale qui inspirait les idées politiques du comte de Paris.

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Son père est mort en 1940 et donc, Henri fut le prétendant dès le début de la guerre. L’action d’Henri VI pendant la guerre était assez confuse. Disons qu’au départ, il faisait confiance à Pétain (qu’il rencontra au château de Charmeil seulement le 6 août 1942 après de nombreuses demandes), mais ce dernier ne lui a prêté aucune considération (Pierre Laval lui proposa toutefois le Ministère du Ravitaillement !). Il pouvait être légitime, avec la Révolution nationale, de restaurer le roi. Pendant ce temps, De Gaulle l’attendait à Londres.

Au milieu de la guerre, Henri VI s’est tourné vers la France libre, notamment en résidant en Afrique du Nord. Il songeait alors être reconnu par les Américains comme le chef de la France libre. Là encore, il n’existait politiquement aux yeux de personne. Certains résistants l’avaient imaginé remplacer l’amiral Darlan à Alger à la fin de l’année 1942. François Darlan fut en effet assassiné le 24 décembre 1942 par un militant royaliste de 20 ans. Le comte de Paris se proposa pour le remplacer mais ce fut le général Henri Giraud qui lui succéda, avec le soutien des États-Unis.

Après la Libération, le comte de Paris continua son travail pour maintenir un semblant d’existence politique. La loi du 22 juin 1886 l’obligeait à l’exil forcé en tant que membre d’une famille ayant régné. Il s’installa au Portugal et au Maroc (il avait vendu le manoir d’Anjou à Bruxelles lors de la mort de son père).

Le comte de Paris, se rapprochant de la démocratie chrétienne (MRP), a écrit beaucoup de réflexions politiques, dont le 29 janvier 1948, une "Esquisse d’une Constitution monarchique et démocratique", publiée le 5 février 1948 en livret qu’il distribua gracieusement à l’ensemble de la classe politique : « Je pense qu’une constitution doit être une œuvre pragmatique, conçue selon le temps, le lieu et le tempérament des hommes auxquels elle s’applique. Je pense que la constitution idéale est celle qui ménage par de judicieux contrepoids l’équilibre entre les libertés individuelles et l’efficacité politique que la nation recherche depuis deux siècles, allant tour à tour dans un balancement cyclique de l’anarchie à la tyrannie, de l’autoritarisme à l’impuissance, dans un effort désespéré de conciliation de la justice et de l’ordre. ».

La classe politique de la Quatrième République (à l’initiative d’un député MRP) vota finalement l’abrogation de la loi d’exil le 24 juin 1950, en laissant une disposition qui ne fut abrogée que le 17 mai 2011 : « Au cas où les nécessités de l’ordre public l’exigent, le territoire de la République pourra être interdit à tout membre des familles ayant régné en France par décret pris en conseil des ministres. ». Ainsi, Henri VI a pu faire son arrivée à Paris dès le 5 juillet 1950 (où il a rencontré, pour les remercier, le Président de la République Vincent Auriol, qui avait soutenu de tous son poids l’abrogation de la loi d’exil, et le Président du Sénat Gaston Monnerville).

Henri VI a noué des relations très suivies avec De Gaulle, des rencontres régulières et des échanges de correspondances entre 1953 et 1970. Sa première rencontre a lieu le 13 juillet 1954 par l’intermédiaire d’Edmond Michelet, à Saint-Léger-en-Yvelines, chez un proche de Michel Debré (qui, lui-même très républicain, s’opposa rapidement à toute idée de restauration). C’était en pleine traversée du désert. Le comte de Paris a vivement soutenu le retour de De Gaulle le 2 juin 1958, puis la Constitution de la Cinquième République, si bien que De Gaulle l’a rencontré souvent pendant qu’il était au pouvoir, entre 1958 et 1966 (en moyenne une ou deux fois par an, comme le 10 mai 1959 à Amboise : « Je salue en vous nos rois, leurs descendants qui sont de très bons, de très nobles, de très dévoués serviteurs du pays. »). Son fils, le comte de Clermont, a même travaillé un temps au secrétariat général de l’Élysée. De Gaulle donnait à Henri VI quelques missions diplomatiques diverses et variées (notamment dans des pays africains).

Henri VI, dans un livre publié en 1994, a affirmé que De Gaulle avait envisagé sérieusement la restauration pour décembre 1965, à la fin de son septennat. Fantasme ou double jeu, l’histoire reste ambiguë. Cependant, le problème se posait ainsi : De Gaulle lui laissait imaginer dès le 28 octobre 1961 qu’il pourrait lui succéder, mais pour cela, il fallait concourir à l’élection présidentielle et donc, faire campagne. Pour le comte de Paris, il n’en était pas question : lui, roi ou futur roi, devait rester arbitre et pas être partial, et donc, il ne pouvait se lancer dans une opération de division des Français.

D’un point de vue théorique, Henri VI avait raison, si ce n’est que c’est justement toute la magie institutionnelle de la Cinquième République : le Président de la République, véritable "monarque républicain", représente effectivement l’ensemble des Français, mais pour être élu, il a dû être partial et se jeter dans une bataille très clivante, l’élection présidentielle. Élu seulement par une partie des Français, le Président de la République est le Président de tous les Français, donc, y compris de ses opposants.

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Comme les intentions de De Gaulle à propos de l’Algérie en 1958, les intentions réelles de De Gaulle sur une éventuelle restauration monarchique restent aujourd’hui encore assez mystérieuses. Le journaliste Jean Ferniot a même fait mettre en une de l’hebdomadaire "L’Express" du 23 mai 1963 ce titre tonitruant : « Le successeur est choisi. Pourquoi De Gaulle a choisi le comte de Paris. ». Un autre journaliste Philippe de Saint-Robert a cru bon de rapporter, dans un livre sur De Gaulle publié en 1999, que De Gaulle ne pensait au comte de Paris que « s’il se passe quelque drame national ». Une sorte de joker extraconstitutionnel (qu’il n’a en tout cas pas utilisé lors de la crise de mai 1968). Il était question aussi que le comte de Paris prît la présidence de la Croix-Rouge comme tremplin à une éventuelle candidature à l’élection présidentielle, mais en octobre 1963, l’idée fut définitivement rejetée par l’ambassadeur, académicien et ancien ministre André François-Poncet (1887-1978) qui refusait de démissionner (il présida la Croix-Rouge française de 1955 à 1967).

