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20 août 2020 4 20 /08 /août /2020 03:07

« Maintes fois, il m’est arrivé, j’en conviens, de célébrer le caractère désintéressé de la science et même de vanter la recherche d’où s’élimine toute pensée d’application pratique. J’entendais par là que rien n’est plus beau que l’effort continu d’un savant qui poursuit la vérité, sans préoccupation personnelle, et qui n’attend de la science que la satisfaction de la cultiver. Mais un savant a aussi le devoir d’être un citoyen dans sa patrie et un homme dans l’humanité. Il ne doit pas se retrancher de la société qui l’environne ; il ne doit pas se détourner de ceux qui souffrent et qui espèrent. » (Raymond Poincaré, le 25 octobre 1927).


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Président de la République française du 18 février 1913 au 18 février 1920 et cinq fois chef du gouvernement, Raymond Poincaré est né il y a cent soixante ans, le 20 août 1860 à Bar-le-Duc, en Lorraine.

Raymond Poincaré fait partie de cette petite douzaine de personnalités qui ont marqué la (longue) histoire de la Troisième République (pour l’instant, le régime républicain le plus long de l’histoire de France, près de soixante-dix ans), qu’on peut ici citer : Léon Gambetta, Adolphe Thiers, Jules Ferry, Georges Clemenceau, Aristide Briand, Raymond Poincaré, Alexandre Millerand, Édouard Herriot, André Tardieu, Léon Blum, et on peut aussi citer, comme fossoyeurs de cette république, Philippe Pétain et Pierre Laval, et ajouter Jean Jaurès comme inspirateur socialiste.

Brillant et intelligent, admirant la figure de Jules Dufaure, à la fois avocat et homme politique, Raymond Poincaré était un avocat très apprécié (il fut même bâtonnier en 1931), il a défendu des journalistes et des écrivains comme Jules Verne. Son mentor en politique fut Jules Develle (1845-1919), parlementaire de la Meuse pendant longtemps, préfet, avocat, collaborateur de Jules Grévy et très souvent Ministre de l’Agriculture (il fut son directeur de cabinet au ministère de janvier 1886 à mai 1887).

Raymond Poincaré a ainsi plongé dans la vie politique très tôt (dès l’âge de 25 ans) : élu conseiller général de Pierrefitte-sur-Aire de 1886 à 1934, président du conseil général de la Meuse de 1910 à 1913, et élu parlementaire, député de la Meuse de 1887 à 1903 puis sénateur de la Meuse de 1903 à 1934. Il n’a bien sûr pas exercé ces mandats cités pendant son séjour à l’Élysée entre 1913 et 1920 et il a gardé ces mandats jusqu’à sa mort, le 15 octobre 1934, à l’âge de 74 ans.

Son courant politique était de centre gauche, il fut un héritier de Gambetta et de ces "républicains modérés" qui ont façonné la tradition républicaine au début de la Troisième République (on parlait de "républicains opportunistes", terme dont ils se réclamaient alors). À gauche, il pouvait l’être par son soutien au capitaine Alfred Dreyfus et son soutien à la laïcité (sans être pour autant anticlérical). Petit à petit, avec "l’éclosion" des "radicaux", puis des socialistes et des communistes, son courant fut considéré après la Première Guerre mondiale comme une tendance de centre droit.

Il a eu aussi une carrière ministérielle "précoce", ministre dès l’âge de 32 ans, d’abord à l’Instruction publique, aux Beaux-arts et aux Cultes du 4 avril 1893 au 3 décembre 1893 (gouvernement de Charles Dupuy, dans lequel il a retrouvé Jules Develle aux Affaires étrangères) et du 26 janvier 1895 au 1er novembre 1895 (gouvernement d’Alexandre Ribot), puis aux Finances du 30 mai 1894 au 26 janvier 1895 (gouvernement de Charles Dupuy) et du 14 mars 1906 au 25 octobre 1906 (gouvernement de Ferdinand Sarrien), avant d’être choisi cinq fois pour diriger le gouvernement. En octobre 1906, Clemenceau lui avait proposé de rester au gouvernement, mais Poincaré refusa pour ne pas dépendre de lui.

Dès juin 1899 (il n’avait que 38 ans), Raymond Poincaré fut pressenti pour former le gouvernement, mais il n’est pas parvenu à réunir une majorité et proposa Pierre Waldeck-Rousseau. Très vite repéré par Clemenceau, Raymond Poincaré et Clemenceau furent des rivaux historiques pendant des décennies, ne s’appréciant pas mutuellement. Cela ne l’a pas empêché d’être cinq fois Président du Conseil en trois périodes : en cumulant avec les Affaires étrangères du 14 janvier 1912 au 21 janvier 1913 et du 15 janvier 1922 au 1er juin 1924, et en cumulant avec les Finances du 23 juillet 1926 au 20 juillet 1929. Il fut ainsi treize ans à la tête de l’État, soit de la République, soit du gouvernement, ce qui est beaucoup sous la Troisième République.

Clemenceau, qui a toujours eu le jugement très sévère, n’hésitait pas à le descendre à de nombreuses occasions. Ses formules tueuses furent nombreuses : « Le don de Poincaré n’est pas à dédaigner : c’est l’intelligence. Il pourrait faire remarquablement à côté de quelqu’un qui fournirait le caractère. ». Ou encore en comparant avec Aristide Briand (dont Clemenceau était aussi un rival) : « Briand ne sait rien mais comprend tout ; Poincaré sait tout mais ne comprend rien. ». Plus tard, quand Poincaré fut à l’Élysée : « Monsieur Poincaré invente des costumes, des couvre-chefs, et dit des choses convenues à un signe donné. Il imite à la perfection le vivant. » (6 août 1917). Aussi : « Cet homme-là était fait pour fabriquer des dictionnaires. Il a le lyrisme du Larousse. Promettez-moi qu’il n’y aura pas sur ma tombe un discours de Poincaré ; ce serait vraiment mourir deux fois. » (5 avril 1929, à l’époque, Poincaré était encore chef du gouvernement).

Du reste, Clemenceau ne fut pas le seul à souligner le manque de charisme, la timidité, la mollesse, le manque de caractère de Poincaré. Charles Maurras : « Monsieur Poincaré est un homme ordinairement faible et un esprit flottant. Mais il peut trouver, comme tout le monde, un instant de fermeté, un éclair de résolution. S’il avait seulement dix années de moins, je tiendrais un compte sérieux de cette possibilité. » (18 février 1913). Plus tard : « Les Herriot, les Briand, toute une tourbe siège ou a siégé à côté de Monsieur Raymond Poincaré. Elle le tient donc par la main, elle le tient donc par les pieds, par les yeux qu’elle bouche, par l’esprit qu’elle paralyse, par la conscience du devoir républicain qui annule et éteint le sens du devoir national. » (4 juillet 1929).

Gustave Hervé, à propos d’un de ses voyages en Russie : « Notre Président de vaudeville harangue les poissons de la Baltique. » (28 juillet 1914). Léon Daudet : « Poincaré, qui peut lire, pendant cinq heures d’horloge, un papier composé de chiffres et de paragraphes numérotés, dégage, lui aussi, une fatigue extrême. » (1930).

Élu très tôt à l’Académie française (le 18 mars 1909 dès le premier tour) au fauteuil de Fénelon, Molé, Falloux (et futur fauteuil de Maurice Genevoix) alors qu’il n’avait pratiquement rien publié (il est des personnalités politiques qui sont cooptées en raison de leur symbole dans la vie politique, Simone Veil le fut aussi pour cette raison), Raymond Poincaré fut reçu sous la Coupole par l’historien Ernest Laville le 9 décembre 1909.

Si on exclut Adolphe Thiers, chef du pouvoir exécutif puis Président de la République, et le maréchal Pétain, qui, bien que chef de l’État, ne fut jamais Président de la République même pendant une très courte période, c’est (à ma connaissance) la seule fois où un futur Président de la République a été élu à l’Académie française, ce qui peut être assez étrange, car pendant son mandat à l’Élysée, Raymond Poincaré fut à la fois membre de l’Académie française et protecteur de celle-ci (en raison de ses fonctions présidentielles). Un autre Président de la République, mais cette fois-ci un ancien, fut élu membre de l’Académie française, ce fut Valéry Giscard d’Estaing (le 11 décembre 2003).

NB du 29 août 2020. Rectification : J'ai oublié Paul Deschanel qui a été élu à l'Académie française le 18 mai 1899 (reçu le 1er février 1900) avant d'avoir été élu Président de la République le 17 janvier 1920 (prise de fonction le 18 février 1920).

Lorsque, le 5 février 1920, Raymond Poincaré a reçu solennellement le maréchal Foch, élu à l’unanimité le 21 novembre 1918 à l’Académie française, il était alors Président de la République mais s’est habillé comme un simple académicien recevant un autre académicien (le Président de la République, en tant que protecteur de l’Académie, peut assister aux réceptions de nouveaux académiciens, ès qualités) : « Maréchal de France, Field Marshall britannique, soldat respecté, non seulement par toutes les nations de l’Entente et par tous les jeunes États européens, mais par nos ennemis d’hier, président du comité de Versailles, vous demeurez pour la France et pour tous les pays amis, le plus clairvoyant et le plus précieux des conseillers. ».

Pour l’anecdote, la droite, très représentée à l’Académie française, ne voulait pas de Raymond Poincaré et avait favorisé l’élection de son cousin mathématicien célèbre, Henri Poincaré (1854-1912), le 5 mars 1908, en pensant (avec erreur) que l’élection d’un membre de la famille pouvait réduire les risques de faire élire Raymond Poincaré.

Pourquoi Poincaré a-t-il été aussi marquant dans l’histoire politique de la France alors qu’il a eu, finalement, une carrière politique assez ordinaire avec un tempérament assez ordinaire ? Sans doute parce qu’il a été le symbole de deux fermetés, qui furent en fait les éléments clefs de sa postérité politique : la politique étrangère et la politique financière.

La première concerne la diplomatique française à laquelle il s’intéressait beaucoup, en s’octroyant le portefeuille des affaires étrangères trois fois sur les cinq qu’il était à la tête du gouvernement. En 1912, il montra sa détermination en politique étrangère, en voulant un rapprochement avec la Grande-Bretagne, la fermeté avec l’Allemagne (ennemie depuis 1870, qui avait annexé l’Alsace-Moselle) et en renforçant l’amitié franco-russe. Son voyage officiel en Russie du 6 au 12 août 1912 fut d’ailleurs salué par toute la presse.

La haine de Clemenceau contre Raymond Poincaré a culminé lors de l’élection présidentielle du 17 janvier 1913. Raymond Poincaré était alors Président du Conseil et a présenté sa candidature. Le Président de la Chambre (Paul Deschanel) et le Président du Sénat (Antonin Dubost) étaient également candidats. La tradition républicaine voulait que fût organisée une réunion préparatoire chargée de désigner le candidat de tous les républicains, en d’autres termes, une "primaire", pour l’emporter très facilement face à la droite conservatrice (monarchiste) et à l’extrême gauche socialisante.

Or, dans ces réunions préparatoires, l’influence de Clemenceau était déterminante et son objectif était de faire élire Jules Pams, alors Ministre de l’Agriculture, d’un esprit suffisamment effacé pour qu’il ne gênât aucun gouvernement par la suite. Jules Pams fut aussi soutenu officiellement par Joseph Caillaux, autre leader radical influent, prédécesseur de Raymond Poincaré à la tête du gouvernement, qui, en fait, soutenait réellement Paul Deschanel. Aristide Briand et Louis Barthou ont, de leurs côtés, soutenu la candidature de Raymond Poincaré.

Lors de la réunion préparatoire, à laquelle le centre droit refusait de participer, Jules Pams a obtenu au troisième tour 323 voix contre 309 pour Raymond Poincaré, qui fut ainsi battu. Néanmoins, ce dernier a maintenu sa candidature lors du scrutin officiel, malgré la demande des radicaux de se retirer face au candidat qui avait gagné la primaire, et il a eu raison car il fut élu finalement élu au second tour par 483 voix contre 296 à Jules Pams et 69 au socialiste Édouard Vaillant. Clemenceau, également exclu à la réunion préparatoire à l’élection suivante, en janvier 1920, refusa de faire comme Poincaré et renonça à l’Élysée (par orgueil). On pourrait même aller plus loin dans les analogies en disant qu’Alain Juppé en novembre 2016 et Manuel Valls en janvier 2017 furent également victimes de telles primaires et auraient pu se maintenir à l’élection réelle, ce qui aurait bouleversé alors les résultats finaux.

Cependant, pour Raymond Poincaré, ce fut une perte de pouvoir pendant une période importante, puisque le pouvoir était à la tête du gouvernement et pas à l’Élysée, en particulier durant la Première Guerre mondiale. Sa principale action a été d’être favorable à la fermeté, avant et pendant la guerre.

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Lors de son voyage officiel en Russie du 13 au 23 juillet 1914, juste après l’attentat de Sarajevo, il conseilla la fermeté à la Russie, mais même avant l’attentat, il était favorable à la loi du 7 août 1913 qui rétablissait les 3 ans de service militaire, voulu par Barthou, Clemenceau et Briand mais à laquelle s’opposaient Jean Jaurès et l’extrême gauche pacifiste en général. Un signe fort fut la venue de Clemenceau le 23 mai 1913 à l’Élysée, pour signifier aux députés réticents à cette loi des 3 ans qu’en cas de renversement du gouvernement, Poincaré choisirait Clemenceau comme nouveau Président du Conseil.

Juste après le début de la guerre, dans un message lu le 4 août 1914 par le chef du gouvernement René Viviani aux députés, Raymond Poincaré a prôné la fameuse Union sacrée : « Depuis que l’ultimatum de l’Autriche a ouvert une crise menaçante pour l’Europe entière, la France s’est attachée à suivre et à recommander partout une politique de prudence, de sagesse et de modération. On ne peut lui imputer aucun acte, aucun geste, aucun mot qui n’ait été pacifique et conciliant. (…) Le Président de la République, interprète de l’unanimité du pays, exprime à nos troupes de terre et de mer l’admiration et la confiance de tous les Français. Étroitement unie en un même sentiment, la nation persévérera dans le sang-froid (…). Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples, non plus que les individus, ne sauraient impunément méconnaître l’éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’Union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique. Elle est fidèlement secondée par la Russie, son alliée ; elle est soutenue par la loyale amitié de l’Angleterre. ».

Raymond Poincaré a visité plusieurs fois les soldats sur le front pendant la guerre. Pour leur propagande pacifiste ultérieure, les communistes publièrent dans les années 1920 (voir plus loin) une photo de lui avec un rictus en raison du soleil et cette légende : "Poincaré-la-guerre, l’homme qui rit dans les cimetières". Poincaré s’en est expliqué devant les députés : « Nous avions le soleil dans les yeux et par la suite, nous avions les traits légèrement contractés. J‘ajoute que malgré l’intensité de ce soleil, j’avais la tête découverte, ce qui prouve suffisamment, j’imagine, que je suis dans un cimetière comme tous les Français, j’ai le respect des morts. ».

Mais Poincaré n’était pas tenu informé des affaires militaires. Le général Joffre se méfiait de lui et l’accompagnait systématiquement dans ses déplacements pour éviter tout contact spécifique du Président de la République avec un officier supérieur.

Comme plus tard René Coty avec De Gaulle (en mai 1958), Poincaré fit appel en novembre 1917 à Clemenceau, pourtant son pire adversaire politique, à la tête du gouvernement, pour la raison simple qu’il était le seul de la classe politique à vouloir continuer la guerre jusqu’à la victoire totale, tandis qu’un fort courant pacifique souhaitait s’accommoder d’une paix négociée avec l’Allemagne, ce qui était inacceptable pour Poincaré. Après la victoire, Poincaré fut toutefois totalement exclu des négociations du Traité de Versailles.

Après son mandat présidentiel, Raymond Poincaré fut rappelé en 1922 au pouvoir par le Président Alexandre Millerand et la majorité du Bloc national qui avait renvoyé Aristide Briand pour sa politique étrangère. Poincaré continua à appliquer sa politique de fermeté vis-à-vis de l’Allemagne (qui ne payait pas ses dettes de guerre) en allant jusqu’à faire occuper la Ruhr par les troupes françaises à partir du 11 janvier 1923, ce qui, par la suite, se révéla comme une profonde erreur contribuant à renforcer le sentiment d’humiliation des Allemands et de volonté de revanche et de gloire que Hitler a développée par la suite.

Pour d’autres raisons, les communistes se sont très violemment opposés à cette politique. Ainsi, Paul Vaillant-Couturier déclara à Charenton le 26 janvier 1922 : « Il est l’homme du militarisme et de la petite bourgeoisie. Il est le défenseur des petits-bourgeois porteurs de valeurs russes. Il est surtout celui qui, par sa diplomatie secrète, déchaînera demain sur le pays une nouvelle guerre. Poincaré, individu médiocre, soutient les Nivelle du Chemin des Dames, les Castelnau de Morhange, les Mangin, tueurs d’hommes qui ont sur la conscience 1 700 000 morts. Douze balles, non ! Un tribunal révolutionnaire dont la sentence sera rendue par les anciens combattants. Poincaré, tu auras à répondre de tes crimes ! ». Cependant, les communistes n’ont jamais pu produire de preuves, à partir des archives de Moscou, d’un accord secret entre Poincaré et le tsar Nicolas II.

Le 19 mai 1923, lors des funérailles de Charles de Freycinet (1828-1923), ancien Président du Conseil et académicien, au nom tant du gouvernement que de l’Académie française, Raymond Poincaré lui a rendu un vibrant hommage : « N’ayant jamais été au nombre des hommes politiques qui se croient indispensables, il avait pris spontanément une retraite que tout le monde avait trouvée prématurée. Il a parlé quelque part de ce mal de l’infaillibilité, qui atteint si souvent les gouvernants et qui est, en général, pour eux, le prélude de la catastrophe. Jamais sa sévérité n’a été troublée par ce vertige. ».

Sa politique de fermeté et sa rigueur budgétaire ont rendu impopulaire le gouvernement de Raymond Poincaré et ont entraîné la victoire du Cartel des gauches en 1924. Après les deux premières années de cette nouvelle législature (dominée par les radicaux et Édouard Herriot), la crise financière fut telle qu’on rappela Raymond Poincaré à la tête du gouvernement. Il gouverna la France encore trois ans, de 1926 à 1929, dans le cadre d’une union nationale avec le maintien de Briand aux Affaires étrangères et lui aux Finances, pour appliquer la rigueur budgétaire et juguler la crise. L’une de ses grandes réalisations fut le franc Poincaré qui, le 25 juin 1928, remplaça le franc germinal.

Ce fut probablement ces trois dernières années (il a ensuite démissionné car sa santé était trop fragile) qui ont nourri la postérité de Raymond Poincaré, devenu l’un des modèles de vertu républicaine, par à la fois son patriotisme (pour l’indépendance de la France face à l’Allemagne), son orthodoxie budgétaire et son sérieux dans la gestion financière de l’État, dont se réclamèrent, par la suite, de nombreux successeurs, en particulier Antoine Pinay, Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre, et même le socialiste Pierre Bérégovoy.