Concrètement, je pense que De Gaulle n’y croyait pas lui-même, considérant que les Français avaient coupé la tête du roi et qu’on ne pourrait jamais revenir en arrière, même si, lui-même, pouvait avoir une légère inclinaison familiale en faveur de la monarchie (son père Henri De Gaulle, qui lisait "L’Action française", s’était pourtant rangé en faveur de la République, un peu dans l’esprit de Thiers, par principe de réalité). Le même mystère entoure encore aujourd’hui sa disparition pendant une journée à Baden-Baden, le 29 mai 1968. Il semble probable que De Gaulle a toujours voulu se laisser une grande marge de manœuvre et donc, a voulu évaluer et prévoir des hypothèses, peut-être même farfelues, mais les prévoir et les préparer en cas de besoin. L’hypothèse de la restauration en était une parmi d’autres (dont sa réélection). Chez les gaullistes, beaucoup s’agaçaient des contacts trop fréquents entre De Gaulle et le comte de Paris, notamment Jacques Foccart, Michel Debré et Alain Peyrefitte.

De Gaulle avait en revanche beaucoup de considération et de respect pour le comte de Paris, tant pour sa personne qu’il considérait comme très responsable, très patriote, très porté sur l’intérêt national, que pour ce qu’il représentait historiquement, la construction de la France : « Il a l’esprit très capétien. Et puis, j’ai de la considération pour ce qu’il est personnellement : il a une magnifique famille, il a perdu un fils en Algérie [le 11 octobre 1960]. Il ne mérite que l’estime. Mais ce n’est pas un candidat. Il ne correspond plus à ce siècle. », d’après le témoignage d’Alain Peyrefitte (dans "C’était De Gaulle") qui cita cette autre réflexion : « J’ai entouré [le comte de Paris] d’égards parce qu’il récapitule dans sa personne les quarante rois qui ont fait la France ; et parce que la partie en valait la peine ; et aussi parce que la personne même du prince mérite considération. ». Cela n’a pas empêché sa grande déception sur l’attitude confuse du comte de Paris en 1940, qui ne l’a pas rejoint à Londres.

En effet, De Gaulle avait beaucoup d’admiration pour les rois de France parce qu’il était passionné d’histoire de France. Son fils Philippe De Gaulle a raconté que son père n’avait jamais raté une occasion de lui enseigner un point d’histoire au fil de leurs conversations, parfois de manière crûe (hors de la présence de femme), en disant par exemple de Clovis qu’il était un « barbare que le clergé avait su mettre dans les jambes de Clotilde, son épouse chrétienne ». Répondant aux questions de Michel Tauriac pour son livre de témoignage sur son père, l’amiral Philippe De Gaulle déclara : « Mon père avait le respect de la monarchie. Il estimait qu’elle avait fait, petit à petit, la France et les Français. (…) Dans l’époque moderne, notamment parce que le comte de Paris n’avait pas pu ou su s’intégrer à la Résistance française, c’est-à-dire à la France libre, mon père trouvait la monarchie totalement inadaptée à la mentalité des Français et par conséquent à leur gouvernement. » (2004).

D’ailleurs, Charles De Gaulle avait expliqué à son fils que l’échec de la restauration en 1873 aurait été volontaire : « Le refus en 1873 du comte de Chambord d’abandonner le drapeau blanc pour les trois couleurs n’a été, d’après ton grand-père Henri [De Gaulle], que le prétexte d’un homme qui savait qu’en France, depuis l’expérience de Louis-Philippe, la monarchie constitutionnelle n’était guère convenable. En réalité, il ne croyait plus à la monarchie. ».

Avant cette improbable occasion de restauration en 1965, qui fut la troisième, avec celle de décembre 1942, il y en a eu une deuxième, lors du putsch d’Alger. Comme pour sa position sous l’Occupation, la position du comte de Paris n’était pas très claire sur l’Algérie (en 1956, il avait déclaré que l’Algérie était « la clef de voûte de l’Afrique française et la perdre, c’était tout perdre ! » ; en 1960, il était favorable à l’autodétermination et prêt à s’impliquer dans des négociations avec le FLN), suivant en cela non seulement De Gaulle mais l’évolution générale de la société française, d’abord fermement contre l’indépendance, puis l’acceptant six ans plus tard. Or, certains putschistes proches de l’OAS étaient prêts à restaurer la monarchie pour s’opposer à la mollesse du pouvoir gaulliste et pour avoir une légitimité historique qui leur manquait. Mais ils étaient opposés aux positions du comte de Paris qui aurait de toute façon refusé ce genre de compromission, d’autant plus qu’il ne voulait pas avoir affaire avec l’OAS qui était une organisation ouvertement terroriste.

Après sa réélection le 19 décembre 1965, De Gaulle a reçu de nouveau le comte de Paris le 20 janvier 1966, et lui a proposé la Présidence du Sénat ou de l’Assemblée Nationale (selon certains témoignages). Déçu, le prétendant a mis fin, dès le 17 janvier 1967, à ses velléités politiques en interrompant ses publications politiques. Il s’est alors replié sur la gestion des biens de sa famille, mauvaise gestion puisqu’il a dilapidé la fortune familiale au point que son fils Henri VII a déposé plainte le 9 avril 2002 pour escroquerie (et même de son vivant, cinq de ses neuf enfants ont contesté la gestion de leur père dès 1993).

Le comte de Paris a eu des relations privilégiées avec deux Présidents de la Cinquième République : De Gaulle, donc, qu’il appela "le dernier roi" dans une interview dans "Le Figaro" du 10 juillet 1996, et aussi François Mitterrand qu’il avait connu avant la guerre, alors que le futur premier secrétaire du Parti socialiste était proche de l’Action française. Le comte de Paris a même voté pour François Mitterrand en 1981 et en 1988 et il a noué des relations suivies lors de la préparation du millénaire de l’accession d’Hugues Capet au trône de France en 1987.

Ce fut pour cette raison que le comte de Paris a rencontré François Mitterrand à l’Élysée le 10 octobre 1986, puis le 22 janvier 1987, par l’entremise de François de Grossouvre. François Mitterrand considérait que le comte de Paris était le seul prétendant au trône et il lui a proposé d’écrire au roi Juan-Carlos Ier pour lui demander d’empêcher que le cousin de celui-ci, Alphonse de Bourbon, duc de Cadix, revendiquant lui aussi la couronne de France, participât aux commémorations du millénaire d’Hugues Capet. Cette proposition a vexé le comte de Paris qui considérait que c’était une affaire familiale et qu’un Président de la République ni un roi étranger n’avaient à faire de l’ingérence dans ce conflit (finalement, ce fut le comte de Paris lui-même qui écrivit à Juan-Carlos Ier en mars 1987).

Le Millénaire capétien a commencé à la cathédrale d’Amiens le 3 avril 1987 en présence des deux homes, puis a poursuivi notamment par une messe à Noyon le 21 juin 1987 en mémoire du sacre d’Hugues Capet le 3 juillet 1987. Ces cérémonies furent organisées par Jean Favier, directeur général des Archives nationales, en coopération avec le maire de Paris Jacques Chirac.

Notons cependant qu’avant l’avènement d’Hugues Capet, il y a eu d’autres rois capétiens, Eudes, déjà comte de Paris, et son frère Robert Ier, qui s’étaient fait élire rois par les notables du royaume entre deux règnes de carolingiens (Charles III le Gros, Charles III le Simple et Louis IV), sans oublier Raoul de Bourgogne (gendre de Robert Ier et neveu par alliance de Charles II le Chauve), élu roi comme un ovni, sans appartenir à l’une des trois grandes dynasties françaises ou franques (Mérovingiens, Carolingiens et Capétiens). Hugues Capet fut le petit-fils de Robert Ier.

Cette année 1987 a marqué aussi une polémique familiale puisque, le 27 septembre 1987, le comte de Paris a fait de ses deux petits-fils Jean et Eudes, respectivement duc de Vendôme et duc d’Angoulême et aussi, de Jean, son héritier direct, court-circuitant son propre fils Henri VII, comte de Clermont, à cause de son divorce (le comte de Paris n’était pas divorcé, mais vivait séparé de son épouse depuis 1986 et est mort dans le domicile d’une autre compagne).

La loi salique empêche cependant de déshériter des enfants dans leurs droits à la couronne de France (cependant, le comte de Paris a rétabli son fils dans la succession en 1990). Et le fait de choisir Jean allait doublement contre la loi salique, puisque Jean est le petit-fils et pas le fils encore vivant, mais en plus, il n’est pas le petit-fils aîné puisque son grand frère François, plus âgé donc, était encore vivant. François, personne en situation de handicap mental, avait été en effet écarté par le comte de Paris de la succession, mais rétabli par son père le comte de Clermont, et sa mort le 31 décembre 2017, survenue avant celle de son père, a évité une autre querelle dynastique qui avait cependant été désamorcée le 6 mars 2003 en faisant de Jean le régent du dauphin (ce que ne reconnaissait cependant pas Jean qui se considérait comme l’héritier présomptif, réaffirmé le 1er août 2016).

Pour finir, indiquons que le comte de Paris a cherché à participer aux cérémonies du Bicentenaire de la Révolution française le 14 juillet 1989, mais en demandant à François Mitterrand que fût commémorée la Fête de la Fédération (le 14 juillet 1790), rassemblant le peuple et son roi, au lieu de la prise de la Bastille (le 14 juillet 1789). François Mitterrand refusa et le comte de Paris n’est donc pas venu à la tribune officielle parmi les nombreux chefs d’État et de gouvernement qui avaient été invités pour l’occasion.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (18 juin 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Henri VI, comte de Paris, ou l’impossible retour du roi.
Henri VII : le roi de France est mort un 21 janvier.
Institutions : attention aux mirages, aux chimères et aux sirènes !
Gilets jaunes : un référendum sur l’ISF ? Chiche !
Ne cassons pas nos institutions !
La proportionnelle éloigne les élus du peuple.
Non à la représentation proportionnelle aux élections législatives !
Vive la Cinquième République !
Concini.
Henri IV.
Philippe V.
François Ier.
Louis XIV.
Lully.
Les Rois maudits.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190619-henri-vi-comte-paris.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/henri-vi-comte-de-paris-ou-l-215992

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/06/12/37423296.html


 

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5 juin 2019 3 05 /06 /juin /2019 03:38

« Pour beaucoup de Français, aujourd’hui, les morts de la Libération ont péri dans les maquis, dans les prisons allemandes, dans les camps, dans les rangs de la 2e D.B. ou dans ceux de l’armée de De Lattre. Les Français, ceux de Normandie surtout, longtemps sous le feu, lorsqu’ils n’étaient pas pris entre deux feux, n’occupent qu’une modeste place dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Leurs souffrances et les horreurs des camps ont été effacées par les joies de la Libération. Et l’image de la grasse, de la riante Normandie, l’a toujours emporté sur la réalité de la Normandie assassinée. » (Henri Amouroux, "La Grande Histoire des Français sous l’Occupation", éd. Robert Laffont, 1988).


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En quelques mois, nous passons des commémorations de la Première Guerre mondiale (le centenaire de l’Armistice) aux commémorations de la Seconde Guerre mondiale. Ce jeudi 6 juin 2019, de nombreux chefs d’État et de gouvernement viennent rendre hommage à la bravoure des vies détruites à l’occasion du 75e anniversaire du Débarquement de la Normandie. Il n’y a eu que vingt-cinq ans, soit une génération, entre la fin de la Der des ders et le début de la fin de la seconde.

Heureusement, aucune Troisième Guerre mondiale n’est encore en préparation même si certaines tensions peuvent faire craindre le pire : la dissuasion nucléaire, la coopération internationale (ONU, Union Européenne notamment), la fin de la guerre froide, ont déplacé la guerre sur le terrain économique. Le terrorisme islamiste cherche aussi la guerre, mais la tentative d’un véritable État terroriste (Daech) a été (heureusement) de courte durée.

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À grand renfort de grosses productions cinématographiques américaines (surtout "Le Jour le plus long" sorti le 25 septembre 1962, et "Il faut sauver le soldat Ryan" de Steven Spielberg, sorti le 24 juillet 1998), le Débarquement a fait l’objet d’une véritable fascination. La France est évidemment très touchée par ces commémorations puisque cela s’est déroulé sur son sol pour libérer le territoire français de l’occupant nazi. Cela n’empêche pas le souvenir des soldats de l’Armée rouge venus "libérer" (puis occuper) l’Europe centrale et orientale (l’opération Bagration visant à "libérer" la Biélorussie a commencé le 22 juin 1944).

Avant François Mitterrand, il y a eu peu de cérémonies commémoratives du Débarquement. La raison, c’était le refus de De Gaulle de commémorer une intervention militaire américaine sans que la France n’ait eu beaucoup d’influence. Pas question pour lui de fêter les vingt ans du Débarquement en 1964. Le témoignage de son ministre Alain Peyrefitte est à cet égard assez éclairant, De Gaulle lui avait dit : « Le Débarquement du 6 juin, ç’a a été l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi ! Comme ils venaient de la faire en Italie et comme ils s’apprêtaient à le faire en Allemagne !… Et vous voudriez que j’aille commémorer leur débarquement, alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? ».