Je termine par la conclusion de l’hommage rendu à Maurice Barrès qu’a prononcé Raymond Poincaré le 23 septembre 1928 à Sion-Vaudémont : « Connaissons nos limites, ne nous faisons pas l’illusion de les dépasser, mais, si petit que soit notre cadre, travaillons-y pour l’infini. Nous aussi, nous sommes des instants de l’éternité. Les instants passent ; l’éternité reste. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (18 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Raymond Poincaré.
L’affaire Dreyfus.
Ferdinand Foch.
Philippe Pétain.
Charles Maurras.
Édouard Herriot.
Georges Clemenceau.
André Tardieu.
Joseph Caillaux.
Aristide Briand.
Léon Blum.
Pierre Laval.
Colonel de La Rocque.
Pierre Mendès France.
Jean Zay.
John Maynard Keynes.
Léon Gambetta.
Benjamin Constant.
François Guizot.
Adolphe Thiers.
Napoléon III.
Victor Hugo.
Charles Péguy.
Jean Jaurès.
Paul Painlevé.
Mata Hari.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200820-raymond-poincare.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/raymond-poincare-un-modele-226539

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/08/18/38486132.html








 

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12 août 2020 3 12 /08 /août /2020 03:12

« Ma méthode reste la même : "apaiser, rassembler, réformer". Apaiser pour rassembler et rassembler pour réformer. Par rapport à beaucoup d’autres pays, nous avons eu trop souvent une approche conflictuelle, clivante et polémique des problèmes. Je suis convaincu qu’au fond d’eux-mêmes, les Français n’en veulent plus. » (Alain Juppé, 2015).


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L’ancien Premier Ministre Alain Juppé fête ses 75 ans le samedi 15 août 2020. Pour un ancien "jeune premier", la vieillesse est peut-être plus cruelle que pour les autres. Depuis un an, l’ancien maire de Bordeaux s’est replié au Conseil Constitutionnel, il a renoncé à faire de la politique active, et termine confortablement une prestigieuse carrière politique qui, néanmoins, se caractérise par un troublant manque : l’Élysée.

Je conseille de regarder la petite série documentaire intitulée "Si la France savait", qui évoque quelques Premiers Ministres de la Cinquième République. Elle passe actuellement sur LCP (la chaîne parlementaire) et est proposée par l’éditorialiste Patrice Duhamel. Elle consacre un épisode à Alain Juppé et son grand intérêt est qu’elle interviewe le responsable politique en question. Dans cet exercice d’introspection, Alain Juppé est très bon car il est sincère, même si, parfois, il montre des résurgences d’un grand orgueil (quel candidat à l’élection présidentielle ne serait-il pas orgueilleux ?).

Eh oui, au détour d’une explication, Alain Juppé a justifié son renoncement le 6 mars 2017 à remplacer François Fillon pour la candidature LR à l’élection présidentielle par un sursaut d’amour-propre : je ne suis pas un plan B, je ne suis pas un remplaçant ! Pourtant, un "vrai" politique, c’est celui qui profite de l’occasion, qui la suggère même, qui la crée. Nul doute que Jacques Chirac aurait foncé pour remplacer François Fillon et aurait eu moins de scrupules. Cela signifie une simple chose : malgré ses affirmations dans l’interview, Alain Juppé n’en avait pas si envie que cela, d’être Président de la République. Et puis, il faut être réaliste, il aurait été élu, il aurait fini son mandat à l’âge de 76 ans et demi, ce n’aurait peut-être pas été très raisonnable… (du reste, membre du Conseil Constitutionnel, il finira son mandat à… 82 ans !).

Peut-être est-ce le même orgueil que Pierre Mendès France ou Jacques Delors qui n’ont pas cherché à combattre sur le terrain présidentiel (l’un en 1969, l’autre en 1995), parce qu’ils étaient à peu près convaincus qu’ils ne pourraient pas appliquer exactement leur politique ? Cela reprend une vieille formule latine : aut Caesar aut nihil (je laisse la traduction aux distingués latinistes ; je trouve qu’une formule latine perd de sa puissance en étant traduite).

Alain Juppé fait partie du cercle restreint des grandes personnalités politiques de l’histoire française : ceux qui ont influencé le pays, son évolution, ou qui étaient en situation de pouvoir l’influencer mais qui n’ont pas pu.

Il avait toutes les caractéristiques : brillante intelligence (je le constate, mais je n’ai pas vocation à donner moi-même des brevets d’intelligence, qui serais-je pour cela ? il est reconnu ainsi), forte ambition (pour le pays, pour lui-même), connaissance excellente des rouages de l’État, expérience d’élu local et de ministre, dynamisme physique (c’est important pour faire campagne, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy l’ont confirmé ; a contrario, la campagne de Jean-Marie Le Pen en 2007 fut une de trop, il était épuisé ; même François Bayrou n’a pas tenu le rythme en mars 2007), un réseau non négligeable (ENA, Normale Sup., chef de parti, proximité avec un précédent leader, ici Jacques Chirac, etc.), capacité à animer une équipe, à conduire une campagne, à motiver l’adhésion autour d’un projet, etc.

Mais Alain Juppé a été tué politiquement par son arrogance originelle. Celle du "jeune premier", le principal collaborateur du patron (Jacques Chirac qui l’a présenté comme "le meilleur d’entre nous", ce qui, paradoxalement, ne l’a pas aidé car il a suscité de vives jalousies), qui savait mieux que les autres (et c’était peut-être un peu vrai), avec ce sommet lors des grandes grèves de novembre et décembre 1995 : "Je suis droit dans mes bottes !".

Cette réputation de "rectitude" qui en a fait un entêté sans écoute est pourtant fausse. Il voulait prouver son volontarisme en faisant un peu trop dans l’autoritarisme (un penchant dans lequel est aussi un peu tombé Emmanuel Macron) mais en fait, cet homme doute aussi, ressent des émotions, et même écoute ses interlocuteurs, ses fonctions de maire de Bordeaux l’ont amplement montré, du moins, par ses réélections successives. À lui tout seul, il représentait pendant longtemps la "classe dirigeante", le pendant "de droite" d’un Laurent Fabius, le technocrate "de gauche", en somme, la technostructure.

Avec cette expérience, Alain Juppé était bien conscient que l’écoute était essentielle : « Faire de la politique, c’est en permanence travailler pour et avec les autres. Comprendre leurs problèmes et leurs attentes, savoir les écouter et les aider, savoir aussi leur expliquer ce que l’on veut faire et les contraintes qui pèsent sur l’action, leur donner confiance, les entraîner dans un projet collectif dont ils comprennent la nécessité et dont ils espèrent recueillir les fruits, voilà le cœur du métier politique. » (2006).

Mais pour faire de la politique, il faut aussi du cuir : « Se faire interpeller plus ou moins amicalement, lorsqu’on a fait le choix de la vie publique, fait partie de la fonction. Si on ne le supporte pas, il vaut mieux renoncer à solliciter les suffrages de ses concitoyens. Il faut apprendre à endurer les reproches, même les plus injustes, il faut s’attendre à subir les critiques, même les plus blessantes, les insultes parfois. Il faut savoir réagir dignement, quand la main que vous tendez est refusée. On s’endurcit, on se blinde, on se cuirasse, sans jamais accepter totalement, d’ailleurs, cette façon brutale qu’ont certains d’exprimer leurs idées par l’invective. Et puis, il y a, de temps en temps, un inconnu qui vous dit au détour d’une rue "On est avec vous !", qui vous fait oublier tous les autres et dont l’interpellation vous fait chaud au cœur. » (2016). Quand Alain Juppé parlait de "réagir dignement", cela faisait évidemment penser à Nicolas Sarkozy au Salon de l’Agriculture…

Alain Juppé a eu son destin qui s’est souvent échappé, sauf une fois, en 1995. Il avait soutenu la candidature de Jacques Chirac par fidélité mais sans illusion, et lorsque ce dernier a été élu en 1995, la logique politique aurait voulu qu’il nommât Philippe Séguin, le concepteur de la "fracture sociale", à Matignon. Jacques Chirac n’imaginant pas de cohabiter avec un homme si peu contrôlable (il s’est dit la même chose en 2002 avec Nicolas Sarkozy), il préféra donc Alain Juppé. Or, c’est Alain Juppé qui a imaginé la dissolution de 1997 (ainsi que Dominique de Villepin). Une dissolution pour convenance personnelle absolument incompréhensible et injustifiable politiquement, si bien que la gauche est revenue bien plus rapidement que prévu (ce fut en quelque sorte Alain Juppé qui permit au PS, complètement démonétisé en mars 1993, de retrouver la voie du pouvoir seulement quatre années plus tard, ce qui prouve, avis aux partis en ruine, que tout est possible en politique, même des résurrections).

En 2002, il a pris les devants auprès de Jacques Chirac pour lui dire qu’il ne voulait pas être nommé Premier Ministre en raison de son "affaire" (des emplois fictifs de la ville de Paris), bien qu’il allât payer pour les autres. Cela ne l’a pas empêché de revenir au gouvernement, furtivement en mai 2007 dans un grand ministère d’État à l’Écologie (déjà !), puis à partir de 2010 à la Défense, puis, de nouveau, aux Affaires étrangères (il l’avait déjà été entre 1993 et 1995).

Les vrais "animaux politiques" (dont fait partie Alain Juppé) se prêtent guère aux sondages de popularité : ils savent qu’ils sont fluctuants et je conseillerais à Jean Castex de se méfier des 56% des bonnes opinions. Dans deux mois, les Français en auront peut-être assez d’avoir un Premier Ministre qui ne cesse de faire des déplacements tous les jours, sans voir quelques résultats probants (sur le front du chômage, par exemple). Une même personnalité peut avoir de "très bons sondages" un jour et de "très mauvais sondages" un autre jour. C’est juste une question de "tempo". Il y a des moments ou pas pour telle ou telle autre personnalité. François Bayrou et Ségolène Royal, leur moment, c’était en 2007, comme pour Nicolas Sarkozy.

Et un "bon sondage" ne signifie pas une élection triomphante, l’acte de vote n’a rien à voir avec la sympathie qu’on éprouve pour une personnalité. Ainsi, beaucoup de personnalités consensuelles ont une forte popularité (comme François Bayrou, etc.) mais au moment du vote, les urnes polarisent : en clair, ce sont les opposants politiques à la personnalité qui ont dit qu’ils l’appréciaient, mais ils ne vont pas pour autant voter pour elle.

Avec son affaire judiciaire, et même son exil (au début difficile) au Québec, Alain Juppé a renoncé à l’élection présidentielle de 2007, laissant le terrain libre à Nicolas Sarkozy. Alain Juppé a même failli y rester, au Canada, mais l’appel de Bordeaux et l’appel de Paris furent trop fort.

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Le moment Juppé était pour 2017. Enfin, disons qu’après l’échec de Nicolas Sarkozy en 2012, qu’après la lutte fratricide entre François Fillon et Jean-François Copé, il ne restait vraiment plus qu’Alain Juppé. Et Alain  Juppé y a cru parce que les sondages suivaient, le portaient. Une vague Juppé. Lui, qui fut si impopulaire à Matignon, qui fut si clivant, si cassant, si arrogant à Matignon (quand j’écris "qui fut", cela signifie : "qui fut considéré comme"), le voici l’homme consensuel, l’homme du rassemblement, l’homme de l’apaisement, l’homme de la réconciliation. Au point même qu’il ait subi des procès en islamophilie aussi stupides qu’insignifiants (sur les réseaux sociaux, on l’a appelé Ali Juppé).

Après avoir vu la droite hystérisée par Nicolas Sarkozy, son électorat voulait retrouver le "calme" et le chemin de la raison. Alain Juppé a alors sorti sa fameuse "identité heureuse" qui avait eu pour résultat de plus inquiéter que rassurer cet électorat de droite pourtant fatigué de Nicolas Sarkozy. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il n’a pas su faire passer le message (c’est ainsi qu’il l’explique aujourd’hui) : les gens ont cru qu’il disait qu’on était dans une identité heureuse, alors que lui voulait tendre vers une identité heureuse mais qu’on n’y était pas. Trop subtil ? Pourtant, c’est mieux de faire campagne sur de choses positives que sur des choses négatives (comme : "les immigrés, dehors !").

Avec les bons sondages d’intentions de vote pour la primaire LR, Alain Juppé y a cru et a pris une seconde jeunesse en automne 2016. Pourtant, je le répète, son thème de campagne, qui m’allait, était électoralement anxiogène. La remontée soudaine de François Fillon, qui proposait le meilleur projet, le plus construit, le plus réfléchi (il s’y préparait depuis février 2013), a fait perdre beaucoup d’électeurs d’Alain Juppé qui l’avaient choisi par défaut pour éviter Nicolas Sarkozy : une solution "alternative" était possible avec François Fillon. Alain Juppé ne l’a pas vu venir, ni de nombreux observateurs politiques.

Pourtant, ce phénomène a déjà eu lieu en 1995 ! C’est ce que j’appellerais le "syndrome de Balladur". Il s’agit d’un excès de confiance en ses chances pour vaincre. Il faut rappeler les sondages élogieux en janvier 1995, quand Édouard Balladur, Premier Ministre parmi les plus populaires (avec Michel Rocard et Lionel Jospin), a fait sa déclaration de candidature, son soutien Nicolas Sarkozy l’imaginait déjà gagner dès le premier tour ! (un exploit que même De Gaulle n’avait pas réussi faire).

Dans ce syndrome de Balladur, il y a deux éléments.

Le premier, le plus visible, est que le plus populaire n’est pas forcément celui qui va être élu. Deux raisons : parmi ceux qui le trouvent sympathique, des opposants qui ne voteront pas pour lui de toute façon (voir plus haut) ; c’est qu’en étant le favori, il est la cible de tous les autres candidats. C’est le principe d’une campagne électorale : elle a sa raison d’être, c’est le moment où les consciences électorales se polarisent et se cristallisent, et l’histoire a montré que jamais un candidat donné gagnant par avance, avant la campagne, ne gagnait sans avoir fait une excellente campagne.

Le second élément, c’est que le troisième candidat, c’est-à-dire, celui dont on ne parle pas (puisqu’on ne parle jamais que des duels), qui est donc peu médiatisé, peut avancer sans être attaqué et peut séduire par le contenu de son projet, si bien qu’il peut arriver à la fin …premier ! C’était la surprise de 1995 : non seulement Édouard Balladur a perdu sa qualification, mais c’était Lionel Jospin qui est arrivé en tête du premier tour (alors que les médias ne parlaient que de la rivalité Chirac/Balladur). Pour la primaire LR, ce fut un peu la même chose : François Fillon, considéré comme quantité négligeable par les médias, a bondi à la première place au premier tour de la primaire.

L’échec d’Alain Juppé au second tour de la primaire LR de novembre 2016 était regrettable pour deux raisons : d’une part, mais on ne peut le dire qu’a posteriori, François Fillon s’est montré être un très mauvais candidat, à cause de son affaire et de la gestion de celle-ci ; d’autre part, la France avait besoin d’un candidat consensuel comme Alain Juppé. Il avait derrière lui la plupart des responsables centristes, dont François Bayrou.

La désignation de François Fillon n’était pas un problème pour la plupart des centristes. François Fillon n’avait pas une volonté d’autoritarisme et écoutait particulièrement bien les parlementaires de sa majorité (un Président qui écoute sa majorité, c’est devenu très rare depuis une vingtaine d’années !).

Le surgissement du candidat Emmanuel Macron a changé la donne : en effet, si Emmanuel Macron a déclaré sa candidature avant l’échec d’Alain Juppé à la primaire LR et surtout, avant la renonciation de candidature de François Hollande (un fait sans précédent sous la Cinquième République), il était considéré comme ultraminoritaire, une candidature de témoignage avant peut-être, plus sérieusement, l’élection de 2022. Or, les circonstances ont fait qu’Emmanuel Macron devenait un double candidat de plan B : pour les centristes orphelins d’Alain Juppé (Emmanuel Macron a basé toute sa campagne sur la bienveillance), mais aussi pour les socialistes qui ne se sentaient pas du tout représentés par …Benoît Hamon (ce dernier a même quitté le PS après l’élection présidentielle).

Alain Juppé aurait-il fait de l’Emmanuel Macron s’il avait été élu Président de la République ? Évidemment non, car on sait par expérience que la personnalité du Président de la République joue beaucoup dans la conduite des affaires de l’État. On vote pour un homme (ou une femme) plus que pour un programme.

Par son expérience, Alain Juppé n’aurait pas réinventé l’eau tiède, notamment tous ces discours quasi-naïfs qui fleuraient bon l’hypocrisie des années 1970. Il aurait aussi pris en compte les demandes des élus locaux, il aurait laissé plus de place aux corps intermédiaires. Son expérience de 1995 lui permettait paradoxalement d’être un meilleur acteur du dialogue social (on ne recommence jamais ses erreurs, surtout quand elles coûtent une vingtaine d’années de vie).

En revanche, je doute qu’il aurait rétabli la situation après la crise des gilets jaunes ; avec le grand débat, Emmanuel Macron a réussi à répondre à certaines préoccupations des manifestants. Et surtout, je doute qu’il aurait eu l’énergie de gérer la crise du covid-19 qui nécessitait une attention 24 heures sur 24 et la capacité à absorber un flot incommensurable de bêtises sur les réseaux sociaux.

C’est ainsi, il y aura toujours un petit arrière-goût d’inachevé dans la trajectoire politique d’Alain Juppé. Il en a fait son deuil mais il y a encore cet arrière-goût qui reste collé comme le sparadrap du capitaine Haddock. Il n’était pas si loin de l’Élysée. Il n’est pas le seul à l’avoir, ce petit et amer arrière-goût, Jacques Chaban-Delams, Laurent Fabius, Michel Rocard, Édouard Balladur, Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn, entre autres, l’ont eu aussi. Et seule la philosophie peut leur permettre de vivre cela, la philosophe de nos amis russes, bien sûr : "c’est la vie !"…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Alain Juppé aurait-il été Emmanuel Macron en plus âgé ?
Le syndrome de Balladur.
Montesquieu, Alain Juppé et l’esprit des institutions.
Les réponses d’Alain Juppé aux questions des députés (à télécharger).
Vidéo de l’audition d’Alain Juppé par la commission des lois de l’Assemblée Nationale le 21 février 2019 (à télécharger).
Alain Juppé et la fragilité des dépassés.
Discours d’Alain Juppé le 14 février 2019 à Bordeaux (texte intégral).
Alain Juppé, le meilleur-d’entre-nous chez les Sages.
Alain Juppé l’utralucide.
Déclaration d’Alain Juppé le 6 mars 2017 à Bordeaux (texte intégral).
François Fillon l’obstiné.
Le grand remplacement.
Liste des parrainages des candidats à l’élection présidentielle au 3 mars 2017.
Le programme d’Alain Juppé.
Alain Juppé peut-il encore gagner ?
Alain Juppé et le terrorisme.
L’envie d’Alain Juppé.
Alain Juppé, la solution pour 2017 ?
En débat avec François Hollande.
Au Sénat ?
Virginie Calmels.
Second tour de la primaire LR du 27 novembre 2016.
Quatrième débat de la primaire LR 2016 (24 novembre 2016).
Premier tour de la primaire LR du 20 novembre 2016.
Troisième débat de la primaire LR 2016 (17 novembre 2016).
Deuxième débat de la primaire LR 2016 (3 novembre 2016).
Premier débat de la primaire LR 2016 (13 octobre 2016).
L’élection présidentielle 2017.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200815-juppe.html

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8 août 2020 6 08 /08 /août /2020 03:20

« Chacun de nous, à vingt ans, et parfois plus tard, a rêvé d’être roi. De détenir le pouvoir suprême, et de se sentir nécessaire totalement et surtout, naturellement. Ce moment où un être humain croit s’identifier à la volonté d’un peuple et à la permanence d’une nation, est-il de soleil plus haut et plus chaud ? » (Paris, 10 décembre 1992). Sur Jean-François Deniau, deuxième partie.