Ce fut d’ailleurs à cette époque (1964) que les premiers témoignages sur les victimes dans la population civile ont été publiés (mais il a fallu attendre plusieurs décennies avant d’être reconnus officiellement). Près de 50 000 civils français (selon l’estimation haute de l’historien Henri Amouroux) ont été tués au cours de cette opération jusqu’à la fin de la Bataille de Normandie le 29 août 1944, des villes ont été littéralement détruites par les bombardements américains, sans que leur valeur stratégique soit vraiment admise : Caen, Saint-Lô, Le Havre, etc.

Néanmoins, De Gaulle refusait de reconnaître que sans ce Débarquement, la Libération de Paris, son discours si émouvant et si célèbre du "Paris libéré" n’aurait jamais pu être prononcé. Dans cette attitude, il y avait une forme d’ingratitude que ses successeurs ont refusé de perpétuer.

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Au contraire, François Mitterrand et Ronald Reagan y ont trouvé un intérêt commun à commémorer en grandes pompes une victoire de l’Ouest. En 1984, l’URSS était malade de ses gérontocrates et l’Amérique triomphante de Reagan voulait enfoncer le clou. Vingt ans plus tard, en 2004, l’Allemagne (vaincue) et la Russie furent présentes aux commémorations. Et il y a cinq ans, en 2014, Vladimir Poutine avait fait le déplacement alors que la crise ukrainienne était au plus haut.

Comme la commémoration du 11 novembre 1918 et celle des 8 et 9 mai 1945 (selon qu’on est à l’Ouest ou à l’Est), celle du 6 juin 1944 n’est plus une fête de la victoire, mais une fête de toutes les nations qui ont été belligérantes, victorieuses mais aussi vaincues. Ces fins de guerre sont avant tout saluées pour la paix qu’elles ont inaugurées plus que pour la victoire militaire. C’est le message essentiel de ces commémorations et il mérite d’être inlassablement répété.

Le Président français d’aujourd’hui est né quinze ans après la fin de la guerre d’Algérie, plus du double, trente ans, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. La plupart de ses homologues, un peu plus âgés, font aussi partie de cette première ou deuxième générations qui n’ont jamais connu la guerre sur leur terre natale. Y a-t-il une corrélation entre cette génération de dirigeants (cela fait une vingtaine d’années que les dirigeants politiques n’ont jamais connu personnellement la guerre) et la montée du populisme ? Il peut y avoir plus de légèreté à vouloir la paix parce qu’on peut la croire acquise, ce qui est complètement faux.

On peut la croire acquise car on peut avoir le sentiment que la guerre est très éloignée, éloignée dans le temps (plus de soixante-dix ans), éloigné dans l’espace (les guerres sont plutôt au Proche-Orient ou sur des continents lointains). Pourtant, les guerres peuvent commencer très rapidement, et dans des lieux qu’on croyait voués à la culture et à la civilisation. L’Allemagne était le berceau de la culture européenne à la fin du XIXe siècle. Mais cet exemple est peut-être trop lointain pour donner sens avec les tripes.

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Ceux qui ont plus de 50 ans peuvent se rappeler les jeux olympiques à Sarajevo en 1984. Sept, huit ans plus tard, l’ancienne Yougoslavie fut la scène d’une guerre civile atroce où les massacres ethniques ou religieux furent nombreux. C’était il y a à peine vingt-cinq, trente ans ! Je me suis rendu en Croatie il y a six ans et je pouvais encore y voir les stigmates de cette guerre : des maisons détruites et pas réhabilitées, des affiches d’officiers considérés comme des héros (parfois sanguinaires), et pourtant, l’été est touristique, n’a rien à envier à la France, l’Espagne ou l’Italie. La guerre ravageait ce territoire, ces populations il y a juste une génération.

La guerre peut toujours resurgir, soudainement et de manière terrifiante, dans des endroits qu’on aurait pu croire pacifiés pour toujours. C’est pourquoi la crise catalane a inquiété beaucoup de monde, une farce politique qui aurait pu tourner en drame humain. La frontière entre les deux Irlande est aussi un sujet de préoccupation essentiel avec le Brexit, l’assassinat d’une jeune journaliste laisse préfigurer le pire. On ne doit pas jouer avec les peurs, les haines, les égoïsmes et les jalousies. Elles sont toujours synonymes de guerre. Ceux qui soufflent sur les braises n’ont qu’un seul nom : ils sont des irresponsables.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (04 juin 2019)
http://www.rakotoarison.eu


(La première image représente le logo officiel des commémorations du 70e anniversaire le 6 juin 2014).


Pour aller plus loin :
75e anniversaire du Débarquement en Normandie : encore une commémoration ?
Débarquement : honneur aux soldats américains morts pour la France et pour l’Europe !
Les Accords de Munich.
Le Pacte Briand-Kellogg.
La Shoah.
Hitler.
L’Europe, c’est la Paix.

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19 mai 2019 7 19 /05 /mai /2019 03:10

« De l’évidence expérimentale à l’utopie scolaire, et de l’utopie au changement, il y a le long et difficile chemin sur lequel le poids du présent et le scepticisme d’un système et de certains de ses acteurs compteront beaucoup. » (Michel Noir, le 6 mars 2002).



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Ce dimanche 19 mai 2019, l’ancien député-maire de Lyon, Michel Noir, fête ses 75 ans. Que devient-il ? Rappelez-vous ! Il faisait partie des jeunes espoirs des années 1980, en plein gouvernement socialo-communiste. Comme d’autres jeunes espoirs, qui avaient une ambition aussi forte, il n’avait pas été un "enfant de chœur", à l’époque, se rappelle-t-il aujourd’hui lucidement.

Michel Noir a commencé sa vie active dans le secteur privé, comme directeur commercial puis consultant en ressources humaines. Très vite, l’engagement politique au sein du RPR (dont il fut rapidement secrétaire national) se déclina par des mandats électoraux : d’abord conseiller municipal à Lyon en mars 1977 (il le resta jusqu’en juin 1995), il fut élu député de Lyon en 1978 à l’âge de 33 ans, il a pris la succession du mythique Jacques Soustelle. Il fut ainsi élu et réélu député de mars 1978 à janvier 1997. Son allure grande, son charisme indéniable, en ont fait vite un des (jeunes) ténors de l’opposition dans l’hémicycle après la victoire de la gauche en 1981.

Fort de sa puissance personnelle, Michel Noir a décidé en mars 1983 de défier le maire sortant, le sénateur centriste Francisque Collomb (UDF) qui n’a pas compris tout de suite le danger. Lyon fut très longtemps une ville catholique à municipalité radicale-socialiste, et il était peu imaginable qu’elle tombât dans le gaullisme. Si Francisque Collomb fut réélu de justesse, les listes RPR de Michel Noir ont fait de très bons scores dans tous les arrondissements. Deuxième ville de France (par son agglomération), Lyon est évidemment un enjeu politique majeur, notamment pour Jacques Chirac, président du RPR (alors réélu maire de Paris avec le grand chelem, majoritaire dans les vingt arrondissements parisiens), qui souhaitait consolider son leadership sur toute l’opposition, y compris l’UDF. Prendre une telle ville à son allié ne lui aurait pas déplu !

Michel Noir a donc mis le pied dans l’ouverture de la porte. Il fut nommé adjoint au maire de Lyon chargé du développement économique et vice-président de la Courly (la communauté urbaine de Lyon) ainsi que (parallèlement) vice-président du conseil régional de Rhône-Alpes.

Après la victoire de l’alliance UDF-RPR aux élections législatives du 16 mars 1986, il fut nommé dans le premier gouvernement de la cohabitation, dirigé par Jacques Chirac : il fut Ministre délégué auprès du ministre Édouard Balladur chargé du Commerce extérieur du 20 mars 1986 au 10 mai 1988. Après le premier conseil des ministres, très glacial, présidé par François Mitterrand, Michel Noir s’était confié à des journalistes, choqué que le Président de la République ne saluât aucun des ministres. Lors du deuxième conseil des ministres, avant de s’asseoir à son fauteuil, François Mitterrand a alors pris la peine de s’avancer devant Michel Noir pour lui serrer la main, le message avait été entendu.

Michel Noir était encore ministre (alors que l’hémicycle comptait 36 députés FN) quand il fit une déclaration, dans le journal "Le Monde" le 15 mai 1987, qui a fait beaucoup polémique : « Mieux vaut perdre son élection que perdre son âme. ». C’était pour dire qu’il valait mieux laisser un socialiste gagner que soutenir un candidat FN. Son collègue du gouvernement Alain Carignon, qui avait conquis à la fois la mairie de Grenoble (en mars 1983 à 33 ans) et la présidence du conseil général de l’Isère (en mars 1985) allait rejoindre rapidement la position très morale de Michel Noir, à l’occasion d’une élection cantonale partielle qui laissait au second tour un candidat PS face à un candidat FN. Alain Carignon n’avait alors aucune hésitation, il voterait pour le candidat socialiste.

Michel Noir s’était fait connaître à Lyon dans les années 1970 avec un stratagème de communication assez simple. Jeune père de six enfants, il demandait à chacun de ses enfants d’aller acheter des viennoiseries dans une boulangerie différente chaque dimanche. Au fil des dimanches, sa notoriété a commencé à grandir.

Nous voici maintenant en mars 1989, le sommet de sa carrière politique. Comme en mars 1983, rien ne l’a empêché de présenter ses propres listes contre le maire sortant Francisque Collomb, particulièrement vieillissant (78 ans). Surtout pas le RPR de Jacques Chirac (qui toutefois, ne le soutenait pas officiellement en raison des accords électoraux avec l'UDF). Pour tenter de repousser l’offensive, Francisque Collomb demanda à Raymond Barre de s’engager à ses côtés. Raymond Barre, peu attiré par la course aux mandats, avait échoué à l’élection présidentielle de 1988 et n’attendait plus grand-chose de la vie politique si ce n’était de commenter la vie politique et économique nationale en toute liberté (que je qualifierais de professorale). De plus, sa position locale avait été fragilisée par les élections législatives de 1986 à la proportionnelle : tête de liste, Raymond Barre n’avait fait élire que trois députés, autant que Charles Hernu, tête de la liste socialiste dans le Rhône.

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En mars 1989, la victoire de Michel Noir fut incontestable, remportant tous les arrondissements. Honte suprême pour les listes de Francisque Collomb, Raymond Barre n’a même pas pu être élu conseiller municipal, tant la défaite fut grande. Michel Noir fut donc élu maire de Lyon et président de la Courly de mars 1989 à mars 1995. Il ne fut pas ingrat avec Raymond Barre qu’il nomma, bien que pas élu, responsable du rayonnement économique international de la ville de Lyon.

Il faut mesurer ce qu’il se passe dans la tête de ce jeune député très populaire, ancien ministre, et conquérant la deuxième ville de France : l’idée de devenir incontournable dans le paysage politique, l’idée de devenir irrésistiblement le futur Jacques Chirac. Il n’était pas le seul dans cette folle ambition présidentielle : Alain Carignon, maire de Grenoble avec un mandat d’avance, l’avait aussi acquise. Et plein d’autres jeunes loups de la nouvelle opposition au moment où le leadership naturel de Jacques Chirac vacillait, devenu le loser.

Dès le début du mois d’avril 1989, douze jeunes loups de l’opposition ont décidé de faire sécession. La démarche fut moins idéologique que stratégique : les élections européennes de juin 1989 se profilaient, avec le mode de scrutin idéal pour se compter et devenir une force là aussi incontournable. Ce fut l’aventure des Rénovateurs : douze personnalités, six RPR (Michel Noir, Philippe Séguin, François Fillon, Alain Carignon, Michel Barnier, Étienne Pinte), trois centristes (François Bayrou, Bernard Bosson, Dominique Baudis) et trois PR (Philippe de Villiers, Charles Millon et François d’Aubert). Le mouvement fut véritablement lancé en mai 1989 mais les ambitions des uns et des autres se sont trop vite télescopées, si bien qu’aucune liste rénovatrice n’a pu se former, si ce n’est la liste centriste menée par Simone Veil qui fit un score médiocre (alors qu’en juin 1984, Simone Veil avait recueilli 43% des voix, score qui fait rêver aujourd’hui !). Le seul grand meeting de lancement des Rénovateurs a eu lieu à Lyon le 24 juin 1989, juste après les élections européennes, mais il n’a eu aucune suite. Finalement, malgré quelques semaines de flottements, les appareils du RPR et de l’UDF ont su reprendre le contrôle de l’opposition.

Pourtant, Michel Noir n’a pas accepté l’échec des Rénovateurs et a cherché à recommencer en quittant le RPR et en créant, avec François Léotard et Michèle Barzach, députée RPR de Paris, médecin et ancienne Ministre de la Santé de 1986 à 1988, le mouvement Force unie (reprenant le slogan de François Mitterrand en 1988, "la France unie"). Il lança ce nouveau mouvement lors d’une conférence de presse à l’hôtel Lutétia à Paris le 5 mars 1990 : « La chance, c’est qu’il n’y a pas d’élection très prochainement. Le 1er décembre, une assemblée constituante se formera. ». On appela ceux, très rares, qui s’étaient lancé dans l’aventure les "néo-rénovateurs". Cela devenait confus.