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Dans le précédent article, j’ai évoqué la figure du diplomate déjà baroudeur et du ministre à tout faire. Il fallait à Jean-François Deniau un fief électoral ; ce fut Bourges.


3. L’élu de la République

La défaite de la droite aux élections municipales à Bourges en mars 1977 a favorisé le "parachutage" électoral de Jean-François Deniau dans le Cher, alors peu connu localement, souvent confondu avec son frère Xavier Deniau mais imposant par sa grande stature : « Je ne suis pas originaire du Cher, mais du département voisin. Pour ces élections législatives de 1978, tout le monde donne les élections perdues pour la droite. D’autant que dans la circonscription de Bourges, où le candidat communiste paraissait imbattable, personne ne voulait y aller. J’avais été plusieurs fois ministre sans être élu… On m’a sollicité. J’ai refusé. C’est alors que j’ai été convié à déjeuner à l’Élysée. Le Président Giscard d’Estaing m’a accueilli avec cette phrase : "Alors Jean-François, on se dégonfle pour la première fois de sa vie ?". Je me suis présenté sous l’étiquette UDF. Mon suppléant était RPR. ».

Parce qu’il était donc devenu membre du gouvernement, il était normal de se baigner dans la mer électorale. Jean-François Deniau fut élu de justesse au second tour en mars 1978 face au nouveau maire communiste de Bourges, Jacques Rimbault, dans une circonscription difficile (il n’a pas siégé en 1978 car il était resté au gouvernement). Il avait été aidé par Simone Veil, ministre très populaire, par sa présence lors d’un meeting le 6 mars 1978 réunissant mille personnes dans la salle des fêtes de la chancellerie, à Bourges. Simone Veil et Jean-François Deniau étaient de bons amis depuis qu’ils étaient étudiants.

Le 3 mars 1981, Jean-François Deniau se retrouva dans le staff de la campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing chargé des études et des argumentaires. Michèle Cotta raconta le meeting du Président sortant reçu par Roger Galley à Troyes le 9 avril 1981 : « Pendant qu’il parle, en face de moi, Jean-François Deniau, qui a accompagné le Président aujourd’hui, fait semblant de prononcer lui-même, et en même temps, le discours que Giscard tient à la tribune. Je ne comprends pas : il mime les phrases avec une sorte de souffrance interne dont l’intensité me sidère. Est-ce pour montrer qu’il les a écrites de sa main ? Ou bien regrette-t-il, en cet instant, de ne pas être à la place de Giscard ? En fait, il nous avait dit (…), un soir de mauvaise humeur, que le sort aurait pu le choisir, lui, au lieu de Giscard : même formation, davantage de culture, autant d’éloquence, plus d’humour. Est-ce à cela qu’il pense aujourd’hui ? (…) J’ai l’impression de lui avoir dérobé un secret qu’il devrait taire. ».

Dans une conversation que Michèle Cotta a eu avec Michel Poniatowski juste après l’échec de son mentor, le 19 mai 1981, ce dernier lui a dit qu’il avait conseillé à Valéry Giscard d’Estaing de changer de Premier Ministre dès juin 1980 : « Pourquoi cette réticence à changer de Premier Ministre avant le début de la campagne ? [Poniatowski] me dit : "Qui prendre ? Jean-François Deniau ? Trop diaphane, quoique très proche de Valéry !". Il en veut manifestement à Deniau à qui Giscard avait délégué l’organisation de sa campagne : "Confier à Deniau, qui n’avait jamais commandé à personne, l’organisation d’une affaire mettant en cause 200 personnes au QG de la rue de Marignan, et 800 autres sur le terrain dans toute la France !" » (Michèle Cotta).

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Jean-François Deniau a été battu par Jacques Rimbault en juin 1981 dans la lancée de la victoire de François Mitterrand (que Jean-François Deniau appelait "Fantomas" !). Le 24 juin 1981, il était en fureur contre l’entrée des ministres communistes au gouvernement de Pierre Mauroy : « Je suis entré en résistance, et croyez-moi, je ne suis pas tout seul ! » a-t-il maugréé à Michèle Cotta : « Sa vigueur me surprend : je le croyais le plus "à gauche" des giscardiens… Cela ne suffit manifestement pas à lui faire accepter des communistes au gouvernement. ».

Il retrouva ensuite son siège de député de mars 1986 à juin 1997. En mars 1986, la carrière politique de Jean-François Deniau avait encore gardé un grand potentiel, à tel point qu’on parlait même de lui pour Matignon. Le 9 octobre 1986, Jean-François Deniau a bataillé contre Bernard Stasi pour l’élection du président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée Nationale. Bernard Stasi a dépassé Jean-François Deniau au premier tour, mais n’a pas pu obtenir la majorité absolue au deuxième tour, et finalement, malgré une majorité UDF-RPR, c’est le socialiste Roland Dumas qui a été élu au troisième tour avec 5 voix non socialistes probablement provenant de députés FN (36 députés FN avaient été élus grâce au scrutin proportionnel).

Sa large réélection en mars 1993 laissait entendre qu’il serait nommé ministre au sein du gouvernement d’Édouard Balladur, ce qui ne fut pas le cas. Il ne se représenta pas en juin 1997, envisageant son élection au Sénat, mais n’a pas pu imposer son candidat, le radical Yves Galland, ancien ministre, dont la suppléante était Frédérique Deniau , son épouse, devenue première adjointe au maire de Bourges après la reconquête de la ville en juin 1995 par Serge Lepeltier, futur ministre, député élu en mars 1993 et battu en juin 1997 par Yann Galut.

En mars 1979, Jean-François Deniau démarra aussi une carrière de conseiller général dans un canton difficile qu’il gagna de manière assez confortable. Il est devenu alors vice-président, puis président du conseil général du Cher de janvier 1981 à mars 1998. Il fut battu aux élections cantonales de mars 1998 à cause de la présence d’un candidat DL (Démocratie libérale) Franck Thomas-Richard, adjoint au maire de Bourges et ancien député, qui l’a empêché d’atteindre le second tour finalement gagné par une candidate socialiste Irène Félix.

Parachuté à Bourges initialement pour "reprendre" la ville aux communistes en mars 1983, il ne fut finalement pas candidat en raison de sa fonction de président de conseil général qu’il jugeait incompatible avec celle de maire d’une grande ville (le cumul n’était cependant pas encore interdit par la loi). Aux élections municipales de mars 1989, après deux mandats du maire communiste Jacques Rimbault, son opposition municipale considérait que seul Jean-François Deniau pouvait reconquérir la mairie. Mais ce dernier refusa (toujours à cause de sa fonction de président du conseil général), si bien que certaines rumeurs laissaient entendre qu’il y avait un accord tacite entre Jacques Rimbault et lui pour se partager le pouvoir, la mairie à la gauche et le département à la droite. D’autres élus locaux ont été moins partageurs : entre mars 1985 et juin 1995, Alain Carignon, par exemple, avait cumulé les fonctions de maire de Grenoble et de président du conseil général de l’Isère.

Après son échec cinglant aux cantonales de mars 1998, Jean-François Deniau quitta le Cher et renonça à toute ambition électorale, et Frédérique Deniau quitta aussi le conseil municipal de Bourges. Ses électeurs avaient de l’admiration voire de la fascination pour l’homme, son charisme, ses engagements internationaux, ses livres et aussi son courage face à la maladie, mais trouvaient qu’il négligeait un peu trop les affaires locales du Cher. Le couple regagna Paris après vingt ans d’aventure berrichonne.

Il faut dire aussi que tout ce que Jean-François Deniau a vécu a beaucoup relativisé les petites joutes de la politique locale : « Vous avez découvert mieux que l’espoir : l’espérance. Elle oblige à faire un tri, à reclasser toutes les hiérarchies. Moins vous êtes sûr de votre existence, plus vous avez envie de vous consacrer aux êtres et aux choses qui en valent la peine. Vous n’arrivez plus à prendre au sérieux un certain jeu politique. (…) Les préoccupations de carrière vous paraissent tellement dérisoires, auprès des riches heures passées avec ces quatre enfants. » (Alain Peyrefitte, le 10 décembre 1992).

Il fut également élu député européen en juin 1979 mais démissionna immédiatement, puis fut réélu député européen de juin 1984 à avril 1986 sur la liste UDF-RPR menée par Simone Veil. Pour les élections européennes de juin 1994, il avait proposé d’être la tête de la liste unique UDF-RPR, mais il ne fut pas choisi et la liste a finalement été menée par Dominique Baudis.

La vie politique de Jean-François Deniau fut un peu chaotique, surtout parce que ce n’était pas son unique but dans la vie. Pour un dilettante, il était pourtant arrivé à un niveau très important de carrière politique (parlementaire, ministre, chef d’un grand exécutif local, etc.). Lors d’une émission littéraire à la télévision, il avait été invité comme faire-valoir d’un académicien (à l’époque où il ne l’était pas encore) et l’animateur, à peine poli, s’est tourné vers lui en lui demandant : « Et vous, Monsieur Deniau, pourquoi êtes-vous un raté ? ».

Ce fut Jean-François Deniau qui raconta cette anecdote à ses amis académiciens le 7 décembre 1992 : « Comment voulez-vous répondre en direct à des questions pareilles ? Je lui dis : "Euh… Quoi, vraiment ?". Et il me dit : "Écoutez, je vous le prouve. Vous avez fait de la politique, vous avez été plusieurs fois ministre, vous n’êtes pas Premier Ministre ni Président de la République, vous êtes un raté." ».

Le présentateur a ensuite constaté que Jean-François Deniau n’était pas non plus un champion de voile comme Éric Tabarly (qui était un ami et il lui a quand même succédé en 1999 à l’Académie de Marine), et qu’il n’avait rien écrit de connu. Alors, l’académicien qui l’avait fait venir comme faire-valoir, s’est senti obligé de prendre sa défense : « Là, l’ami se dit qu’il m’a entraîné quand même dans une sacrée galère, qu’il faut qu’il fasse quelque chose et intervient : "Mais comment pouvez-vous dire cela ? Jean-François a écrit un livre merveilleux, délicieux, charmant, épatant qui s’appelle…" et là, le trou de mémoire ! En direct ! L’horreur absolue ! Il essaie de se rattraper, il dit : "La terre est carrée, non, l’univers…". La catastrophe ! » [Il s’agissait de : "La mer est ronde", publié en 1975 (Le Seuil)].


N’évoquer que les fonctions politiques pour décrire la vie de Jean-François Deniau laisserait ignorés des pans entiers de son existence. Dans le prochain article, j’évoquerai le passionné de mer, de désert, de montagne, d’engagement personnel.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (24 janvier 2017)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jean-François Deniau.
Jean d’Ormesson.
Alain Peyrefitte.
Pierre-Jean Rémy.
Jean François-Poncet.
Claude Cheysson.
Valéry Giscard d’Estaing.
Pierre Messmer.
Jacques Chirac.
Raymond Barre.
Maurice Faure.
L’URSS.
L’Afghanistan.
Andrei Sakharov.
Xavier Deniau.
Edgar Faure.
Jean Lecanuet.
Michèle Cotta.
Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Françoise Giroud.
Simone Veil.
Monique Pelletier.
Quai d’Orsay.

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https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-francois-deniau-l-engage-188952

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/08/08/34848440.html



 

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6 août 2020 4 06 /08 /août /2020 03:18

« À la réalité "homme", si complexe et si énigmatique, cette science ["les sciences humaines"] s’attaque pour ainsi dire par tous les moyens : elle interroge le présent et le passé, scrute les labyrinthes de la croyance et du mythe, observe les rites qui les manifestent, dissèque les structures des sociétés, fouille aussi bien les tombeaux qu’elle analyse les langages. En somme, tout lui est bon qui permet de serrer au plus près cet étranger qui est aussi notre semblable. » (Jacques Soustelle, le 24 mai 1984).



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L’ancien ministre Jacques Soustelle est mort il y a trente ans, le 6 août 1990, à l’âge de 78 ans, d’un cancer. Il était un exemple de vrai "insoumis", le 22 juin 1940 mais aussi le 5 février 1960. Homme "de gauche", il s’est retrouvé rapproché de l’extrême droite. Observateur de civilisations anciennes, intellectuel précoce, il a eu une vie politique très active, fougueuse, mais aussi très chaotique.

Opposé à l’indépendance de l’Algérie comme un autre illustre résistant, Georges Bidault, successeur de Jean Moulin à la présidence du CNR, l’ethnologue Jacques Soustelle voulait l’intégration des Algériens à la citoyenneté française et la démocratie : « Je répète (…) que je reste républicain et démocrate ; que je condamne tout régime d’arbitraire et estime indispensable à la liberté des citoyens l’équilibre des pouvoirs et le pluralisme des opinions débattues et exprimées sans contrainte ; qu’à mes yeux, l’État ne trouve sa justification que dans les progrès qu’il rend possibles, la paix qu’il assure, la culture qu’il aide à se répandre, l’égalité des chances qu’il garantit impartialement à tous. » (1963). En outre, Jacques Soustelle fut favorable à la création de l’État d’Israël, favorable à la loi Veil sur l’avortement, a soutenu Jean Lecanuet en 1965, Alain Poher en 1969 et Valéry Giscard d’Estaing en 1974.

L’expression "ancien ministre" ne signifie vraiment rien pour une personnalité très riche et si contrastée, plusieurs vies en une seule : l’ethnologue reconnu, qui fut normalien (major à l’entrée), agrégé de philosophie à l’âge de 22 ans (major), docteur en lettres, professeur au Collège de France ; le résistant et gaulliste, qui fut chargé par De Gaulle, dès 1941, de missions diplomatiques au Mexique, pays qu’il connaissait bien pour y avoir étudié des civilisations anciennes ; le ministre de l’information, que ce fût dans le gouvernement provisoire ou un peu plus tard, toujours nommé par De Gaulle ; l’homme politique de la Quatrième République, parlementaire gaulliste ; gouverneur général de l’Algérie, puis l’insoumis, refusant l’indépendance de l’Algérie, l’exilé ; puis de nouveau le député et même le chargé de mission du Président de la République.

De Gaulle aimait s’entourait d’éminents intellectuels, en particulier de normaliens (Georges Pompidou, Alain Peyrefitte, Jacques Soustelle, Georges Gorse, Robert Poujade, Jean Charbonnel, etc.). Mais en 1958, le Général ne se sentait pas à l’aise avec ses compagnons du RPF en qui il avait une grande dette, celle de la fidélité. Jacques Soustelle, secrétaire général du RPF de 1947 au 1951, avait imaginé devenir le président du nouveau parti gaulliste, l’UNR, en 1959, mais finalement, il n’y a pas eu de président, seulement un secrétaire général (le premier fut Albin Chalandon, puis Roger Frey).

En mars 1978, Jacques Soustelle, qui avait vaillamment regagné une circonscription législative à Lyon en 1973, s’est fait battre par un jeune espoir du parti gaulliste (qui se révéla finalement assez décevant), Michel Noir, futur maire de Lyon (Jacques Soustelle s’est aussi présenté sans succès aux élections municipales de mars 1977 contre le maire sortant).

L’une des fonctions majeures que Jacques Soustelle a occupées durant sa très riche vie, ce fut celle de gouverneur général de l’Algérie du 26 janvier 1955 au 30 janvier 1956 : il fut nommé au début de la guerre d’Algérie par Pierre Mendès France, alors Président du Conseil, parce qu’il était un homme "de gauche" et qu’il était progressiste, prêt à réaliser l’intégration des Algériens musulmans dans la République française (autrement dit, leur donner la citoyenneté française). Guy Mollet l’a remplacé par le général Georges Catroux puis Robert Lacoste.

Jean Guitton rappela le 10 octobre 1990 l’état d’esprit de Jacques Soustelle lors de son époque algérienne : « Gouverneur de l’Algérie, Jacques Soustelle tenta d’unir la foi républicaine, la foi laïque des défenseurs des droits de l’homme… à la foi musulmane, l’esprit de 1789 et l’esprit du Coran, afin de préparer une synthèse future, une spiritualité proprement algérienne. (…) Ainsi Soustelle quitta De Gaulle, parce qu’il se voulait plus gaullien que De Gaulle lui-même. (…) Puis-je révéler enfin que chacun de leur côté, sentant s’approcher la mort inéluctable qui efface et sublime, Charles De Gaulle et Jacques Soustelle avaient souhaité tomber dans les bras l’un de l’autre, pour se réconcilier. ».

Dans son livre "C’était De Gaulle", Alain Peyrefitte a fait part d’une conversation avec De Gaulle le 5 mars 1959 : « Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. ». Et Alain Peyrefitte de rajouter une parenthèse : « (il doit penser à Soustelle) ». C’est dans cette tirade que je ne poursuis pas où De Gaulle a parlé de "Colombey-les-Deux-Mosquées" et de quelques autres expressions (huile et vinaigre, etc.) qu’il ne s’agit pas ici de commenter.

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Jacques Soustelle a gagné l’immortalité (intellectuelle) en devenant académicien, probablement par une insolente liberté de l’Académie française qui l’a élu le 2 juin 1983 et qui l’a reçu le 24 mai 1984 (par Jean Dutourd), au fauteuil de La Bruyère, Louis Duchesne et Pierre Gaxotte. À sa mort, lui succéda Jean-François Deniau.

Lors de sa réception, il déclara : « Je n’ignore pas que j’ai été précédé ici par d’insignes représentants des sciences dites humaines. Si l’ethnologie et l’histoire des religions ont droit de cité dans cette Académie, si les mythologies amérindiennes et les systèmes de pensée des Indo-européens y rencontrent des thèmes plus traditionnels, c’est à travers moi l’Amérique autochtone, celle du Mexique passé et présent, que vous accueillez aujourd’hui. Je pense en cet instant à ces Indiens taciturnes aux yeux d’obsidienne qui font encore résonner de nos jours les langages de l’Antiquité sur les plateaux de l’Anahuac et dans la brousse du Yucatan ; je pense aussi aux œuvres incomparables que leurs ancêtres ont laissées comme traces de leur passage sur la terre, à la grandeur et à la grâce des monuments maya, à la subtilité des hiéroglyphes, à l’austère beauté de Teotihuacan, au symbolisme bouleversant de la sculpture aztèque. "Tant que le monde durera, a écrit l’historien indien Chimalpahin Quauhtlehuanitzin, jamais la gloire et l’honneur de Mexico-Tenochtitlan ne devront être oubliés". Cette gloire, cet honneur, je me suis efforcé d’en montrer comme le reflet ; il me plaît de me considérer comme l’humble interprète non d’une civilisation, mais d’un essaim de civilisations toutes apparentées et néanmoins diverses, nées il y a  plus de trois mille ans sur ce vaste morceau du continent américain, longtemps méconnues, et qu’il est juste de placer au premier rang parmi ces constructions éphémères et admirables que les hommes, s’arrachant de temps à autre à la médiocrité, réussissent à édifier au milieu de l’indifférence du monde. ».

Ses connaissances des civilisations mexicaines lui ont permis de continuer à communiquer avec son épouse malgré son exil hors de France, entre 1961 t968, car leur correspondance était écrite en nahuati, langue de la famille uto-aztèque.

Jean Dutourd répondit à Jacques Soustelle le même jour (24 mai 1984) : « Vous avez marché depuis votre jeunesse au milieu des drames, parce que dans chaque circonstance où le destin vous a placé, vous avez préféré faire ce qui répondait aux élans de votre cœur ou aux raisonnements de votre tête, plutôt que ce que la société attendait de vous. Il est très difficile d’être fidèle à soi-même, tant dans la littérature que dans l’action. Si difficile, ma foi, que la plupart des gens se trahissent eux-mêmes sans le savoir. Il me semble que vous ne vous êtes jamais trahi, que vous avez été constamment inflexible, que vous avez toujours préféré votre vérité à celle des autres, y compris du plus grand de tous les autres. » [à savoir De Gaulle].

Le même Dutourd, lui-même gaulliste, évoqua les relations de Soustelle avec De Gaulle : « Il n’y a rien que d’honorable dans ce qui vous a séparé de De Gaulle. C’était une différence de nature. Il était homme d’État et pragmatique ; vous étiez philosophe. Pendant près d’un quart de siècle, ces deux caractères se sont accommodés, et quelquefois complétés. Une tragédie nationale les avait réunis ; une autre tragédie nationale les divisa. ».

Dans un autre hommage, le 27 septembre 1990, Jean Dutourd remarqua : « Jacques Soustelle était heureux d’appartenir à l’Académie française. C’était plus pour lui que la consécration de ses travaux. Que nous l’eussions élu effaçait en quelque sorte ses années d’épreuves. ». Et il termina sur ces mots : « Ne pensons pas qu’il est mort. Disons-nous qu’il est au Mexique, qu’il s’y plaît, et qu’il cause avec le dieu Quetzalcoatl dont il connaît tous les secrets. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Albin Chalandon.
Jacques Soustelle.
Valéry Giscard d’Estaing.
Raymond Barre.
Simone Veil.
La Cinquième République.
Olivier Guichard.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Philippe Séguin.
Michel Droit.
René Capitant.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200806-soustelle.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jacques-soustelle-l-insoumis-226201

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/07/28/38453051.html




 

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30 juillet 2020 4 30 /07 /juillet /2020 01:10

« Je comprendrai plus tard qu’en politique, lorsqu’on envoie des bouquets, ce sont toujours des chrysanthèmes. » (Catherine Nay, 7 novembre 2019).



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Mourir centenaire. L’ancien ministre Albin Chalandon a fêté son 100e anniversaire le jeudi 11 juin 2020. 100 ans, c’est-à-dire 20 ans en 1940, au moment de l’une des pires situations françaises. Albin Chalandon fait partie de ces jeunes courageux qui se sont engagés dans la Résistance, il a même dirigé en 1944 un réseau de maquisards dans la forêt d’Orléans et a combattu un régiment SS basé à Chilleurs-aux-Bois (entre Pithiviers et Orléans). L’armée du général Leclerc est venu à son secours (car il avait été blessé) et Albin Chalandon a ainsi participé à la Libération de Paris (il a durement combattu pour libérer le Palais-Bourbon et le Quai d’Orsay).

Albin Chalandon fait partie aussi d’un autre cercle très restreint, celui des survivants des gouvernements des deux premiers Présidents de la République. Après la mort de Jacques Chirac (26 septembre 2019), de Christian Bonnet (7 avril 2020) et de Robert Poujade (8 avril 2020), ils ne sont plus que douze dans ce cas, et Albin Chalandon est leur doyen. Les autres sont Valéry Giscard d’Estaing (De Gaulle et Pompidou), Jacques Trorial (DG), André Fanton (P), Jacques Limouzy (P), Bernard Pons (P), Hubert Germain (P), Christian Poncelet (P), Paul Dijoud (P), Henri Torre (P), Pierre Mazeaud (P) et Olivier Stirn (P).

Il serait inexact, ou plutôt incomplet, de dire qu’Albin Chalandon est un homme politique : en fait, haut fonctionnaire, il a navigué souvent entre le politique et l’économique, industriel et même banquier. Son père Pierre Chalandon (1879-1964) était un industriel qui fut également élu maire de sa ville natale Reyrieux, près de Villefranche-sur-Saône.

Son grand-père,Victor Cambon (1852-1927) fut un ingénieur qui a publié beaucoup d’articles scientifiques ainsi qu’une vingtaine d’ouvrages grand public dont "L’Allemagne au travail" (éd. Pierre Roger & Cie), sorti en 1909, où l’auteur décrit les industries allemandes : « Le jeune homme, ingénieur, chimiste ou technicien, qui, de l’école professionnelle, passe dans l’industrie, ne pénètre point dans un milieu à lui inconnu. Non seulement, étant élève, on lui a fait visiter beaucoup d’usines, mais, le plus souvent, avant le technicum, il a accompli un stage d’ouvrier dans quelque atelier ; bonne habitude pratiquée même par des jeunes gens de famille aisées. L’usine qui le reçoit est généralement une très grande usine ; l’industrie allemande contemporaine procède par grosses unités. (…) Il va de soi que l’emplacement est soigneusement étudié, desservi par une voie ferrée ou un cours d’eau navigable, souvent par les deux à la fois. La conséquence qui frappe l’observateur attentif est l’absence presque complète de gros camionnage dans les centres les plus actifs : à Berlin, à Cologne, à Magdebourg, à Hambourg même, rien ne rappelle, à ce point de vue, Marseille ou les faubourgs de Paris. Une autre préoccupation est de prévoir les agrandissements ultérieurs. Si large que soit l’installation, on la rêve encore agrandie, et le plan est établi dans cette perspective. » etc. Albin Chalandon n’a pas eu le temps de connaître son grand-père (mort quand il avait 6 ans), mais il était dans un environnement qui savait ce qu’était l’industrie.

Intégré en avril 1945 dans le corps de l’inspection générale des finances, Albin Chalandon a travaillé quelques semaines dans le cabinet de Léon Blum alors Président du Gouvernement provisoire en décembre 1946. Malgré cette expérience, il a adhéré au RPF et est resté gaulliste toute sa vie. Albin Chalandon fut banquier (il a créé avec Marcel Dassault la Banque commerciale de Paris en 1952, revendue en 1968). C’était peut-être à cause de ce métier de banquier qu’il fut le trésorier puis le secrétaire général, en 1959, de l’UNR, le nouveau parti gaulliste lors du retour au pouvoir de De Gaulle. Il a quitté cette responsabilité après quelques mois car il s’est aperçu qu’il ne dirigeait rien, que ce mouvement ne pouvait avoir d’autre chef que De Gaulle lui-même.

Nommé au Conseil Économique et Social de 1964 à 1967, il fut élu député le 12 mars 1967, réélu le 30 juin 1968, le 11 mars 1973 et il démissionna de son mandat l 11 août 1976. Cette petite dizaine d’années consacrées à la politique nationale fut aussi celle de sa carrière ministérielle, comme je l’ai indiqué au début. Albin Chalandon fut d’abord nommé dans le dernier remaniement du quatrième gouvernement de Georges Pompidou, à l’issue de la crise de mai 68, comme Ministre de l’Industrie du 31 mai 1968 au 10 juillet 1968, puis Ministre de l’Équipement et du Logement du 12 Juillet 1968 au 6 juillet 1972, dans les gouvernements de Maurice Couve de Murville et de Jacques Chaban-Delmas.

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Dans ce dernier ministère, où il a eu pour dircab Georges Pébereau (1931-2012), frère de Michel Péberau, Albin Chalandon a tenté de répondre à la forte demande en logements individuels en encourageant les investisseurs privés et en faisant construire 70 000 pavillons individuels qu’on a appelés les "chalandonnettes" (à ne pas confondre avec les "balladurettes" et les "juppettes" qui étaient des voitures subventionnées). Il a également marqué le mandat présidentiel de Georges Pompidou sur le tout-voiture des années 1970, en augmentant massivement les infrastructures autoroutières (notamment l’autoroute A4 Paris-Strasbourg qui ne passe pas par Nancy mais plus au nord par Reims et Metz car les maires respectifs, Jean Falala et Raymond Mondon, étaient eux aussi membres du gouvernement).

Après son départ du ministère, en septembre 1972, une obscure affaire politico-financière a fait les unes pendant quelques semaines (au point d’occuper une partie de la conférence de presse de Georges Pompidou du 18 septembre 1972), à cause d’un de ses anciens collaborateurs qui a menacé de divulguer des secrets et l’existence de pots-de-vin dans des contrats d’urbanisme. Défendu par Roland Dumas, le collaborateur en question fut finalement acquitté en juillet 1974 et ce pseudo-scandale n’a finalement rien révélé du tout.

Petit retour à la période gaullienne. Lors de la discussion sur l’éventualité d’une dévaluation du franc au conseil des ministres du samedi 23 novembre 1968 (finalement, De Gaulle y a renoncé le lendemain), Albin Chalandon et Jacques Chirac, se faisant les porte-parole de Georges Pompidou écarté du pouvoir, ont soutenu l’hypothèse d’une dévaluation (Pierre Messmer aussi) contre l’avis notamment de Jean-Marcel Jeanneney, Michel Debré et Maurice Couve de Murville. Sentant que De Gaulle était contre la dévaluation, beaucoup de ministres favorables se sont dégonflé, notamment François-Xavier Ortoli (Ministre des Finances) et Edgar Faure.

Dans la politique politicienne, Albin Chalandon est resté fidèle à Georges Pompidou. Voici une petite anecdote racontée par Michèle Cotta dans ses "Cahiers secrets" : en janvier 1971, dans des rumeurs de remaniement, Jacques Chaban-Delmas (le Premier Ministre) aurait demandé à Albin Chalandon de s’allier à lui et aux barons gaullistes pour stopper l’ascension de Jacques Chirac. Albin Chalandon lui aurait répondu : « Vous avez fait tous vos coups sans moi, eh bien, continuez ! ».

Michèle Cotta a raconté aussi que le 16 avril 1971, Albin Chalandon était allé faire une visite surprise aux dockers du Havre : « Visite qui lui a appris que ses services lui présentaient un dossier truqué et que les patrons étaient plus responsables qu’on ne voulait bien le lui dire. Il a eu à la fois le culot de débarquer sur le dos des dockers en colère, sans les prévenir, et l’habileté de ne pas vouloir parler aux dockers avant d’avoir reçu leurs représentants syndicaux. ». Une manière de comprendre qu’aller sur le terrain peut permettre de s’affranchir des éléments de langage de la technostructure, et surtout de comprendre la réalité sociale.

Après sa réélection comme député en mars 1973, Albin Chalandon est devenu un baron du gaullisme comme un autre, et lors de la constitution du premier gouvernement de Jacques Chirac, à la suite de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, en mai 1974, Albin Chalandon arborait son légitimisme. Michèle Cotta a écrit le 30 mai 1974 : « Albin Chalandon, l’élégance faite homme, costume gris, chemise rayée, me raconte que, au cours de la dernière réunion des "barons" au Ministère de l’Intérieur [à la mort de Pompidou, Chirac était Ministre de l’Intérieur], Chaban a été très bien. Il a tout de suite dit qu’il ne voulait pas de règlement de compte [Chaband-Delmas s’était présenté contre Giscard d’Estaing soutenu par Chirac]. Chalandon, lui, a dit qu’il ne voulait pas la politique du pire, qu’il se sentait l’obligation de soutenir Giscard, donc de le soutenir, lui, Chirac, voilà tout. (…) "La force de Chirac, conclut Chalandon, c’est qu’il nous dit en quelque sorte : si vous me suivez, je sauve votre peau !". ».

Le 7 avril 1976, Albin Chalandon fut pressenti pour devenir le secrétaire général de l’UDR. Jacques Chirac, Premier Ministre, l’était devenu en décembre 1974 puis y avait renoncé en 1975 et André Bord a pris la suite. Mais Albin Chalandon trouvait l’idée très mauvaise, car il se serait senti en liberté surveillée. C’était une idée de Marie-France Garaud devenue volonté de Jacques Chirac. Finalement, ce fut Yves Guéna qui s’y colla, nommé le 9 avril 1976, et ravi de ces nouvelles responsabilités.

Chargé de mission auprès du Ministre de l’Industrie et de la Recherche Michel d’Ornano au cours de l’année 1976 (il démissionna de son mandat de député), Albin Chalandon fut nommé président-directeur général d’Elf-Aquitaine de 1977 à 1983. Il fut remplacé par Michel Pecqueur, puis en 1989, par Loïk Le Floch-Prigent, nommés par François Mitterrand.

Albin Chalandon a pris à cœur le devenir de cette grande entreprise et fut parfois en opposition avec le Ministre de l’Industrie André Giraud, tandis qu’il trouvait une écoute bienveillante auprès du Premier Ministre Raymond Barre. Ainsi, il voulait investir les bénéfices d’Elf-Aquitaine dans des sociétés américaines pétrolières ultrarentables. André Giraud s’y opposait. Juste avant d’aller voir, le 4 juillet 1980, Raymond Barre pour demander un arbitrage, Albin Chalandon a rencontré Michèle Cotte qui a retranscrit la conversation : « Il m’assure qu’il ne cédera sur rien. Je lui demande ce qu’il fera si Barre lui propose un poste au gouvernement. "Je n’accepterai pas, m’assure-t-il. Je veux régler ce problème avant. Pas question de "dégager" pour un poste ministériel !". ».

Autre problème avec le gouvernement, Albin Chalandon a signé avec la Libye un accord commercial le 1er décembre 1980. Mais Kadhafi ne l’a révélé qu’au début du mois de janvier 1981, au même moment qu’il a envahi le Tchad. Présenté ainsi, l’accord serait une contrepartie diplomatique de l’acceptation de cette invasion. Or, les deux choses étaient découplées. André Giraud l’a désavoué, tandis qu’Albin Chalandon, qui s’était rendu à Tripoli en novembre 1980 pour finaliser un accord après deux ans de négociations, y était allé avec l’accord tacite de l’Élysée (le Secrétaire Général de l’Élysée lui ayant fait comprendre que tout allait bien : "business is usual"). Michèle Cotta a écrit sur le sujet le 8 janvier 1981 : « André Giraud, le Ministre de l’Industrie que je questionne, fait mine de ne pas avoir été mis au courant, l’Élysée ne pipe mot. Il n’y a que Raymond Barre qui, courageusement, accepte de "couvrir" Chalandon. Ce qu’il fera d’ici à quelques jours, il le lui a assuré, en mettant fin à l’hypocrisie générale. ».

Après son départ de la tête d’Elf-Aquitaine, le scandale des avions renifleurs fut révélé par "Le Canard enchaîné" du 21 décembre 1983, montrant que l’État avait été abusé par des escrocs qui avaient imaginé des avions capables de détecter des gisements pétroliers (en plein chocs pétroliers). Cette affaire, qui a coûté cher à Elf-Aquitaine, avait commencé bien avant la présidence d’Albin Chalandon, sous celle de Pierre Guillaumat. Un ancien magistrat du parquet de Paris a écrit plus tard qu’il se serait agi d’une fausse escroquerie destinée à détourner de l’argent public pour financer les campagnes de Jacques Chirac, qui était à Matignon au moment de prendre la décision.

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Albin Chalandon est revenu dans la vie politique pour la première cohabitation. Après avoir été élu député RPR du Nord à la proportionnelle le 16 mars 1986, Albin Chalandon fut nommé Ministre de la Justice du 20 mars 1986 au 10 mai 1988 dans le second gouvernement de Jacques Chirac. Les discussions sur la constitution du premier gouvernement de la cohabitation ont suscité de nombreuses rumeurs, notamment celle d’un refus de François Mitterrand de nommer le sénateur Étienne Dailly à la Justice, François Léotard à la Défense et Jean Lecanuet aux Affaires étrangères. Albin Chalandon aurait aussi été pressent par Jacques Chirac pour occuper le Quai d’Orsay mais il aurait décliné l’offre, considérant que cette position serait fort délicate en période de cohabitation.

Le climat était à un esprit de revanche sur la victoire socialo-communiste du 10 mai 1981. Parallèlement à son collègue de l’Intérieur Charles Pasqua, le Garde des sceaux a donc appliqué une politique sécuritaire, voulant miser sur la répression et pas sur la prévention. Toute une série de réformes ont été mises en place dès la première année en 1986 : une réforme pénale (restreignant les conditions de remises de peine), une réforme pour mieux lutter contre le terrorisme, une réforme sur la comparution immédiate et une réforme sur les contrôles d’identité.

D’autres réformes furent amorcées la même année, en particulier la réforme du code de la nationalité (avec une remise en cause du droit du sol, présentée le 12 novembre 1986), le sujet le plus polémique, mais aussi des dispositions pour mieux lutter contre la consommation et le trafic de drogues, etc. Cette dernière réforme a aussi suscité des polémiques (après sa conférence de presse du 23 septembre 1986), jusqu’au sein du gouvernement et Jacques Chirac a arbitré en défaveur du Garde des sceaux. La réforme du code de la nationalité fut enterrée après la mort de Malik Oussékine et les manifestations contre le projet Devaquet, et Albin Chalandon a reconnu un peu plus tard qu’il n’était pas non plus très favorable à cette réforme qu’on lui avait demandé de présenter pour des raisons électoralistes. Albin Chalandon a aussi défendu le 14 décembre 1987 un projet de loi tendant à réprimer l’incitation et l’aide au suicide.

Cependant, malgré ces sujets très sensibles, le passage d’Albin Chalandon au Ministère de la Justice fut d’abord marqué par les prisons privées. L’idée était simple : il y a une surpopulation carcérale beaucoup trop forte, et c’était même honteux (beaucoup d’associations de droits de l’homme pointaient du doigt cette situation), et l’État n’avait plus d’argent pour construire des prisons. La solution de l’industriel Chalandon, c’était de construire des prisons privées. Le projet de loi fut présenté au conseil des ministres du 19 novembre 1986, et cela a abouti à un texte édulcoré, la loi n°87-432 du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire qui a permis la construction de vingt-cinq prisons supplémentaires inaugurées entre mai 1990 et octobre 1992. D’autres programmes furent mis en œuvre pour construire de nouvelles prisons (en particulier à Nancy dont la nouvelle prison fut inaugurée par Rachida Dati le 9 juin 2009).

Après la défaite de Jacques Chirac à l’élection présidentielle de 1988, Albin Chalandon s’est retiré de la vie politique, sans pour autant s’y désintéresser puisqu’il fut le mentor de sa future successeure place Vendôme, Rachida Dati, à qui il a conseillé de faire l’école de la magistrature et de devenir juge. Il a assisté à sa prise de fonction en mai 2007 au Ministère de la Justice.

Terminons par une note affective. Albin Chalandon s’est marié le 6 juillet 1951 avec Salomé Murat, petite-fille de l’arrière-petit-fils du roi de Naples, Joaquim Murat, prince, maréchal d’Empire et beau-frère de Napoléon Ier. Après la mort de son épouse, le 23 avril 2016, il s’est remarié avec la journaliste politique Catherine Nay avec qui il vit depuis 1970. Jeune journaliste à "L’Express", Catherine Nay fut chargée, aux élections législatives de mars 1967, par son patron, JJSS, de suivre les deux (seuls) hommes intéressants de droite : VGE et Albin Chalandon. Elle a dit dans ses mémoires, sorties le 7 novembre 2019 : « J’ai détesté mai 68 parce que j’étais folle amoureuse d’Albin Chalandon. Difficile dans ce chaos de prévoir un rendez-vous. ». Elle avait 25 ans, lui 47 ans. Et cette idylle dure toujours, plus de cinquante années plus tard.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (07 juin 2020)
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Pour aller plus loin :
Albin Chalandon.
René Capitant.