Au début du mois de décembre 1990, pour lancer médiatiquement son mouvement, Michel Noir a démissionné de son mandat de député pour provoquer une élection partielle. Il ne fut suivi que par deux autres députés, lui qui voulait provoquer un mouvement important au sein du groupe RPR. Seuls, son adjoint à Lyon, également député de Lyon, le professeur de médecine Jean-Michel Dubernard et Michèle Barzach l’ont suivi dans la démission. Le 3 février 1991, Michel Noir et Jean-Muchel Dubernard furent réélus députés à Lyon, tandis que Michèle Barzach, qui n’avait commencé sa carrière politique qu’en 1986, fut laminée à Paris par un candidat RPR investi par Jacques Chirac. Battue, Michèle Barzach quitta alors la vie politique encore plus vite qu’elle n’y entra.

La démonstration de Michel Noir n’avait pas été très convaincante. C’était déjà trop tard, les apparatchiks avaient déjà gagné (à savoir Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, secrétaire général et secrétaire général adjoint du RPR, et aussi, François Bayrou, devenu entre-temps secrétaire général adjoint de l’UDF, puis secrétaire général en 1991, à la mort accidentelle de Michel d’Ornano).

En mars 1993, le juge Philippe Courroye a mis en examen Michel Noir dans le cadre de ce qu’on appela l’affaire Botton (du nom de son gendre, homme d’affaires, Pierre Botton). Le retour de l’alliance UDF-RPR au gouvernement en 1993 allait se faire sans lui. De toute façon, ayant quitté le RPR, il était détesté par Jacques Chirac qui n’avait aucune envie de le rappeler comme ministre. Il ne représentait plus qu’un baron féodal.

Le milieu des années 1990 fut "terrible" pour ces deux anciens jeunes loups de Rhône-Alpes qui se croyaient tout-puissants dans l’impunité judiciaire : Alain Carignon a dû démissionner du gouvernement Balladur, et il fut même placé en détention provisoire juste avant les élections municipales, en 1995. Michel Noir fut condamné en appel le 10 janvier 1996 à dix-huit mois de prison avec sursis et cinq ans d’inéligibilité pour recel d’abus de biens sociaux. Mais à cette date, Michel Noir (qui est resté député jusqu’au 6 février 1997) avait déjà disparu des radars de la vie politique lyonnaise. Dans l’incapacité de se représenter aux élections municipales de juin 1995, le "noirisme" continua cependant après lui avec la candidature de son adjoint Henry Chabert, qui fut battu par Raymond Barre, devenu maire de Lyon comme ultime aventure politique avant son retrait politique.

De représentant de la "droite morale", celle qui préférait perdre une élection à son âme, Michel Noir représenta la droite immorale, celle des abus de biens sociaux, celle de l’argent facile. Les premiers atteints par la justice.

Alors qu’Alain Carignon (qui, lui, a été condamné à une peine de prison ferme) n’a jamais voulu quitter ses chimères politiques, sans jamais avoir réussi à revenir (même si à deux élections, il a bien failli revenir !), Michel Noir a définitivement abandonné la politique après sa condamnation, en profitant pour écrire quelques romans policiers.

Et c’est peut-être là le point le plus intéressant de son existence, parce qu’il a fallu beaucoup d’humilité à ce grand ambitieux détrôné, pour rebondir ainsi. Il a repris des études à l’Université de Lyon II pour soutenir le 6 mai 2002 une thèse de doctorat en science de l’éducation, sur « le développement des habiletés cognitives de l’enfant par la pratique du jeu d’échecs : essai de modélisation d’une didactique du transfert ». Cela explique la phrase énigmatique placée au début de mon article, qui correspond à la conclusion finale de sa thèse.

Ce travail n’était pas seulement pour l’honneur. Michel Noir avait un réel projet d’entreprise et il a créé sa start-up dès 2000, appelée "Scientific Brain Training", avec la collaboration d’un neurologue et d’un informaticien. La start-up a atteint un CA proche de 2 millions d’euros en 2005. L’objet de son entreprise innovante est de proposer des entraînements et optimisations pour la mémoire.

Un tel rebondissement, très rare dans la vie politique, où l’ancien homme politique se confronte personnellement à la vie économique, souvent féroce, donne une image finalement très contrastée de Michel Noir, plutôt globalement intéressante. Il aurait peut-être pu devenir Président de la République dans les années 2000 ou 2010, il n’en avait peut-être pas l’envergure, mais il aurait pu faire son chemin autant que d’autres anciens rénovateurs : François Fillon, François Bayrou, et aussi Philippe Séguin dont le sale caractère lui barra quelques routes indispensables. Des Douze, Michel Noir était, avec Dominique Baudis, l’une des deux personnalités les plus charismatiques du groupe. Mais leur ambition ne convergeait pas.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 mai 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Michel Noir.
Gérard Collomb.
Raymond Barre.
Édouard Herriot.
Henry Chabert.
Francisque Collomb.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190519-michel-noir.html

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7 mai 2019 2 07 /05 /mai /2019 03:22

« C’est cela que je demande au gouvernement, aux assemblées, aux partenaires sociaux, aux élus : de replacer l’humain au centre, de rebâtir une nation de citoyens libres dans une Europe plus forte parce que je crois que c’est ainsi que nous pourrons véritablement retrouver cet art si particulier d’être Français. » (Emmanuel Macron, conférence de presse du 25 avril 2019 à l’Élysée).




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Ce mardi 7 mai 2019, cela fait deux ans que le Président de la République Emmanuel Macron a été élu, et je le répète, bien élu (mieux que Jacques Chirac, par exemple). Il fallait à l’époque saluer la performance. À 39 ans, avec deux ans d’expérience ministérielle, tout au plus, six ans d’expérience politique, et même pas un an de durée de vie de son nouveau parti, Emmanuel Macron a battu le record de jeunesse de Napoléon III. Pas de Napoléon Ier, mais ce dernier n’a jamais été Président de la République (au contraire de son neveu).

Deux ans, c’est court, et pourtant, 40% de son mandat présidentiel ont déjà été écoulés. Les plus ambitieux de ses adversaires ont déjà le regard fixé sur l’horizon 2022. Quels que soient les résultats des élections européennes qui ont lieu le 26 mai 2019, que la liste Renaissance soit devant ou derrière celle du RN (sans compter qu’il peut y avoir des surprises, par exemple la liste LR prenant la tête), Emmanuel Macron bénéficie encore, malgré la très difficile période des gilets jaunes (depuis novembre 2018), d’un soutien indéfectible d’au moins 20% des Français.