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27 juillet 2020 1 27 /07 /juillet /2020 03:15

« Toute tragédie commence quand les héros, emportés par leurs passions, deviennent aveugles et sourds. » (Olivier Guichard, le 4 avril 1979, cité par Michèle Cotta).


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Figure historique de la République gaullienne, Olivier Guichard, l’un des barons du gaullisme (dans les deux sens du terme), est né il y a 100 ans, le 27 juillet 1920 ("Vingt ans en 40" est l’un de ses ouvrages sorti en 1999 chez Fayard). J’avais déjà évoqué sa trajectoire ici. À l’occasion de ce centenaire, la ville de La Baule, dont il avait été le maire de 1971 à 1995, lui consacre actuellement une exposition, "Un chemin baulois", jusqu’au 29 août 2020 au hall de l’hôtel de ville.

Olivier Guichard, qui s’est engagé dans l’armée pour bouter les nazis hors de la France à la fin de la guerre, a eu une double carrière, la carrière d’un conseiller de l’ombre du Général De Gaulle de 1947 à 1967 et la carrière d’un grand élu national, seigneur "féodal" des Pays de la Loire dont il a présidé le conseil régional de 1974 à 1998 (il a aussi été député de Loire-Atlantique de 1967 à 1997 et conseiller général de Guérande de 1970 à 1982). Son successeur à la présidence du conseil régional fut François Fillon.

Dans sa première vie, il fut notamment, dans le dernier gouvernement de la Quatrième République, le directeur adjoint du cabinet de De Gaulle (Président du Conseil) tandis que son directeur de cabinet fut Georges Pompidou, et par la suite, il fut le conseiller en politique intérieure de De Gaulle à l’Élysée, occupant quelques responsabilités dans la fonction publique. Évidemment, le parcours d’Olivier Guichard était assez parallèle à celui de Georges Pompidou et les deux hommes s’estimaient, même si, juste avant le retour du Général De Gaulle en mai 1958, Georges Pompidou, qui était persuadé que De Gaulle n’avait aucune intention de revenir au pouvoir, avait carrément blâmé Olivier Guichard qui négociait avec la classe politique de l’époque ce fameux retour, sous prétexte qu’il pensait qu’Olivier Guichard exprimait de fausses intentions gaulliennes. Voir plus loin…

Longtemps sous-estimé par De Gaulle dont l’épouse n’appréciait pas beaucoup la personnalité, Olivier Guichard fut nommé cependant ministre par le Général à partir de 1967 et il le resta pendant toute la Présidence de Georges Pompidou. Olivier Guichard n’appréciait pas vraiment Maurice Couve de Murville qui n’avait pas beaucoup de sens politique ni non plus Jean-Marcel Jeanneney qui fut, avec lui, chargé du projet de référendum sur la participation et la régionalisation.

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Dans les faits, Olivier Guichard avait jeté l’éponge dès décembre 1968 et laissé le projet à son collègue Jeanneney. Au début des années 1970, Olivier Guichard fut reconnu comme un grand ami des "territoires", comme on dit maintenant (Jean Castex, héritier d’Olivier Guichard ?), premier grand aménageur du territoire en créant un nouvel échelon administratif, les régions (il n’y en avait pas auparavant) et en impulsant de grandes infrastructures de communication (notamment de nombreuses nouvelles autoroutes).

Lorsque le Président Pompidou a limogé Jacques Chaban-Delmas, en 1972, la logique aurait voulu qu’il nommât Olivier Guichard pour lui succéder à Matignon. Ce ne fut pas le cas car pour une raison obscure, les deux hommes s’étaient éloignés l’un de l’autre. Ce fut donc Pierre Messmer que n’appréciait pourtant pas trop Georges Pompidou. En 1974, le soutien indéfectible d’Olivier Guichard à la candidature de Jacques Chaban-Delmas, qui a échoué, l’a évincé du nouveau gouvernement en 1974. S’il avait été élu, Jacques Chaban-Delmas l’aurait probablement nommé à Matignon.

Mais après la démission surprise de Jacques Chirac en 1976, Valéry Giscard d’Estaing l’a appelé au gouvernement de Raymond Barre, comme numéro deux, Ministre d’État, Ministre de la Justice, en lui donnant pour mission de coordonner la majorité, ce qui signifiait clairement qu’il était chargé de "calmer" et "canaliser" Jacques Chirac et le RPR, une mission impossible.

Après les élections municipales de mars 1977, et la grande victoire de Jacques Chirac à la mairie de Paris (contre le candidat giscardien, Michel d’Ornano), VGE a limogé Olivier Guichard du gouvernement malgré les réticences de Raymond Barre qui l’appréciait bien. Olivier Guichard resta néanmoins en réserve, comme un Premier Ministre potentiel du Président Giscard d’Estaing au même titre que d’autres barons du gaullisme, Robert Boulin et Alain Peyrefitte.

Le fossé entre les barons et Jacques Chirac fut très large pendant la période giscardienne, car un bon gaulliste était un légitimiste, donc loyal vis-à-vis du Président de la République au nom de la défense des institutions de la Cinquième République (une attitude qui posa problème à partir de 1981), à tel point qu’en 1979, Olivier Guichard songeait même à quitter le RPR qu’il ne considérait plus gaulliste. Il a même soutenu la candidature de Valéry Giscard d’Estaing dès le premier tour en 1981 malgré deux voire trois candidatures du camp gaulliste (Jacques Chirac, Michel Debré et Marie-France Garaud).

Après la victoire de la gauche, Olivier Guichard renonça à toute influence nationale et se replia sur ses terres de La Baule et des Pays de la Loire, tout en écrivant quelques ouvrages en particulier sur le Général De Gaulle avec qui il avait travaillé en pleine "traversée du désert". Michèle Cotta, dans ses "Cahiers secrets", l’évoque ainsi le 24 avril 1980 : « Il parle de cette période déjà ancienne avec une sorte de désolation. Peut-être pense-t-il à tout ce qu’il a fait aux côté du Général, et surtout à ce qu’il n’a pas fait : être son Premier Ministre. À un moment de la conversation où il commence à parler de sa carrière à lui, Olivier Guichard, il s’arrête, soupire et me confie dans un élan : "Finalement, je tiens davantage au Général qu’à moi !" ».

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À propos de ce "géant bienveillant", selon l’expression de l’auteur du massif "C’était De Gaulle", Alain Peyrefitte est revenu sur les conditions de retour au pouvoir de De Gaulle en mai 1958. Je l’ai évoqué un peu plus haut, Olivier Guichard, qui était le chef de l’antenne gaulliste à Paris, a tout fait pour ce retour, tandis que Georges Pompidou était convaincu que De Gaulle ne voulait pas revenir au pouvoir.

De Gaulle lui-même affirma à son ministre Peyrefitte : « Je n’ai été pour rien dans l’insurrection d’Alger. Je n’ai rien su de ce qui s’y préparait avant le 13 mai : j’ai été informé de ce qui s’y passait comme tout le monde, par la radio. J’ai fait savoir le 15 mai, par un communiqué, que je me tenais à la disposition de la République. Mais je n’ai pas levé le petit doigt pour encourager le mouvement. Je l’ai même bloqué quand il a pris la tournure d’une opération militaire contre la métropole. ».

Alain Peyrefitte y est revenu sur le détour d’une phrase qu’il adressa à Olivier Guichard. En effet, Porte-parole du gouvernement et Ministre de l’Information, Alain Peyrefitte lui annonça le 8 juin 1962, à l’issue d’un entretien avec De Gaulle à l’Élysée, la teneur de ce que le Président allait dire aux Français le soir même dans une allocution qu’il venait d’enregistrer, à savoir une dénonciation de « l’entreprise d’usurpation venue d’Alger ». Il a eu pour réponse d’Olivier Guichard des sarcasmes que son futur successeur Place Vendôme (en 1977) n’a pas tout de suite compris et a demandé d’expliciter : « Il me regarde, imperturbable comme d’habitude, avec son sourire débonnaire : "Il ne manque pas d’air !" » (parlant de De Gaulle).

Alain Peyrefitte affirma alors à Olivier Guichard : « Vous avez fait croire aux militaires que le Général voulait qu’on envoie les paras, alors qu’il n’était même pas au courant de ce que vous annonciez en son nom. Vous avez fait une formidable "intox" qui a réussi. Cela aurait pu tourner mal. ». Et Olivier Guichard lui répondit, laconique : « Chacun son boulot. Le destin m’avait mis à cette place. Ce n’était pas son affaire, c’était la mienne. Et il n’avait pas à le savoir. (…) Nous étions là pour le faire revenir. Et, du fait que Pompidou ne voulait pas s’en mêler, j’étais celui qui était censé parler en son nom. ».

Alain Peyrefitte : « Le Général ne devait pas le savoir, ou ne voulait pas le savoir ? ». Olivier Guichard : « C’était la frange d’incertitude dont il entourait tous ses actes aux moments décisifs. Il nous a laissé faire, tout en ignorant ce que nous faisions. (…) Il a joué superbement de l’exaltation d’Alger, de la panique de Paris et de la volonté des Français d’en finir avec la Quatrième. C’était du grand art ; et, aujourd’hui, il s’offre, en prime, le luxe de nous dénoncer ! ».

Alain Peyrefitte se permit alors ce commentaire personnel dans son livre après ses échanges avec Olivier Guichard : « Ce fut sans doute un des malentendus les plus féconds de l’histoire de France. Les militaires, s’étant alors tirés le mieux possible du mauvais pas où ils s’étaient mis, ne retinrent pas sur le moment l’idée qu’ils avaient été dupés. Le Général a-t-il su, depuis lors, l’exacte vérité ? Je ne crois pas. C’est resté, envers le chef d’État, un secret d’État. Il se doutait un peu, quand même, qu’Olivier Guichard s’était beaucoup avancé en son nom ; et sans doute lui en a-t-il voulu. Guichard, au contraire, était fondé à penser que le Général lui devait d’être arrivé au pouvoir et que, par sa discrétion, il lui avait permis de recevoir le pouvoir des mains de la représentation nationale le plus légalement du monde, sans avoir trempé, si peu que ce soit, dans le complot qui avait fait plier la Quatrième République. ».

Ainsi, Alain Peyrefitte venait de découvrir, et avec lui, moi aussi comme tous ceux qui l’ont lu, à quel point Olivier Guichard avait été ce grognard à la fois trouble et indispensable du Général De Gaulle. Un grognard qui avait de quoi rester grognon car De Gaulle ne l’a pas récompensé à la hauteur des services rendus. C’est une constante : le pouvoir suprême a toujours cultivé l’ingratitude envers les plus fidèles…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (26 juillet 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
La Cinquième République.
Olivier Guichard.
Le baron typique du gaullisme.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Philippe Séguin.
Michel Droit.
Albin Chalandon.
René Capitant.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200727-olivier-guichard.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/les-occasions-perdues-du-baron-226007

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/07/24/38446203.html






 

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20 juillet 2020 1 20 /07 /juillet /2020 03:20

« Delors ? Il aimerait bien être Président sans être candidat. » (François Mitterrand, propos rapporté par Laure Adler).


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L’ancien Président de la Commission Européenne Jacques Delors fête son 95e anniversaire ce lundi 20 juillet 2020. Il peut être considéré comme l’un des derniers Pères de l’Europe, en ce sens qu’il a été à l’origine des dernières grandes initiatives historiques de la construction européenne, en particulier l’Acte unique européen qui permet l’harmonisation notamment des diplômes, l’Espace de Schengen qui permet en son sein la libre circulation des personnes (ce qui ne provoque pas que des avantages en période de terrorisme ou de pandémie) et évidemment l’euro, la monnaie unique européenne, créée par le Traité de Maastricht (qui a été approuvé par le peuple français lors du référendum du 20 septembre 1992).

Quand Jacques Delors a pris ses responsabilités européennes, l’Europe était très différente de celle d’aujourd’hui. L’URSS vivait en pleine crise de gérontocratie et Mikhaïl Gorbatchev n’avait pas encore pris le pouvoir (seulement deux mois plus tard). On devait encore attendre aux passages des frontières européennes intérieures. Les monnaies européennes fluctuaient les unes par rapport aux autres. Il n’y avait ni voix ni visage de l’Europe. Surtout, la construction européenne était à l’arrêt après l’élection au suffrage universel direct du Parlement Européen.

Jacques Delors n’a fait aucun miracle et il ne faut pas le confondre avec Jacques Delord (1928-2006), avec un d, prestidigitateur français. Il est l’une des rares personnalités à avoir été reconnue par le Conseil Européen comme "Citoyen d’honneur de l’Europe", le 26 juin 2015, après Jean Monnet le 2 avril 1976 à Luxembourg et Helmut Kohl le 11 décembre 1998 à Vienne.

Dans l’une de ses plus récentes prises de position publiques, Jacques Delors s’est inquiété, le 28 mars 2020 à l’AFP, d’une absence de solidarité européenne face à la pandémie de coronavirus : « Le climat qui semble régner entre les chefs d’État et de gouvernement et le manque de solidarité européenne font courir un danger mortel à l’Union Européenne. ». Dans "Le Figaro" du 28 mars 2020, Jérôme Vignon, proche de Jacques Delors, actuel président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (depuis 2010) et ancien président des Semaines sociales de France (entre 2007 et 2016), rappelait la "formule magique" de Jacques Delors : « Pour que l’Union Européenne fonctionne, il faut la compétition qui stimule, la solidarité qui unit et la coopération qui renforce. ». C’est d’ailleurs l’objet du Conseil Européen exceptionnel qui s’est tenu ce week-end à Bruxelles.

L’Europe, c’est son "dada" ! C’est vrai que s’il ne fallait retenir qu’une seule fonction de la trajectoire de Jacques Delors, il faudrait citer cette Présidence de la Commission Européenne si active du 6 janvier 1985 au 22 janvier 1995, une fonction qu’il a transformée d’un rôle simplement administratif de super-fonctionnaire (il est stupide de considérer ses prédécesseurs, en particulier dans les années 1960, comme ayant exercé une fonction politique et même une influence politique sur quelque État que ce soit) à un rôle beaucoup plus politique. Simple exemple, anodin mais ô combien symbolique, il a réussi à imposer sa présence aux sommets du G7 (devenu G8, G20, etc.), au même rang que les chefs d’État et de gouvernement.

Après son double mandat à Bruxelles, Jacques Delors a fondé en mars 1996 ce qui est devenu l’Institut Jacques Delors, un centre de recherches sur l’Europe (on peut aussi l’appeler un "think tank" ou encore un "club de réflexion") qu’il a présidé jusqu’en 2004 et qui est présidé depuis 2016 par Enrico Letta, ancien Président du Conseil italien, et dont le nom est régulièrement évoqué pour occuper cette fonction cruciale de Président de la Commission Européenne.

Quelle a été la motivation réelle de François Mitterrand pour vouloir Jacques Delors à Bruxelles ? Assurer une Présidence de Commission française ? Peut-être pas vraiment l’Europe mais de la politique politicienne intérieure, de la politique française : l’éloigner de Paris ?

Jacques Delors avait un fort crédit en popularité et était l’un des présidentiables les plus aimés des Français pendant longtemps. Par fidélité à François Mitterrand dont il ne partageait pas beaucoup les idées économiques (mais le Sphinx en avait-il ?), Jacques Delors a toujours refusé de se rapprocher de Michel Rocard dont le réalisme économique et social lui était pourtant beaucoup plus proche.

Jacques Delors a été nommé Ministre de l’Économie et des Finances du 22 mai 1981 au 19 juillet 1984 (et Ministre du Budget à partir du 22 mars 1983), dans les trois gouvernements de Pierre Mauroy, autant dire qu’il était Cassandre au pays de la dépense publique ! Dès le 29 novembre 1981, sur RTL, il a demandé une "pause des imaginations" des réformes (socio-communistes) et il a eu finalement gain de cause à partir du 9 juin 1982 et des premières mesures de rigueur budgétaire (contrôle aux changes, etc.). Rappelons ce qu’il a dit au "Grand Jury" de RTL le 29 novembre 1981 : « Il y a deux styles possibles en France. Celui qui consiste à ramener les déclarations près des réalités : c’est celui que je préconise. Et il y a l’autre style (…). Il consiste à parler à trois kilomètres des réalités. ».

Après les élections municipales des 6 et 13 mars 1983, qui furent un désastre électoral pour les socialistes, Jacques Delors fut pressenti par François Mitterrand comme Premier Ministre. Le Président de la République d’alors a hésité pendant plus d’une semaine avant de choisir la voie à suivre (c’est intéressant à revoir l’histoire, car finalement, les choix du Président Emmanuel Macron après le second tour des élections municipales du 28 juin 2020 ont été soumis au même genre d’hésitations).

L’enjeu n’était pas le casting (tout le monde s’en moque !) mais une question économique cruciale : après deux ans de socialisme, les caisses étaient vides et la question était de savoir si le franc français resterait ou non au sein du SME (Serpent monétaire européen), mécanisme de stabilisation des monnaies européennes (avant la création de l’euro). Or, deux camps très opposés tentaient de convaincre François Mitterrand : celui de Pierre Mauroy et Jacques Delors, favorable au maintien au sein du SME avec une dévaluation du franc pour Jacques Delors (mais Pierre Mauroy ne voulait pas assumer une troisième dévaluation), et celui de Jean-Pierre Chevènement, Jean Riboud (et semble-t-il Laurent Fabius ?), favorable à la sortie du SME. Quitter le SME aurait redonné de la liberté monétaire mais aurait eu des conséquences politiques catastrophiques. Une aventure qui se serait payé très cher sur le plan historique.

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Finalement, dans sa grande sagesse politique, François Mitterrand a choisi l’Europe. Jacques Delors allait donc être nommé à Matignon… mais ses exigences étaient très élevées, ainsi que sa manière de gouverner (chantage à la démission) qui aurait rendu la tâche présidentielle assez pénible. Comme il n’y a pas eu de changement de cap (insistons que le tournant de la rigueur a eu lieu dès juin 1982), il n’a finalement pas trouvé nécessaire de changer de Premier Ministre.

Pierre Mauroy, qui a accepté le principe d’une nouvelle dévaluation, a donc été reconduit à Matignon et Jacques Delors fut renommé à l’Économie et aux Finances, avec le Budget en plus, dans l’ordre protocolaire, numéro deux du gouvernement, devant Pierre Bérégovoy (Affaires sociales et Solidarité nationale), Gaston Defferre (Intérieur et Décentralisation), Charles Fiterman (Transports), Robert Badinter (Justice), Claude Cheysson (Relatons extérieures), Charles Hernu (Défense), Michel Rocard (Agriculture), Laurent Fabius (Industrie et Recherche), Alain Savary (Éducation nationale) et Édith Cresson (Commerce extérieur et Tourisme). Si j’ai mis une grande partie des membres de ce gouvernement, dont certains furent Premiers Ministres dans le second septennat de François Mitterrand, c’était pour montrer l’importance politique qu’avait prise Jacques Delors.

Quand Pierre Mauroy a démissionné le 17 juillet 1984, il n’était quasiment plus question de nommer Jacques Delors à Matignon. Laurent Fabius fut choisi, et Jacques Delors aurait refusé de continuer à s’occuper des Finances sous les ordres de Laurent Fabius. Il a donc quitté également le gouvernement à cette occasion, réservé à de plus hautes fonctions, elles européennes, quelques mois plus tard.

Le hasard des calendriers politiques français et européen a fait que Jacques Delors terminait son second mandat de cinq ans à la tête de la Commission Européenne en janvier 1995, c’est-à-dire à peu près en même temps que la fin du second septennat de François Mitterrand (en mai 1995).

L’idée d’une candidature de Jacques Delors soutenu par le parti socialiste et par François Mitterrand était donc d’autant plus évidente que la fenêtre des opportunités présentait deux circonstances encourageantes : d’une part, les sondages faisait de lui l’une des personnalités les plus appréciées des Français, comme Édouard Balladur, Premier Ministre de cohabitation et probable candidat à l’élection présidentielle pour le centre et la droite ; d’autre part, les socialistes avaient perdu la plupart de leurs candidats potentiels "naturels" : Michel Rocard avait été consumé par les élections européennes du 12 juin 1994, Lionel Jospin avait été battu aux législatives le 28 mars 1993 (ce qui était le cas aussi de Michel Rocard) et envisageait de quitter définitivement la vie politique, Laurent Fabius était grillé par l’affaire du sang contaminé (injustement, soit dit en passant), Pierre Mauroy voulait avant tout se faire réélire maire de Lille en juin 1995 et ne voulait pas apparaître trop gauchisant, et l’on commençait à parler de "candidature de témoignage" pour le PS, juste pour l’honneur, sans espoir de vaincre, avec Robert Badinter (soutenu par Laurent Fabius) ou encore Pierre Joxe (soutenu par François Mitterrand), mais les deux ont préféré rester à la tête d’une grande institution (respectivement le Conseil Constitutionnel et la Cour des Comptes) à échouer lamentablement sur le front élyséen.

Jacques Delors, bien que peu apprécié de l’appareil du PS qui se méfiait de lui (et c’était réciproque), était ainsi la personnalité idéale, la divine surprise pour redonner un espoir aux socialistes de conserver l’Élysée et de revenir au pouvoir malgré la "raclée" électorale de mars 1993. Cette candidature n’a cependant pas fait long feu, puisque dès le 11 décembre 1994, invité de la célèbre émission d’Anne Sinclair "Sept sur Sept", il a annoncé qu’il renonçait à se présenter, suscitant la déception …de nombreux centristes français (et le soulagement à la fois des apparatchiks socialistes et des balladuriens !).

L’année Delors n’était donc pas pour 1995 et peut-être qu’il faudrait attendre 2012 pour la qualifier ainsi : en effet, pour affronter à Nicolas Sarkozy, le parti socialiste a institué la première primaire "ouverte" de l’histoire française, qui se résumait principalement, après la disqualification de Dominique Strauss-Kahn, à un duel entre deux éminents "deloriens" : Martine Aubry, sa fille, et François Hollande, qui fut dans les années 1990 le représentant des "deloristes" dans un transcourant du PS.

Revenons à cet abandon par forfait de Jacques Delors. Avant de continuer, lisons quatre passages intéressants des "Cahiers secrets" de Michèle Cotta sur le sujet, au fil de ses rencontres et réflexions.

Le 15 novembre 1994, elle a écrit ceci : « Selon [Paul] Guilbert, Delors se fixe trois critères pour sa prise de décision. Le premier est son mal de dos persistant. "Donc, premier critère négatif", lui a dit Delors en plaisantant à demi. Deuxième critère : les conditions de la campagne. Il est resté flou sur ce que cela voulait dire. Troisième critère : la majorité de gouvernement. En existe-t-il seulement une à gauche ? Il se décidera dès qu’il aura répondu à ces trois questions. ».

Le 29 novembre 1994 : « Selon [Charles Pasqua], VGE s’est déjà résolu à une victoire de Delors. Séguin aussi, ce qui lui permettrait de prendre le contrôle du RPR. (…) Je me rappelle ce que m’a dit Philippe de Villiers, l’autre jour : que Pasqua aurait en réalité envie de rouler pour lui, c’est-à-dire de risquer la candidature à l’Élysée. Je n’y avais pas cru. Aujourd’hui, pourtant, je constate que derrière sa bonhomie, sa rondeur, il est en train de devenir une sorte de super-star de la politique. ».

Le 13 décembre 1994 : « [Delors] n’a pas dit, dimanche dernier, le plus important. Il pensait que sa candidature allait d’emblée séduire les centristes. J’avais bien compris, au cours de ma récente rencontre avec Bernard Bosson, que tel ne serait pas le cas. Après sa victoire, peut-être ; avant, pas question ! (…) De là à renoncer sans combattre, il y a un monde. Chirac et Mitterrand avaient raison : l’un ou l’autre n’ont jamais cru à la candidature Delors. Il leur a semblé, à l’un comme à l’autre, que Delors manquait de la détermination farouche nécessaire à une campagne présidentielle. (…) Personne n’est obligé d’avoir attrapé le virus de la politique. ».

Le 14 décembre 1994 : « [Édouard Balladur] a commencé à avoir peur que l’UDF, surtout les centristes, soient séduits par le personnage Delors, l’Europe de Delors, la démocratie chrétienne à la Delors. (…) Au total, c’est un sentiment de soulagement qu’ont dû éprouver le Premier Ministre et ses conseillers. ».

L’histoire a montré que finalement, Lionel Jospin a pu redonner un peu d’honneur au PS en arrivant, avec 23,3% des voix, en tête du premier tour de l’élection présidentielle le 23 avril 1995 (contre toute prévision), même s’il a perdu le 7 mai 1995 avec 47,4% des voix face à Jacques Chirac. Tout le débat avait été pollué par la rivalité personnelle (et pas politique) entre Édouard Balladur et Jacques Chirac, et finalement, ils ont été tous les deux "dépassés" par Lionel Jospin.

Jacques Delors aurait-il fait mieux électoralement que Lionel Jospin ? Personne ne pourra en être certain mais je suis assez convaincu que non : Lionel Jospin a été un vrai "animal politique", alors que Jacques Delors n’a jamais été une "bête" d’élection, il a toujours été une sorte d’ovni politique, au même titre que des personnalités comme Raymond Barre, Pierre Mendès France, Robert Badinter, Simone Veil, etc., ils ont toujours refusé la démagogie pour être élu et donc, ils n’ont ou n’auraient jamais été élus à la magistrature suprême pour cette raison.

Du reste, les exploits électoraux de Jacques Delors étaient très limités puisqu’il n’a jamais été élu sur son nom qu’une seule fois, en mars 1983 comme maire de Clichy-sous-Bois (il a démissionné en décembre 1984 avant de prendre ses fonctions à Bruxelles) et il fut élu dans la liste du PS en juin 1979 comme député européen (il a démissionné en entrant au gouvernement en mai 1981). Par ailleurs, des problèmes de santé pouvaient aussi l’empêcher physiquement d’assurer un rythme de campagne très dynamique (et son âge était déjà très avancé, 69 ans).

On a dit aussi que, comme sa fille d’ailleurs, Jacques Delors était souvent velléitaire et peu combatif sur le plan politique. Ce fut le cas aussi de Martine Aubry qui n’a pas convaincu de son ambition présidentielle en automne 2011 et qui a quitté la vie politique nationale (pour se replier à Lille) lors de l’élection de son rival François Hollande (elle aurait pu au contraire continuer à diriger le PS et maintenir la pression avec le gouvernement).

Pourtant, une candidature de Jacques Delors à l’élection présidentielle de 1995 aurait pu être une innovation majeure dans la vie politique. La raison qu’il a donnée pour expliquer son renoncement fut qu’il aurait voulu gouverner avec le centre gauche et le centre droit et qu’il constatait que ce serait impossible de convaincre ses amis socialistes d’en finir avec l’union de la gauche.

Parallèlement, il aurait eu aussi beaucoup de mal à convaincre au centre droit tout acquis à Édouard Balladur. Le jour même du 11 décembre 1994, au congrès de Vincennes, les centristes du CDS (Centre des démocrates sociaux) s’étaient choisi un nouveau président pour succéder à Pierre Méhaignerie, en préférant le "un petit peu balladurien" François Bayrou au "très balladurien" Bernard Bosson qui était le secrétaire général sortant. Les deux, importants ministres du gouvernement d’Édouard Balladur, l’un à l’Éducation nationale, l’autre aux Transports et à l’Équipement, ne voyaient pas l’intérêt de tenter une Troisième voie avec un PS moribond tandis que les sondages flamboyants d’Édouard Balladur permettaient d’enterrer définitivement Jacques Chirac…

Ce fut d’ailleurs un regret de François Bayrou, en 2007, puisque tout l’axe de sa campagne fut de gouverner avec le centre droit et le centre gauche, pour une politique démocrate, sociale et européenne, finalement, ce qu’a voulu et réalisé Emmanuel Macron en se présentant et en gagnant l’élection présidentielle de 2017.

Jacques Delors avait pourtant des arguments pour convaincre ceux de "l’autre bord" de le rejoindre, et le principal, ce fut d’être l’inspirateur de la "Nouvelle société" en étant le proche conseiller de Jacques Chaban-Delmas à Matignon entre 1969 et 1972, ce qui, aux yeux de ses amis socialistes, était un pedigree suspect même si dès 1974, il adhéra au PS.

Alors, reprenons la question du titre : s’il avait été élu, Jacques Delors aurait-il été le précurseur d’Emmanuel Macron ? Probablement oui. Les deux projets, celui de 1994 et celui de 2017, se rejoignaient dans les grandes lignes. Comme le projet de François Bayrou de 2007. Vouloir former une majorité de conviction, à la fois démocrate, européenne et sociale. Contrairement à ce qu’a laissé croire Jacques Delors, cette majorité aurait été élue sans problème dans la lancée de l’élection présidentielle, ce qu’on avait aussi refusé à François Bayrou en 2007 (il n’aurait pas de majorité parlementaire), Emmanuel Macron a démontré le contraire en juin 2017 avec une large majorité absolue pour son nouveau parti LREM à l’Assemblée Nationale (rappelons d’ailleurs que le groupe politique de François Bayrou, le MoDem, est aujourd’hui beaucoup plus nombreux que le groupe socialiste). La logique de la Cinquième République a ainsi, contrairement à ce qu’on racontait à tort et à travers, montré sa capacité à mettre au pouvoir des partis neufs, jeunes, dynamiques, du moment que la campagne était à la hauteur des atteintes du peuple.

En revanche, dans la phrase du début du paragraphe précédent, il y a une condition indispensable : "s’il avait été élu". Or, il est complètement inutile d’imaginer ce qu’on ferait si on était élu quand on ne se donne même pas les moyens d’être élu. Or, le vrai boulet de Jacques Delors, qu’il s’est bien gardé de dire publiquement sur recommandation de Martine Aubry (future patronne du PS, l’imaginait-elle alors ?), c’était que son appartenance au PS l’aurait empêché de siphonner les voix du centre droit acquises à Édouard Balladur.

C’était ce que n’a pas compris, non plus, le Premier Ministre Manuel Valls qui a voulu nourrir son ambition présidentielle dans le cadre de la primaire socialiste de 2017. Emmanuel Macron a compris que le seul moyen de convaincre les électeurs d’une nouvelle majorité ni à droite ni à gauche, c’était de quitter au plus vite le parti socialiste (ce qu’avait compris, de son côté, François Bayrou dès le 16 mai 2006 en se désolidarisant de l’UMP par son vote d’une motion de censure contre le gouvernement de Dominique de Villepin).

Jacques Delors est donc resté plutôt dans une attitude de la Quatrième République, c’est-à-dire dans la tradition d’une décision collégiale et pas dans une démarche individuelle de type bonapartiste, la même "erreur" (est-ce une erreur ?) que celle de Pierre Mendès France. Il ne pouvait donc pas s’insérer naturellement dans les mécanismes institutionnels de la Cinquième République avec l’espoir de gagner car sa culture du compromis refusait qu’un seul homme décidât de tout. Lorsqu’on idéalise trop, on reste toujours à quai…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (19 juillet 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jacques Delors aurait-il pu être le précurseur d’Emmanuel Macron ?
Jacques Delors, l’honneur de la France et de l’Europe.
Institut Jacques-Delors (créé en 1996).
Qui peut remplacer Jacques Delors en 2014 ?
L’occasion ratée de 1995.
Martine Aubry.

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27 juin 2020 6 27 /06 /juin /2020 03:52

« On le porte à la tribune parce qu’il ne pouvait pas monter les escaliers. Il s’appuie à la tribune et il redevient le tribun qu’il n’avait jamais cessé d’être. À la tribune, il dit : "Je suis venu vous dire que j’ai vécu dans ma vie trois choses que je n’aurais jamais cru pouvoir vivre. J’ai vécu après la guerre, la réconciliation de la France et de l’Allemagne (…). J’ai vécu en 1989 la chute du mur de Berlin". (…) Et là, il s‘arrête et il dit : "J’ai vécu aujourd’hui la renaissance de ma famille politique". Explosion dans la salle. Moi, j’étais vachement fier. » (20 mars 2007).



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Celui qui parlait à la tribune, c’était Pierre Pflimlin, personnage peu connu mais qui a marqué la vie politique française, qui est mort à Strasbourg il y a vingt ans, le 27 juin 2000, à l’âge de 93 ans (il est né à Roubaix le 5 février 1907 d’une famille alsacienne). L’homme qui évoquait ce souvenir en mars 2007 n’était autre que François Bayrou, alors candidat à l’élection présidentielle en pleine dynamique de campagne, avec 20% dans les sondages et en passe d’atteindre le second tour. La date de l’histoire, le 7 février 1999, un congrès de l’UDF, à Bordeaux, où François Bayrou, président de l’UDF, voulait faire une liste autonome pour les élections européennes du 13 juin 1999. À ces européennes, lui, l’Européen convaincu, il ne voulait pas rejoindre la bannière de Philippe Séguin qui avait voté contre le Traité de Maastricht. Il voulait une liste entièrement euroenthousiaste et les adhérents dans la salle n’y étaient pas forcément favorables (c’est toujours un risque de se compter). Quand le vieillard a voulu prendre la parole, François Bayrou a eu un frisson car il ne savait pas le sens de l’intervention. Elle lui était finalement favorable, et les adhérents l’ont approuvée.

C’est intéressant de voir qu’en 2007, François Bayrou cherchait à s’insérer dans la longue histoire de la démocratie chrétienne française, un courant politique qui n’a jamais osé donner son nom par l’exception française de la laïcité que ce courant d’ailleurs défendait avec beaucoup de force. Dans cette narration, il y avait quelques inexactitudes (l’âge du maître, sa date de naissance, mais le leader centriste n’a jamais été très à l’aise avec les chiffres), et surtout, nous sentions une vive émotion. François Bayrou, petit jeune de 33 ans, avait en effet été son collaborateur en 1984, lorsqu’il était Président du Parlement Européen. L’oisillon a déployé ses grandes ailes.

J’écris "nous" car j’étais présent à ce congrès et j’avais bien senti cette émotion, elle m’étreignait moi-même comme la plupart de mes voisins de salle que je pouvais voir. C’était la première, et la seule fois que j’ai vu Pierre Pflimlin et j’avais l’impression d’avoir fait un voyage dans le passé lointain. Très malade, le vieil homme était toujours accompagné d’une personne qui le soutenait dans ses déplacements, mais on disait qu’il avait gardé toute sa tête (ce qu’il a démontré avec son intervention à la tribune, qui n’avait pas du tout été prévue et qu’il n’avait pas préparée), même s’il n’en faisait qu’à sa tête (c’était un obstiné), et il allait effectivement disparaître seize mois plus tard.

S’il fallait résumer la vie politique de Pierre Pflimlin, l’un des grands démocrates-chrétiens qui ont gouverné la Quatrième République avec les difficultés que l’on connaît, ce serait en trois mots : la France, Strasbourg, et le résultat des deux précédents, l’Europe.

Le sommet de sa vie politique, ce fut le 14 mai 1958, au lendemain du putsch d’Alger. La situation était insurrectionnelle, on parlait de parachutistes qui débarqueraient d’Algérie en Corse, puis de Corse à Paris. En catastrophe, parce que la France se trouvait dans une énième crise ministérielle, Pierre Pflimlin fut investi par les députés Président du Conseil, c’est-à-dire l’équivalent de Premier Ministre, et sous la Quatrième République, le poste le plus important, celui du pouvoir. Pour Pierre Pflimlin, cela devait être la reconnaissance d’une quinzaine d’années de vie politique intense. Il avait 51 ans. Un couronnement. Hélas, la situation a été telle qu’il a lui-même suivi le mouvement, avec le Président de la République René Coty, de faire appel à De Gaulle. Finalement, il céda le pouvoir dès le 1er juin 1958, après que De Gaulle eut réuni toutes les conditions pour son retour au pouvoir. Très injustement, Pierre Pflimlin, homme politique exceptionnel, s’effaça et fut balayé par l’effondrement de cette courte République.

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Ce fut alors le repli sur Strasbourg : Pierre Pflimlin fut élu maire de Strasbourg du 14 mars 1959 au 6 mars 1983, l’un des très rares maires catholiques. Il a fait de cette ville l’une des capitales de l’Europe (avec Bruxelles et Luxembourg), pesant de tout son poids pour y mettre le siège du Parlement Européen. Certes, cette position stratégique avait aussi ses contestataires. La France pouvait revendiquer le siège du Parlement Européen et elle aurait pu proposer Paris, avec toutes les infrastructures de transports pour s’y rendre (il a fallu attendre 2007 pour l’ouverture de la ligne TGV Paris-Strasbourg).

L’académicien et ancien ministre Maurice Druon entama d’ailleurs une polémique avec François Bayrou à ce sujet dans "Le Figaro" du 26 juillet 2004. Parlant de Pierre Pflimlin (dont il oubliait le premier l) : « On lui doit d’avoir fait perdre à Paris d’être la capitale de l’Europe. En effet, il était entendu entre Adenauer et De Gaulle que les institutions de la Communauté européenne auraient leur siège à proximité. Un grand ensemble serait construit en proche région parisienne. Là-dessus, Pfimlin, Alsacien, intervient en clamant : "Strasbourg, Strasbourg… le lien entre la France et l’Allemagne, entre les deux cultures… la réconciliation.. Strasbourg, ville symbole !". Pouvait-on insulter l’Alsace ? On remisa le projet parisien. (…) Paris (…) avait tous les attraits pour les députés, les diplomates et les fonctionnaires européens ; Strasbourg, belle mais provinciale, avec des divertissements limités et surtout, mal desservie, obligeant à des changements d’avion pour atteindre son aérodrome souvent embrumé, n’exerça que peu de charmes sur la nouvelle population communautaire. Si les sessions mensuelles du Parlement (…) continuent de s’y tenir, tout le reste, commissions et services, s’est installé à Bruxelles et c’est Bruxelles qui est devenue la capitale administrative de l’Union. ».

François Bayrou a répondu dans le même journal le 28 juillet 2004 sur le même ton : « Il se trouve, Druon, patriotisme pour patriotisme, qu’il est des millions de Français et des dizaines de millions d’Européens, qui ont vu dans le choix de Strasbourg quelque chose qui parlait non pas seulement aux diplomates en mal de vie nocturne, comme vous le suggérez si élégamment, mais à l’âme de l’Europe. Quelque chose qui aux gaullistes authentiques, ceux qui se battaient et qui mouraient, parlait du serment de Kouffra. Quelque chose qui parlait de l’identité de la France déchirée et cicatrisée, et qui, en effet, pouvait laisser croire que notre pays frappé d’acromégalie pourrait se rééquilibrer. ».