Les sondages de popularité donnent autour de 38% de satisfaction pour Emmanuel Macron, ce qui, pour le même institut, correspondait aussi au même indice de satisfaction pour Nicolas Sarkozy à son deuxième anniversaire élyséen. Jacques Chirac, à deux ans, ce fut 43%, tandis que François Hollande avait déjà dévissé irrémédiablement, avec seulement 18%.

Si Emmanuel Macron survit malgré les gilets jaunes, c’est parce qu’il a de la ressource. L’idée du grand débat a été pour lui une bonne affaire, en sortant par le haut d’une crise dont on voyait mal la fin. La crise n’est certes pas terminée, mais elle s’est épuisée par une sorte d’auto-dissolution de son expression et par la violence qu’elle génère.

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Mais ce grand débat, c’était pour lui aussi une forme d’indécision : ce n’était pas aux Français d’apporter les solutions, eux, ils devaient poser les problèmes de leur quotidien, c’était au Président élu de les résoudre, pas de les consulter. Sinon, cela ne servirait à rien d’élire un Président de la République. Si on l’élit, c’est pour qu’il décide, pas pour qu’il s’interroge. Il pourra toujours dire que c’était sa formation accélérée. Après tout, passer dix, vingt voire trente ans de sa vie toutes les semaines dans une permanence électorale au contact direct avec ses électeurs, cela peut forger une certaine idée de ce qu’est le peuple, certes dans sa diversité, mais on peut imaginer sa réaction quand on le prend trop à rebrousse-poil, or, c’est ce qu’a fait Emmanuel Macron pendant la première année de son quinquennat. Et lui n’a jamais eu cette expérience d’élu de terrain.

Les mesures proposées à sa conférence de presse du 25 avril 2019 sont assez riches en faveur du pouvoir d’achat : baisse d’impôts pour les ménages, réindexation des retraites, etc. Le hic, c’est qu’il faut bien trouver l’argent pour les financer, et pour l’instant, malgré le séminaire gouvernemental du 29 avril 2019 à Matignon, c’est encore très flou : augmentation de la fiscalité des entreprises ? augmentation du déficit budgétaire ? La seule véritable réponse serait une baisse de la dépense publique, mais celle-ci, elle aussi, est encore à préciser (notons que pour François Hollande, on attend toujours son plan de réduction des dépenses publiques).

Faut-il y voir un tournant du quinquennat ? C’est difficile à dire mais il ne me semble pas. La preuve, c’est qu’Emmanuel Macron martèle qu’il poursuit sa route, qu’il n’a pas changé. Pourtant, sur les quarante dernières années, je n’ai pas le souvenir d’un (double) "train" de mesures (le 10 décembre 2018 et le 25 avril 2019) aussi coûteux de l’argent public et aussi généreux pour les particuliers. Serions-nous passés d’une politique de l’offre vers une politique de la demande ? Rappelons que doper la demande n’a jamais été bénéfique à notre pays dans un système ouvert dont la balance du commerce extérieur est ultra-déficitaire. Une telle politique enrichit plutôt …les pays importateurs avec l’argent du contribuable.

D’ailleurs, malheureusement, il est vraisemblable que les contribuables seront ingrats malgré ces "cadeaux". À mon avis, il aurait été politiquement plus efficace de dire au contraire qu’il avait changé (car il avait écouté le peuple) mais en changeant peu dans les actes. Les socialistes aussi avaient dit qu’ils n’avaient pas changé, entre 1981 et 1986, et on ne peut pas dire que cela leur a réussi.

La vraie inflexion serait plutôt à percevoir dans la gouvernance. Emmanuel Macron a redonné l’initiative au Premier Ministre Édouard Philippe et à son gouvernement. C’est donc sur lui que va reposer le calendrier très chargé des réformes. La réunion à Matignon ce lundi 6 mai 2019 avec les partenaires sociaux laisse entendre que c’est bien le Premier Ministre qui sera le chef d’orchestre des réformes.

Avant l’élection, on reprochait à Emmanuel Macron de ne pas avoir d’autorité régalienne. En revanche, on lui concédait facilement ses compétences en matière économique. Enfin un Président de la République qui comprendra ce qu’est une entreprise ! Et très curieusement, aujourd’hui, les fronts se renversent. L’autorité régalienne, dès le premier jour, Emmanuel Macron a démontré qu’il en avait, à l’image de ce cheval fougueux sur les Champs-Élysées qui apportait une saveur romantique et napoléonienne à son autorité. En revanche, depuis six mois, il semble en grande hésitation sur les mesures économiques, fiscales et sociales à prendre.

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Emmanuel Macron est un homme cultivé et habile. Il l’a encore démontré le 2 mai 2019, en accueillant le Président de la République italienne Sergio Mattarella à Amboise et à Chambord pour célébrer le demi-millénaire de la mort de Léonard de Vinci en compagnie de plusieurs centaines de jeunes Français et Italiens et aussi de personnalités comme le spationaute Thomas Pesquet, le physicien Gabriel Chardin et l’architecte Renzo Piano : « Très heureux de recevoir le Président Mattarella pour honorer la mémoire de Léonard de Vinci à l’occasion des 500 ans de sa disparition. Il est ce trait d’union historique et culturel qui unit l’Italie et la France. ». Un moyen aussi de rappeler que les relations franco-italiennes ne se limitaient pas qu’à des rencontres (très superficielles) entre Marine Le Pen et Matteo Salvini.

Plus généralement, avec la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a surtout compris que le peuple français est difficile à gouverner, et que ce n’est pas en l’affrontant qu’on réussit une réforme. Le problème du non-affrontement, c’est le risque, ou plutôt, la tentation de l’immobilisme. Dans l’affrontement : Alain Juppé, Dominique de Villepin, Nicolas Sarkozy, François Fillon, Manuel Valls, Emmanuel Macron. Dans l’immobilisme : François Mitterrand, Édouard Balladur, Jacques Chirac, Lionel Jospin, François Hollande. Paradoxalement, il y a eu des Premiers Ministres d’affrontement avec des Présidents de non-affrontement, une sorte de délégation de la confrontation.

Je propose ici de remonter le temps pour rappeler très succinctement où en était la deuxième année du mandat de ses prédécesseurs.