Si Pierre Pflimlin a renoncé à se représenter à la mairie de Strasbourg en mars 1983 (et a laissé Marcel Rudloff y aller), c’était parce qu’il craignait de perdre l’élection. L’année suivante, il avait alors 77 ans, son combat européen a été magistralement consacré : il fut élu Président du Parlement Européen du 2 juillet 1984 au 20 janvier 1987, fonction qu’il quitta donc à quelques jours de ses 80 ans. C’était un exploit pour un Français, car il était le troisième Président d’un Parlement Européenne élu au suffrage universel direct, et le deuxième français (le premier, ce fut une première, Simone Veil). François Bayrou était ainsi l’un de ses collaborateurs à ce poste très symbolique et très politique.

Mais revenons à cette si mémorable journée du 7 février 1999 à Bordeaux. Après avoir évoqué les deux premiers miracles qu’il avait vécus (réconciliation franco-allemande et chute du mur de Berlin), il a évoqué ce troisième miracle : « Je serais porté à dire que j’ai vécu aujourd’hui un troisième miracle. Grâce à François Bayrou, la décision a été prise de présenter une liste UDF aux élections européennes. Ce qui me paraît fondamental, c’est que nous allons entrer dans la bataille des européennes en nous battant pour notre conception de l’Europe. Il existe différentes façons de concevoir l’Europe. Je ne crois pas me tromper en disant que nous, nous restons fidèles à la conception de Robert Schuman, qu’il partageait avec le Chancelier Adenauer, et à cette conception de l’Europe communautaire, on peut dire fédéraliste, si l’on veut. Moi, je préfère le mot communautaire. Pourquoi ? Parce que le mot communautaire a une signification éthique, il signifie que des peuples différents qui s’étaient combattus la veille veulent ensemble construire une communauté de valeurs et une communauté d’institutions. C’est merveilleux. Et nous sommes restés fidèles à cette conception. Je me réjouis de vivre avec vous aujourd’hui le troisième miracle pour l’Europe. ».

Sur le plan de la politique intérieure, les élections européennes du 13 juin 1999 furent la première réelle initiative politique de François Bayrou pour affirmer l’indépendance du centre face à la droite. En 2002, il se présenta à la Présidence de la République et a obtenu près 7% des voix. En 2007, il a flirté avec les 19%, et en 2012, il est redescendu en dessous de 10%. S’il y a une date à retenir pour dire que les chemins de la droite et du centre ont bel et bien divergé, c’est bien 1999, et Pierre Pflimlin, tout malade et nonagénaire qu’il était, y a contribué pour une grande part.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (27 juin 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Polémique Druon vs Bayrou sur Pierre Pflimlin.
François Bayrou et Pierre Pflimlin.
Pierre Pflimlin.
Général De Gaulle.
Henri Queuille.
Robert Schuman.
Antoine Pinay.
Félix Gaillard.
Les radicaux.
François Mitterrand.
Joseph Laniel.
Georges Bidault.
Débarquement en Normandie.
Libération de Paris.
Général De Gaulle.
Général Leclerc.
Jean Moulin.
Daniel Cordier.
Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR).
Jean Monnet.
Joseph Kessel.
Maurice Druon.
André Malraux.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Daniel Mayer.
Edmond Michelet.
Alain Savary.
Léon Blum.
Pierre Mendès France.
Édouard Herriot.
Vincent Auriol.
René Coty.
Maurice Faure.
Gaston Defferre.
Edgar Faure.
René Cassin.
Édouard Bonnefous.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200627-pierre-pflimlin.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-troisieme-miracle-de-pierre-225412

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/06/22/38387598.html






 

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24 juin 2020 3 24 /06 /juin /2020 03:39

« Aspirer pendant vingt-cinq ans de sa vie à être garde des Sceaux n’a rien d’original. Si je suis là, c’est le fruit de ma spécialité, je ne saute pas de joie devant un sucre d’orge. » (Pascal Clément, "Libération" du 21 juillet 2005).



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L’ancien ministre de Jacques Chirac, le libéral Pascal Clément, est mort dans un hôpital parisien ce dimanche 21 juin 2020 d’une infection pulmonaire à l’âge de 75 ans. Il était l’archétype de l’homme politique qui avait réussi à s’imposer tant localement que nationalement.

Né le 12 mai 1945, Pascal Clément a fait des études qui l’ont amené à l’IEP Paris, au doctorat de droit et à un diplôme d’avocat, mais qu’il n’utilisa qu’à partir de 1982 à la cour d’appel de Paris, après avoir travaillé dans le privé au début de sa carrière professionnelle. Pendant sept ans de sa vie, il a très bien gagné sa vie, comme cadre commercial. Et toute sa vie, il a assuré des parachutes en cas d’échec, pour retomber sur ses pieds. Avocat était pour lui ce parachute.

Mais très vite, la passion de la politique l’a gagné, probablement transmise par son oncle, maire d’un petit village où il passait ses vacances d’enfant. Curieusement, il ne s’est pas engagé chez les démocrates sociaux, peut-être parce qu’ils étaient divisés au début des années 1970 entre partisans et opposants au Président Georges Pompidou. Pourquoi écris-je "curieusement" ? Parce que son père, Marcel Clément (1921-2005), était un philosophe très prolifique (plus d’une cinquantaine d’essais à son actif), spécialisé dans la doctrine sociale de l’Église. Ce père était plutôt proche de l’aile traditionnelle mais restait absolument dans le cadre de l’autorité du pape, au contraire des intégristes qui ont fait un schisme. Peut-être parce que ce père universitaire était toujours en voyage. Pascal Clément, lui, s’est engagé auprès des Républicains indépendants (futur PR), c’est-à-dire le parti d’un jeune leader plein d’ambition, Valéry Giscard d’Estaing. Il resta dans ce parti jusqu’en 2002 (RI, Parti républicain puis Démocratie libérale dont il fut le discret secrétaire général), parti qui a fusionné avec le RPR et une partie des centristes dans l’UMP.

Ce fut sous le septennat de ce dernier que la carrière politique de Pascal Clément s’est amorcée. Il s’est d’abord fait élire maire de Saint-Marcel-de-Félines (Loire), une commune de 600 habitants, le 13 mars 1977 et s’est fait réélire sans discontinuité jusqu’au 18 mars 2001 (puis il resta conseiller municipal jusqu’en mars 2008 pour garder la présidence de la communauté de communes de Balbigny qu’il avait depuis décembre 1993). L’année suivante, il fut élu député de la Loire en mars 1978 et fut réélu sans discontinuité jusqu’en juin 2012 (où il prit sa retraite).

Être parlementaire à l’âge de 32 ans était un exploit que beaucoup de collègues ont réalisé à l’époque (François Léotard, Charles Millon, François d’Aubert, etc.). Une toute nouvelle génération, des députés UDF giscardiens qui ne manquaient pas d’ambition. Dès le début de sa carrière, Pascal Clément s’est intéressé notamment aux affaires de justice et à l’aménagement du territoire. Ce fut son élection de député qui l’arrêta dans son activité professionnelle auprès d’un employeur privé afin de se consacrer pleinement à ses mandats.

On imagine bien que cette nouvelle génération de députés proches du pouvoir envisageait sereinement de gouverner en 1981. D’ailleurs, Pascal Clément le raconta plus tard, cette rencontre à l’Élysée juste après sa première élection : « J’étais devenu grand, je veux dire, député. Nous étions quelques nouveaux venus, Giscard nous avait invités, il était à trois ans de la fin de son mandat. Il nous a dit : "Je ne vous nomme pas ministres, pas tout de suite, je ne veux pas vous gâcher, mais plus tard…". Il nous donna rendez-vous à son prochain septennat. » ("Libération" du 21 juillet 2005).

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Mais l’échec de VGE a changé la donne : les voici dans l’opposition, parfois très dure, à un gouvernement socialo-communiste qui a ruiné ce qui restait de l’économie nationale (on paie encore, quarante ans plus tard, les pots cassés, avec un déficit abyssal qui a réellement commencé à cette époque, hors contexte de crise extérieure). Pascal Clément fit partie de la "bande à Léo", "à" François Léotard, avec Gérard Longuet, Alain Madelin, Philippe de Villiers, François d’Aubert, etc., des jeunes députés PR pleins de combativité contre la majorité de gauche. Pascal Clément organisait beaucoup de réunions-débats les soirs dans des brasseries.

En mars 1982, Pascal Clément s’est fait élire également conseiller général de la Loire, réélu jusqu’en mars 2008 où il fut battu sur son canton. De mars 1982 à mars 1994, il fut vice-président du conseil général d’un président "historique", dans la Loire, Lucien Neuwirth (lui-même ayant succédé en mars 1979 à un autre "historique", Antoine Pinay depuis 1949 !), puis, après lui avoir ravi le pouvoir, le voici le patron du département, président du conseil général de la Loire de mars 1994 à mars 2008 (battu). Toutes les étapes d’un notable local aguerri. Une ambition réelle, bien que discrète, et n’hésitant pas à parler franchement, avec des mots qui pouvaient fâcher et des gestes à la Louis de Funès ! Un joueur, un joueur de jeu de rôle. Un félin, comme le nom de son village.

Pascal Clément fut élu vice-président de l’Assemblée Nationale du 3 avril 1989 au 1er avril 1994, juste avant d’entrer (enfin) au gouvernement. Édouard Balladur l’a désigné comme Ministre délégué auprès de lui, aux Relations avec l’Assemblée Nationale du 30 mars 1993 au 11 mai 1995. Il faut se rappeler qu’en 1993, la majorité UDF-RPR était pléthorique ce qui a conduit le Premier Ministre à avoir deux ministres pour choyer sa majorité parlementaire (ce qui était inédit), un pour l’Assemblée Nationale (Pascal Clément) et un autre pour le Sénat (Roger Romani).

Comme beaucoup de ses collègues ministres, Pascal Clément a soutenu la candidature d’Édouard Balladur à l’élection présidentielle de 1995. Il ne fut pas reconduit dans le gouvernement d’Alain Juppé et après une nouvelle cure d’opposition (gouvernement de Lionel Jospin), Pascal Clément fut élu président de la commission des lois de l’Assemblée Nationale du 27 juin 2002 au 4 juin 2005. Un poste stratégique dans la majorité.

Depuis qu’il a été félicité par le Président Jacques Chirac à propos de l’un de ses nombreux rapports (sur la récidive), il attendait avec impatience la consécration qu’il a finalement obtenue avec sa nomination dans le gouvernement de Dominique de Villepin. Pascal Clément a enfin été nommé Ministre de la Justice du 2 juin 2005 au 11 mai 2007. Le rêve de sa vie !

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Souvent le "couple" Ministre de la Justice et Ministre de l’Intérieur font mauvais ménage. Il y a de nombreux exemples : Robert Badinter et Gaston Defferre entre 1981 et 1984, Pierre Méhaignerie et Charles Pasqua entre 1993et 1995, etc. C’est souvent le "gentil" à la Justice (la prévention) et le "méchant" à l’Intérieur (la matraque). L’associé de Pascal Clément à la Justice n’était autre que très médiatique Nicolas Sarkozy à l’Intérieur, déjà tout-puissant président de l’UMP et futur Président de la République (qui ne l’a pas reconduit dans son ministère). Il n’y avait pas photo sur l’ascendant de l’un sur l’autre.

Néanmoins, Pascal Clément a tenté de montrer aussi ses muscles en marquant son territoire (comme un chat), avec une politique qui se voulait ferme : port du bracelet électronique, placement sous surveillance électronique par sa loi n°2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales (article 132-16-7 du code pénal), etc. J’avais aussi contesté sa volonté de coopérer avec la justice chinoise, car j’estimais dangereux d’avoir un traité d’extradition avec un pays qui continuait encore à condamner à mort.

Et ce fut pourtant avec la peine de mort qu’il a fait sa réalisation la plus marquante et la plus honorable dans ce ministère. Retour à un quart de siècle auparavant. En automne 1981, Pascal Clément s’est opposé au projet de Robert Badinter d’abolition de la peine de mort. Il trouvait alors des raisons de ne pas voter l’abolition, l’absence de refonte des peines, par exemple. Paradoxalement, ce fut lui, l’anti-abolitionniste, vingt-cinq ans plus tard, qui a inscrit l’abolition de la peine de mort dans la Constitution (nouvel article 66-1 de la Constitution), à la fois pour geler tout risque de retour en arrière (l’irréversibilité était déjà actée avec la loi du 31 décembre 1985, dernière loi défendue par Robert Badinter comme ministre), mais aussi pour pouvoir ratifier le Protocole n°13 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ainsi qu’un autre protocole des Nations Unies adopté à New York le 15 décembre 1989 (décision du 13 octobre 2005 du Conseil Constitutionnel). Explication très franche de l’intéressé en été 2005 : « Dans ma circonscription, les gens étaient debout pour réclamer son maintien, je pensais que c’était au peuple français, par les jurés populaires, de décider ou non de la peine capitale, et je n’y étais pas poussé par ma conscience. ».

Lors de l’examen de la révision constitutionnelle au Sénat, à la séance du 7 février 2007 présidée par Christian Poncelet, inversion des rôles : c’était Pascal Clément qui était aux commandes, au gouvernement, tandis que Robert Badinter était sénateur des Hauts-de-Seine, et on lui a concédé le rôle de rapporteur de la réforme. Pascal Clément a commencé son discours ainsi : « La peine de mort ne laisse personne indifférent (…). Aujourd’hui, je voudrais vous demander de l’exclure clairement, et définitivement, du champ des discussions et des propositions politiques. Nous devons montrer que la peine de mort n’a de place que dans les livres d’histoire et marquer cette volonté en l’inscrivant au cœur de notre pacte fondamental, dans le texte même de notre Constitution. ».

Et il n’hésita pas à faire amende honorable : « Votre rapporteur, M. Badinter, le sait bien : je fus moi-même un opposant à l’abolition et, accessoirement, l’un de ses adversaires. En effet, voilà vingt-six ans, je pensais naïvement que la peine de mort détruisait des vies pour en sauver d’autres. Je croyais que la mort était un supplice terrible, mais qu’elle était légitimée par l’horreur du crime commis par le coupable. Or, j’avais oublié que la peine de mort est non pas un acte de justice, mais une pratique barbare. Il est des moments où chaque homme est seul avec son intime conviction, avec ses principes. (…) On juge une société à ses membres, mais aussi à ses règles. ». Il confia dans son discours : « Comme tant d’autres Français, j’ai évolué sur cette question. Une majorité d’entre eux est désormais favorable à l’abolition de la peine de mort, mais cette majorité est précaire. J’en fais maintenant partie, mais je sais que nous ne sommes pas encore tous sur cette ligne. ». [À noter que ce n’est pas l’évolution "des Français", mais celle de la population française qui a fait ce changement, les générations anciennes disparaissent et devaient être plus favorables à la peine de mort que les plus jeunes].

Il a repris bien sûr quelques arguments déjà connus : « Le juge, dans sa difficile mission de dire le droit et le juste, peut se tromper. L’erreur judiciaire est un scandale et la peine de mort ne se contente pas d’en aggraver les effets : elle transforme fondamentalement la condamnation en crime de la société, que la France soit en paix ou en guerre. Aujourd’hui, j’imagine avec effroi un procureur placé sous mon autorité requérir la peine de mort contre un criminel, quelle que soit l’horreur de son crime. J’imagine le poids de ma responsabilité, en tant que garde des sceaux, en lisant ces quelques mots elliptiques et hypocrites dans le texte d’un décret du Président de la République : "Décide de laisser la justice suivre son cours". Le terme de la justice ne peut être l’exécution capitale ; ce serait abandonner toute foi dans la dignité humaine. C’est pourquoi la peine la plus grave encourue par l’auteur d’une infraction doit être la réclusion criminelle à perpétuité. La prison à vie, même si elle est réduite à une peine de sûreté, est une épreuve terrible pour les condamnés et suffit largement à faire craindre la justice aux criminels. ».

Dans sa présentation, le rapporteur Robert Badinter était visiblement ému : « Cette révision constitutionnelle apparaît comme l’aboutissement solennel du long combat qui a été mené pendant deux siècles en France par tant de hautes consciences, de Voltaire à Hugo et à Camus, de Condorcet à Jaurès, Clemenceau et Blum, et dont la victoire fut acquise ici même, voilà un peu plus de vingt-cinq ans, le 30 septembre 1981, à midi cinquante exactement, j’ai regardé la pendule ! quand le Sénat a adopté le texte, déjà voté par l’Assemblée Nationale, abolissant la peine de mort en France. (…) Je veux rappeler le nom (…) de tous ceux qui menèrent le bon combat et dont certains ne sont plus là aujourd’hui : Charles Lederman, pour le parti communiste ; Félix Ciccolini, pour le parti socialiste, aux côtés du toujours présent, toujours ardent et toujours juvénile Michel Dreyfus-Schmidt ; Jean-Marie Girault ; Marcel Rudloff, pour le groupe centriste, et Maurice Schumann, qui a joué un rôle très important. (…) Je tiens à rappeler ici, en cet instant solennel, la mémoire du Président Mitterrand. C’est à son courage et à sa volonté politique que nous devons, nous Français, l’abolition de la peine de mort, voilà vingt-cinq ans. Je tenais à lui rendre ce filial hommage au moment où, grâce à son successeur, le Président Chirac, qui fut toujours abolitionniste, le Parlement va faire de l’abolition un principe constitutionnel. ».

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Après l’élection de Nicolas Sarkozy à la Présidence de la République, Pascal Clément laissa son ministère à Rachida Dati, le 18 mai 2007. Pendant encore une législature, Pascal Clément continua à hanter les couloirs du Palais-Bourbon. Toutefois, son échec aux cantonales de mars 2008 a été durement ressenti par celui qui était le président sortant du conseil général. De même, le redécoupage électoral a purement et simplement supprimé sa circonscription dans la Loire, ce qui l’encouragea à prendre une retraite bien méritée (trente-cinq années de vie élective).

Dans "Le Progrès" du 5 juin 2012, Pascal Clément est revenu sur son échec aux cantonales : « Je n’ai pas vu le coup venir. Avec plus de 45% des voix au premier tour, alors que mon adversaire de gauche en avait 33,5% et le Front national un peu plus de 11%, je ne pensais pas être battu au 2e tour. (…) La peine a été réelle mais la digestion rapide, car j’ai vite fait autre chose. ». Son retrait de la présidence du conseil général après quatorze ans de règne l’a sans doute rendu amer : « Des personnes ont l’air plus heureuses sans moi apparemment. Peut-être suis-je encombrant ? Je ne comprends pas cette réaction qui me peine. J’ai peut-être un caractère un peu direct. (…) Je suis tout le contraire d’un homme autoritaire. ».