François Hollande en mai 2014

François Hollande était déjà tombé dans l’impopularité comme Obélix dans la marmite de potion magique, sauf que l’effet était inversé. Au contraire de nombreux commentateurs qui s’efforcent à trouver des tournants là où il n’y en a pas, 2014 ne fut pas un tournant. Certes, Manuel Valls a été nommé à Matignon en mars 2014 mais c’était pour répondre à l’effondrement du parti au pouvoir aux élections municipales. Si tournant il y a, il a eu lieu dès septembre 2012 quand François Hollande s’est aperçu (trop tard) qu’en augmentant les impôts de 30 milliards d’euros, cela allait plomber l’activité économique. Les élections européennes furent mauvaises pour les socialistes mais cela avait été envisagé bien avant le scrutin, au contraire de 2019 pour LREM.


Nicolas Sarkozy en mai 2009

Il y a évidemment quelques ressemblances entre Emmanuel Macron et Nicolas Sarkozy dans ce volontarisme personnel qui souhaite soulever des montagnes, du moins dans les discours. D’une certaine manière, à ce jour, Nicolas Sarkozy a soulevé quelques montagnes là où Emmanuel Macron attend le cric. Par exemple, en initiant le Traité de Lisbonne, Nicolas Sarkozy a réussi à sortir l’Europe des Vingt-sept de la paralysie institutionnelle, tandis que les propositions européennes d’Emmanuel Macron sont restées lettres mortes pour l’instant (discours de la Sorbonne et Lettre aux Européens).

Il y a eu évidemment une inflexion dans le quinquennat de Nicolas Sarkozy, mais involontaire : la crise financière du 15 septembre 2008 a modifié en profondeur les projets et réformes de Nicolas Sarkozy et là encore, l’histoire mettra à son actif sa réaction salutaire en soutenant l’activité économique et bancaire (au prix certes d’un accroissement élevé de la dette publique). En quelques sortes, la crise financière de septembre 2008 a les mêmes conséquences que la crise des gilets jaunes pour Emmanuel Macron, celles de modifier profondément la direction politique tout en conservant intact le volontarisme.

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Malgré la contestation de plus en plus importante de son action, Nicolas Sarkozy a quand même gagné les élections européennes du 7 juin 2009. L’UMP est arrivée en tête avec 27,9% des voix et a gagné 12 sièges, devant le PS à 16,5% (qui a perdu 17 sièges), EELV à 16,3% et le MoDem à 8,5%. Il était courant d’entendre ou de lire en 2012 qu’il avait perdu toutes les élections "intermédiaires", ce qui est faux en ce qui concerne les élections européennes. Un précédent qui pourrait rassurer Emmanuel Macron.


Jacques Chirac en mai 1997

À cette époque, mai 1997, il n’y avait même plus d’Assemblée Nationale ! Jacques Chirac l’avait dissoute le 21 avril 1997. Les grèves de l’hiver 1995 ont mis un coup d’arrêt brutal aux réformes (même si la principale réforme est passée, à savoir que le financement de la sécurité sociale doit être approuvé par les parlementaires, vu les sommes en jeu, c’était indispensable !). Pour entrer dans l’euro (1999), et donc, avoir les critères de Maastricht (déficit, dette, etc.), Jacques Chirac a pensé qu’il valait mieux être assuré d’une majorité stable jusqu’à la fin de son septennat. Cela a au contraire été la victoire de son rival Lionel Jospin avec la troisième cohabitation.


François Mitterrand en mai 1983

Les historiens veulent dater de mars 1983 le tournant de la rigueur. Mars 1983, c’était la débandade des socialistes aux élections municipales. Une folle semaine qui aurait dû mener Jacques Delors à Matignon et qui, finalement, a reconduit Pierre Mauroy à la tête de son troisième gouvernement. Le tournant de la rigueur a eu lieu dès juin 1982, lors de la conférence de presse de François Mitterrand à l’issue du Sommet du G7 dans le luxueux château de Versailles. Dès novembre 1981, au micro de RTL, le grand argentier, Jacques Delors, avait préconisé une "pause" dans les "réformes" (qui, elles, au contraire des réformes ultérieures, étaient synonymes d’augmentation des dépenses publiques).


Valéry Giscard d’Estaing en mai 1976

Le tournant allait avoir lieu en été 1976, mais sans la volonté présidentielle. La démission tonitruante du Premier Ministre Jacques Chirac a mis le Président Valéry Giscard d’Estaing dans une situation politique très inconfortable où le principal parti de la majorité fut, en même temps, pendant cinq ans, son principal opposant. Une division qui ne pouvait pas aboutir à une réélection en 1981. Au-delà des problèmes de sa majorité, Valéry Giscard d’Estaing a dû faire face à deux chocs pétroliers qui étaient des crises majeures.


Georges Pompidou en juin 1971

Le tandem entre Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas a duré jusqu’en 1972 (on pourrait le comparer au tandem François Mitterrand et Michel Rocard entre 1988 et 1991). 1971 fut l’année de négociation pour l’adhésion du Royaume-Uni à l’Union Européenne (ainsi que de l’Irlande et du Danemark) qui fut ratifiée en France par le référendum le 23 avril 1972, c’était l’une des conditions pour que les centristes (CDP) participassent au gouvernement en 1969 (à l’instar de Jacques Duhamel, Ministre de l’Agriculture puis Ministre des Affaires culturelles).


Charles De Gaulle en janvier 1968

Je prends comme point de départ le premier mandat obtenu au suffrage universel direct. À deux mois près, le pays s’est retrouvé dans la crise de mai 1968 (qui a commencé le 22 mars 1968), à laquelle les historiens feront probablement référence pour évoquer la crise des gilets jaunes. Malgré des élections législatives en mars 1967, De Gaulle a dû tenir compte des évolutions de la société, jusqu’à aller à un référendum en 1969 qui n’a jamais été qu’un plébiscite pour ou contre son maintien au pouvoir.

Malgré la grande diversité des situations, ce qui est clair, c’est qu’au bout de deux ans de mandat, un Président de la République est "confirmé" en termes de compétences ou incompétences. L’histoire n’est pas encore écrite. Emmanuel Macron a encore certes tout à démontrer. Il en a la capacité et sûrement la volonté. Et il a déjà prouvé qu’il savait rebondir face à l’adversité. Ce qui est le mystère des grands fauves politiques


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 mai 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Emmanuel Macron, deux ans après.
Emmanuel Macron et l’art d’être Français.
Conférence de presse du Président Emmanuel Macron du 25 avril 2019 (vidéo et texte intégral).
Allocution du Président Emmanuel Macron du 16 avril 2019 (texte intégral).
Emmanuel Macron à la conquête des peuples européens.
Gilets jaunes : le syndrome du Fouquet’s.

_yartiMacron2019050705



http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190507-macron.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/emmanuel-macron-deux-ans-apres-214873

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