Le dernier seigneur de la Loire a tiré sa révérence.
Condoléances aux proches.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (21 juin 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
"Sceaux métier", portrait de Judith Perrignon publié dans "Libération" le 21 juillet 2005.
La honteuse coopération judiciaire avec la Chine (20 mars 2007).
Pascal Clément.
Lucien Neuwirth.
Pierre Bas.
Frédéric Péchenard.
Édouard Philippe.
Alain Carignon.
Jérôme Monod.
Nicolas Dupont-Aignan.
Luc Ferry.
Albin Chalandon.
Claude Malhuret.
Claude Goasguen.
Philippe Séguin.
Jacques Toubon.
Pierre-Christian Taittinger.
Jacques Chirac.
Christian Poncelet.
Patrick Devedjian.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200621-pascal-clement.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/pascal-clement-un-ambitieux-gentil-225343

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18 juin 2020 4 18 /06 /juin /2020 03:40

« Rien ne saurait détruire la volonté de la Grande-Bretagne de combattre jusqu’au bout et pendant des années s’il le faut (…). Hitler sait qu’il doit briser notre résistance ou bien mourir. Si nous gagnons la guerre, le soleil de la liberté brillera sur le monde entier. Si nous la perdons, le monde entier, y compris les États-Unis, sera plongé dans les ténèbres d’un nouveau Moyen Âge. » (Churchill à la Chambre des Communes, le 18 juin 1940).



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La France célèbre le 80e anniversaire du fameux appel du 18 juin 1940, le premier des discours quotidiens diffusés à Londres par la BBC et prononcés par le général à titre temporaire Charles De Gaulle, ancien sous-ministre. Les "officiels" qui commémoreront ne sont évidemment pas de même stature que De Gaulle, mais ceux qui pourraient les critiquer de vouloir les "récupérer" seraient probablement les premiers à les condamner s’ils ne commémoraient pas cette date marquante de l’Histoire de France.

Les mois de mai et de juin 1940 furent une période très noire de l’Histoire de France, à plusieurs titres et notamment celui de l’existence même de la France. La guerre éclair des Allemands qui foncèrent sur Paris a été le pire cauchemar de générations d’officiers depuis plus d’un siècle. Hitler à la Tour Eiffel, le symbole qui a tué ce qui restait de la fibre patriotique des citoyens français.

Convaincu par De Gaulle, le Président du Conseil Paul Reynaud l’a intégré dans son gouvernement au cours d’un énième remaniement le 6 juin 1940 : le voici bombardé Sous-Secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale, dépendant directement de Paul Reynaud qui a pris aussi le Ministère de la Guerre et de la Défense nationale avec la Présidence du Conseil. Inutile de dire que cela ne faisait pas que des heureux, notamment le chef d’état-major des armées qui se retrouvait sous les ordres d’un obscur colonel légèrement promu.

Il est intéressant à lire l’histoire de France au jour le jour durant cette période très dense de l’effondrement de l’État français. Je conseille par exemple de lire l’excellente histoire politique de Pierre Milza et Serge Berstein ("Histoire de la France au XXe siècle" en cinq tomes, aux éditions Complexe).

La défaite immédiate de la Bataille de France était incontournable, mais fallait-il pour autant s’avouer vaincus ? De Gaulle, depuis la contre-offensive de Montcornet, a résolument pris parti pour continuer le combat jusqu’à la victoire finale. Un comportement à la fois patriotique et militaire qui avait un modèle politique, Clemenceau qui disait en quelque sorte : quelle est ma politique intérieure ? la guerre ! quelle est ma politique économique ? la guerre ! quelle est ma politique étrangère ? la guerre !

Paul Reynaud aussi était pour continuer la guerre, et il y avait un argument massue pour le faire, car il restait tout l’Empire français, l’Afrique du Nord notamment, qui pouvait servir de base arrière, malgré la défaite de la métropole. Et l’autre argument, c’était que la Grande-Bretagne n’était pas près non plus d’arrêter la guerre, avec Churchill aussi tenace que Clemenceau. Sans compter cette intuition de De Gaulle que la guerre était mondiale et que les États-Unis viendraient nous aider.

Paul Reynaud était au pouvoir mais n’avait pas les épaules assez larges. Il était dépassé par les événements. De Gaulle, comme ministre, a fait plusieurs allers-retours entre Bordeaux (où s’était replié le gouvernement, comme en 1870) et Londres et a "apprivoisé" Churchill. Ils travaillaient sur une hypothèse folle, une idée de Jean Monnet : la fusion des deux nations, la Britannique et la Française, ce qui aurait eu pour effet que la France n’aurait pas perdu la guerre. Quand Paul Reynaud, épuisé, a donné sa démission, avec l’arrivée des Allemands à Paris, le sens de l’Histoire aurait pu changer.

Je peine à affirmer que la cause principale fut le manque de discernement du Président de la République Albert Lebrun, le pire des chefs d’État que la France ait connus, je peine car il est lorrain et qu’il représentait très mal la Lorraine, le Président de février 1934, de juin 1936 et de juin 1940. Albert Lebrun a cru (à tort) qu’il y avait, au sein du conseil des ministres, une faible majorité en faveur de l’arrêt des combats. Il nomma alors son représentant, le vieux maréchal Pétain à la Présidence du Conseil. Ce dernier était déjà Vice-Président du Conseil et Albert Lebrun a sans doute cru que ses actes de gloire en 1916 lui permettraient de trouver une solution pour la France.

Le 16 juin 1940, De Gaulle, qui était à Londres, retourna à Bordeaux mais n’était plus membre du gouvernement. Il a cherché pendant une journée des hauts gradés, des politiques chevronnés pour représenter auprès de Churchill le camp de ceux qui voulaient poursuivre la guerre contre les Allemands. À son grand regret, il ne trouva que lui-même : général à peine titulaire et sous-ministre. Face à Churchill, quel piètre poids politique et militaire pour négocier l’existence de la nation française !

Ce fut à ce moment que De Gaulle a fixé son opinion sur la classe politique, sur les partis politiques. Pas un n’a eu le courage de venir représenter la France à Londres. En fait, encouragé par le gouvernement britannique, Georges Mandel, Ministre de l’Intérieur, aurait probablement dû faire un appel du même genre que celui du 18 juin, mais il a voulu sauver sa famille comme d’autres responsables politiques, en embarquant dans le "Massilia" (ce qui fut une pitoyable odyssée ; cette erreur coûta la vie à Mandel).

Délices et poisons des combinaisons politiciennes. On peut ainsi rapidement comprendre toute la doctrine institutionnelle que De Gaulle développa après la guerre (notamment lors de son historique discours de Bayeux) : il ne faut pas laisser la nation français être l’otage de la classe politique, il lui faut donc un chef qui soit directement issu du peuple, en court-circuitant les partis politiques. Je n’insiste pas ici sur ce point qui a pour sujet l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, car ce serait trop long, mais il a perdu en partie son pari, puisque, dans une troublante adaptation à ce nouvel environnement, les partis politiques ont préempté les élections présidentielles à partir de 1981.

Faute de titre, d’expérience, de fonction, de popularité, De Gaulle est parvenu à s’imposer à Churchill par sa personnalité très forte, volontaire, déterminée, audacieuse. Ne voyant pas comment convaincre d’autres politiques de le suivre, il a rejoint Londres le 17 juin 1940. Churchill était soulagé de savoir qu’en France, on voulait encore combattre, car les Britanniques seuls n’étaient peut-être pas suffisants pour gagner la guerre. Le 18 juin 1940, De Gaulle s’est ainsi autoproclamé chef de la France libre, et Président du Comité national français, qui, au fil des années, est devenu le Gouvernement provisoire de la République française. Son appel radiophonique n’était pas une évidence. Pendant toute la journée, le gouvernement britannique s’est réuni pour discuter du texte lu à la BBC. Churchill incita ses ministres à accepter cet appel, légèrement édulcoré pour ne pas affaiblir le nouveau gouvernement français dans ses négociations pour l’armistice.

Comment ne pas ressentir de l’émotion lorsqu’on va à Londres et qu’on trouve devant le 4 Carlton Gardens ce petit panneau qui rappelle où se trouvait le bureau que le gouvernement britannique avait concédé à De Gaulle ?

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Malgré cette haine de la classe politique, De Gaulle a eu une vision très pertinente de l’avenir d’après-guerre. C’était pour cette raison qu’il a confié à Jean Moulin la délicate mission non seulement d’unifier toutes les Résistances, mais aussi d’avoir des représentants de tous les partis si honnis de la Troisième République, afin d’y trouver un consensus politique dont le seul but était la Victoire. D’où cette danse du ventre pour faire venir à ses côtés des personnalités comme Henri Queuille (radical) ou Joseph Laniel (républicain indépendant), entre autres, qui n’étaient pas (c’est un euphémisme) parmi les gaullistes de la première heure. C’était la raison du CNR. Un moyen plus qu’un but.

J’ai eu la chance de connaître d’authentiques résistants. Quand je dis "authentiques", c’est que ce n’était pas leur carte d’identité d’après-guerre. Une chance car le temps passe, les générations, et heureusement, j’ai pu discuter avec certains d’entre eux, leur poser des questions simples, essayer de comprendre le contexte. Comme cette valeureuse dame, étudiante de 18 ans à l’époque et qui n’a pas hésité à s’engager, parfois avec l’imprudence folle de la jeunesse.

Alors, évidemment, c’est une question qui m’a souvent taraudé l’esprit : si j’avais eu 20 ans en 1940, sans enfant, sans conjoint, bref, sans engagement de famille, libre et indépendant, avec tous mes moyens intellectuels et physiques, qu’aurais-je fait ? Me serais-je engagé dans la Résistance ?

Franchement, je n’en sais rien. Mais j’ai réussi à avoir un semblant de réponse quand même. D’abord, il me semble acquis que je n’aurais pas été collaborateur. Mon origine lorraine (oui !), la Lorraine restée française, m’aurait empêché de trahir l’esprit français pour des intérêts allemands en pleine guerre. Ce n’aurait peut-être pas été le patriotisme comme principal moteur, mais plus certainement le rejet de l’idéologie nazie particulièrement simpliste et puante. Mais détester les nazis n’aurait pas forcément fait de moi un résistant. Après tout, se terrer et attendre que cela se passe pouvait être une autre ligne de conduite.

Aider des familles juives ? Là encore, je ne sais pas si je serais allé au-devant d’elles pour leur proposer mon aide, mais si on avait frappé à ma porte, dans un tel contexte, je doute que je n’aurais pas répondu favorablement pour les cacher dans une cave ou un garage, même si cela pouvait être très risqué, je n’aurais probablement pas mesuré le risque alors que la décision aurait été prise sur un coup de tête, et un regard et l’émotion auraient suffi à me convaincre.

Alors, résistant ? Je crois que la réponse serait dans mes fréquentations. Je pense que je n’aurais pas eu le cran d’être comme cette dame citée plus haut, car s’engager à partir de rien et de personne, je ne penserais pas pouvoir le faire. En revanche, si j’avais eu un ou des amis engagés dans la Résistance, nul doute que je les aurais suivis, ravi de trouver une voie de grâce et de salut à ma conscience. Il y aurait eu des risques mais j’aurais été alors insouciant, ou inconscient, comme peuvent l’être les jeunes, comme ils peuvent l’être lorsqu’ils roulent en pleine nuit à vive allure sur une autoroute en plein brouillard pendant cinq cents kilomètres, misant sur le fait qu’aucune voiture n’aurait le cran de se trouver sur la deuxième voie. Aucune à part la leur, bien sûr…

Mais ce ne sont que des suppositions, et heureusement, je n’aurais jamais à y répondre sérieusement, jamais à trancher la question, car nous ne sommes plus en guerre (et qu’on ne me dise pas que l’Europe est une armée d’occupation, ce serait une insulte à tous ceux qui ont vécu péniblement cette période), et puis, de toute façon, je n’ai plus 20 ans…

Restons-en aux suppositions. L’ancien ministre Philippe Mestre avait imaginé un roman très intéressant sorti en 2012 aux éd. France-Empire : "Un acte manqué : si Pétain avait rallié Alger en 1942". C’est de l’uchronie, évidemment, donc, un peu stérile.

J’aurais une autre supposition qui pourrait apparaître intéressante aussi à imaginer : et si Albert Lebrun, plus conscient de l’état des rapports de force, avait nommé De Gaulle comme Président du Conseil le 17 juin 1940 ? L’hypothèse est foireuse dans le sens où il aurait fallu au Président Lebrun une audace qu’il n’a jamais connue, néanmoins, cela aurait été intéressant. Ce qu’on pourrait imaginer, dans une telle hypothèse, c’est qu’il aurait été un chef de guerre impressionnant.

En fait, ce n’est pas une supposition, c’est la réalité. De Gaulle a été un chef de guerre incontestable dès le 17 juin 1940. Il a eu ce que beaucoup n’ont pas eu, une vision claire de l’avenir, l’intuition que les Français n’étaient pas seuls sur terre et qu’il y aurait une revanche, et pour cela, il fallait faire partie des combattants pour être du côté des vainqueurs.

Chez De Gaulle, il y a eu aussi beaucoup d’habileté politique, ou plutôt, de la dextérité politique. En effet, il avait compris que sa légitimité ne pourrait tenir que si aucune autre personne voulant continuer à combattre ne se présentait aux Français. Ainsi, dans ses "Mémoires de guerre", De Gaulle a expliqué pourquoi il a été très prudent sur le jugement qu’il portait au gouvernement de Pétain (cette prudence était également demandée par le gouvernement britannique) : « Tout en faisant mes premiers pas dans cette carrière sans précédent, j’avais le devoir de vérifier qu’aucune autorité plus qualifiée que la mienne ne voudrait s’offrir à remettre la France et l’Empire dans la lutte. Tant que l’armistice ne serait pas en vigueur, on pouvait imaginer, quoique contre toute vraisemblance, que le gouvernement de Bordeaux choisirait finalement la guerre. N’y eût-il que la plus faible chance, il fallait la ménager. ».

Dans son appel du 18 juin 1940, qui n’a pas été enregistré par la BBC (ce qui a provoqué sa colère le lendemain, selon son fils presque centenaire), De Gaulle a fait part à la fois de ses compétences techniques, de son anticipation politique et de son génie en communication : « Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui. Mais le dernier mot est-il dit ? (…) Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n’est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. Car la France n’est pas seule ! (…) Elle a un vaste Empire derrière elle. (…) Elle peut, comme l’Angleterre, utiliser sans limites l’immense industrie des États-Unis. (…) Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a dans l’univers tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là. ».

La pertinence d’une telle vision et l’audace de l’exprimer publiquement sont dignes d’un grand homme d’État, indiscutablement. L’objet de cet appel et des suivants, chaque jour, à la BBC, c’était de créer une armée française, les FFL (les Forces françaises libres), d’inciter tous les Français à venir le rejoindre.

Il faut ainsi relire "Alias Caracalla", l’autobiographie de Daniel Cordier, futur secrétaire de Jean Moulin, qui a rejoint Londres alors qu’il n’avait pas encore 20 ans (il allait les avoir le 10 août). Il raconte l’air déjà martial de De Gaulle, planant dans les hauteurs, très impressionnant par sa distance et ne remerciant même pas les jeunes recrues d’être venues le rejoindre (dans son esprit, c’était le minimum quand on était patriote) : « Son corps se découpe en ombre chinoise sur le fond lumineux. Il est mince et démesuré. (…) Il s’avance lentement vers nous (…), puis s’immobilise dans l’alignement des sections et salue. (…) Sous ses leggings, ses jambes trop longues semblent bien fragiles pour supporter un corps aussi massif : il me fait penser à un héron. ».

Et lorsqu’il s’est adressé pour la première fois à ces gaullistes de la première heure, à ces futurs compagnons de la Libération, ce 6 juillet 1940 à l’Olympia Hall, on pouvait sentir déjà l’homme d’État, transcendant la nation : « Je ne vous féliciterai pas d’être venus : vous avez fait votre devoir. Quand la France agonise, ses enfants se doivent de la sauver. C’est-à-dire poursuivre la guerre avec nos Alliés. Pour honorer la signature de la France, nous nous battrons à leurs côtés jusqu’à la victoire. Notre armée sera française, commandée par des chefs français. Vous voyagerez beaucoup, car il faut que, dans toutes les batailles, le drapeau de la France soit au premier rang. Ce sera long, ce sera dur, mais à la fin, nous vaincrons. N’oubliez jamais l’exemple des Français qui, dans notre histoire, ont sacrifié leur vie pour la patrie. Vous devez être dignes de leur sacrifice. Dans les moments de découragement, rappelez-vous qu’ "il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer". ».

Daniel Cordier l’a décrit ainsi après ce petit discours : « Il entre dans le champ de mon regard. Passant devant moi, sévère, hautain, immense, il me scrute d’un regard de prophète, puis continue son inspection. (…) La porte se referme ; le mur blanc disparaît : c’est fini. Sa visite a duré quelques minutes à peine. (…) Je demeure sur place, abasourdi. Désormais, mon chef est cet homme froid, distant, impénétrable, plutôt antipathique. ».

Si on effectue maintenant un voyage dans le temps et qu’on se retrouve en juin 2020, en France, on s’étonnera que ceux qui en appellent à l’esprit de résistance sont loin d’être dans cet esprit et anticipation. Souvent, d’ailleurs, ils en sont à amalgamer les choses, profitant d’une confusion mentale qu’encouragent peut-être quelques lacunes pédagogiques en histoire. Parfois complotistes, souvent arrogants, ils sont très éloignés de l’amour de la France car dans toutes leurs éructations, ils la dénigrent, la violentent, la condamnent, et rêvent de son impuissance et de sa faiblesse, au profit de puissances étrangères.

Or, le seul moyen de préserver l’existence de la France, sa capacité à se faire entendre, son influence autant culturelle que politique et économique, dans la paix, c’est de se retrouver à la même échelle que les nouveaux États-continents que sont les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie. Seule, l’Europe, qui a su enfin se régénérer et en finir avec toutes ses haines intestines du passé, fidèle à sa devise "Unis dans la diversité", est le passage obligé de la préservation de la nation française et surtout, de sa souveraineté. Il est là, l’esprit de résistance, celui d’aimer son pays, même avec ses défauts et les défauts de ses dirigeants, ne jamais le critiquer face aux étrangers, et trouver le meilleur moyen pour que la nation française compte encore dans le monde globalisé…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (14 juin 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Le patriotisme.
L’année De Gaulle : le général Macron à Montcornet.
Brexit Day : J – 3 …et De Gaulle dans tout ça ?
Alain Peyrefitte, De Gaulle et les communistes.
La Libération de Paris.
Discours du Général De Gaulle le 25 août 1944 à l’Hôtel de Ville de Paris (texte intégral).
Débarquement en Normandie.
Hubert Germain.
Daniel Cordier.
Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR).
De Gaulle, kamikaze référendaire au nom de la démocratie.
Les élections législatives de mars 1967.
Le retour au pouvoir en mai 1958.
La proportionnelle éloigne les élus du peuple.
Montesquieu, Alain Juppé et l’esprit des institutions.
Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
Les risques d’un référendum couplé aux européennes.
De Gaulle : soixante ans de Constitution gaullienne.
Institutions : attention aux mirages, aux chimères et aux sirènes !
Ne cassons pas nos institutions !
Non à la représentation proportionnelle aux élections législatives !
Vive la Cinquième République !
L’amiral François Flohic.
Jean Moulin.
Le maréchal Philippe Leclerc.
De Gaulle et le Québec libre.
Philippe De Gaulle.
L’ambition en politique.
De Gaulle réélu.
Halte à la récupération de De Gaulle !
La première élection présidentielle française.
Faut-il supprimer l’élection présidentielle ?
Le quinquennat.
La Ve République.
De Gaulle face à l’Histoire.
L’appel du 18 juin.
De Gaulle Président.
Les valeurs du gaullisme.
L’héritage du gaullisme.
Péguy.
Le Comité Rueff.

_yartiDeGaulle2020B03


http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200618-de-gaulle.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/18-juin-1940-de-gaulle-et-l-esprit-225138

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